samedi 25 octobre 2008

Vient de paraître "Enseigner la littérature de jeunesse"


Cet ouvrage reprend un certain nombre d'articles publiés dans Le Français aujourd'hui. C'est une belle mise en perspective même si on peut regretter l'absence de certains articles qui auraient mérité qu'on les conserve. Quoiqu'il en soit, on pourra y apercevoir les éléments d'une histoire dont on aurait tout intérêt à se servir pour mieux penser le présent de la littérature de jeunesse... Je souligne mes propres contributions.

SOMMAIRE

Introduction des quatre coordinateurs de l’ouvrage

Partie 1 : Approches et discours contemporains

1.     1976 : Où en est la littérature enfantine ?, par Paul Lidsky.

2.     1982 : Vingt-cinq ans de manifeste pour le livre de jeunesse, par Jean Perrot.

3.     1998 : Des  propositions pour l’école, en plein dans le mythe, par Serge Martin.

4.     2004 : Des corpus figés aux corpus éclatés, vers une réconciliation sociale ?, par Max Butlen.

Partie 2 : Débats et propositions didactiques

5.     Le point de vue dans les albums en maternelle, par Marie-Claire Martin & Serge Martin.

6.     Les premiers réseaux de textes à l’école, par Jacques David, Annie Perrot & Serge Martin.

7.     Lire la littérature et débattre à l’école, par Danièle Dubois-Marcoin.

8.     Lire et écrire des textes documentaires au collège, par Michel Le Bouffant.

9.     Lire une même oeuvre de la maternelle au lycée, par Jean-Pierre Drouar, Blandine Frémondière & Chantal Riou.

Partie 3 : Des auteurs et des œuvres

10.  Deux classiques : R. Dahl et J. Korczak, par Paul Lidsky.

11.  Max et les Maximonstres de Maurice Sendak, par Isabelle Nières.

12.  L’Ile au trésor aujourd’hui, par Bernadette Gromer.

13.  Tomi Ungerer et les plaisirs de la fable, par Serge Martin.

14.  Claude Ponti, de la répétition au rythme, par Serge Martin.

15.  Mario Ramos, humour, pastiche et tendresse, par Éric Barjolle & Mathilde Barjolle.

Partie 4 : Questions littéraires

16.  L’adaptation : lisibilité ou stratégie d’exclusion ?, par Isabelle Nières.

17.  Que faire des stéréotypes à l’école ?, par Max Butlen

18.  L’album : nouveau genre littéraire ?, par Jean Perrot.

19.  Y a-t-il une poésie pour la jeunesse ?, par Serge Martin.

20.  Quelle place pour l’autobiographie à l’école ?, par Marie-France Bishop & Pascale Labas.

21.  Les dictionnaires : diversité ou uniformisation ?, par Alise Lehmann.

22.  Qu’apprend la presse éducative ?, par Pierre Bruno.

Bibliographie des articles du Français aujourd’hui

Bibliographie des ouvrages de littérature de jeunesse


Un nouveau livre à lire...



Henri Meschonnic vient de publier un gros volume de plus de 500 pages qui "synthétise" ses thèses sur le langage. On se donne le temps de la lecture et on y revient à coup sûr... car c'est nécessaire contre tous ceux qui se cachent "dans le bois de la langue" et qui "couvrent la carence théorique"  (p. 5). C'est chez Laurence Teper qui continue à enrichir un catalogue qu'on aime beaucoup. En librairie à 29 euros...

vendredi 24 octobre 2008

Le grain de beauté



C’est tout l’un ou tout l’autre, comme disent les gens raisonnables. Oui, il est tout ce qu’on voit ou alors ce qu’on ne voit plus tellement il est toi. Non, tellement je te vois sans te voir et lui avec. Oui, la beauté tient à un grain. Non, à ce grain qui met le regard dans ta beauté. Oui, ta beauté qui ne tient pas à ce grain mais que ce grain tient. Non, que ce grain ouvre à tout ce qui ne se voit parce qu’il est si voyant. Non, parce que je ne le vois plus autrement que comme le signe de ta beauté. Oui, il est le signe que je ne remplace jamais par ta beauté mais que ta beauté m’envoie pour que je mette tout mon regard dans la bouche de ta beauté. Non, dans ton grain de beauté qui est la bouche de mon regard. Oui, la bouche de mes yeux qui oublient toujours qu’ils te parlent de ta beauté. Non, qu’ils répondent ta beauté en oubliant qu’ils te voient dès que ton grain les avale comme la bouche avide de ta beauté. C’est, oui, ta beauté qui met tout ton grain dans l’aveuglement de mes yeux pour qu’ils vident ton grain. Non, pour qu’ils remplissent ta beauté dans le grain qui fait de mon regard une bouche pleine de ta beauté. Oui, ton grain de beauté oublie que mon regard fait le plein de son oubli pendant que ta bouche aveugle mes yeux. Non, ouvre mes yeux à ton grain pour que ma bouche boive ta beauté sans rien voir d’autre. Oui, sans rien voir, mes yeux redoublent ton grain de beauté. Non, tu m’aveugles de beauté avec ton grain que je ne vois plus dès que je le vois comme toute ta beauté.

mercredi 22 octobre 2008

Réécriture et traduction


Séminaire

 

Réécriture

22 octobre 2008

18 h 00 – 19 h 30

Serge MARTIN

(Université de Caen – Equipe du LASLAR) 

Les traductions de la Bible de Henri Meschonnic

Traductions de l’hébreu ? Réécritures poétiques ?

Quelques remarques en marge des manuscrits des Cinq Rouleaux


Pour rappel, je donne ci-dessous le texte d'un travail réalisé et publié 

« La traduction comme poème-relation avec Henri Meschonnic » 

dans B. Bonhomme et M. Symington (éds.), Le Rêve et la ruse dans la traduction de poésie, Paris : Honoré Champion, 2008, p. 131-143.


Miraculeuse connaissance trop pour moi

Sublime je n’y arriverai pas

m’en aller de ton souffle

Et où de ton visage m’enfuir

Gloires, 139, 6-7

 

Non plus un transport, mais un rapport, à tenir comme tel, d’une main forte. Contre les réductions au sens, au signe, à la langue, auxquelles nous pousse la pression de la théorie traditionnelle, avec son instrumentalisme, son behaviourisme, bref sa politique du signe – que seule la poétique dénonce comme telle.

Jona et le signifiant errant, p. 38.

 

Si Claudel parvient dans ses paraphrases à des « bouchées de l’original », c’est qu’il « répond le non-traduire par la poésie » : ainsi Henri Meschonnic pose-t-il que l’écriture fait le traduire comme aventure d’un sujet dans et par la relation rythmique, comme recherche d’une oralité toujours à fleur d’historicité. C’est dire comme l’aventure de Gloires, traduction des psaumes (Desclée de Brouwer, 2001) est celle d’une recherche de « l’intériorité réciproque du divin et de l’humain » par le poème, par le travail du poème, par l’activité du sujet du poème : « débondieuser » et dépoétiser en même temps pour « taamiser », c’est-à-dire pour faire venir le récitatif d’une relation langagière pleine de divin contre tout le poids du religieux, du sens et de toutes les autorités du signe.

 

Gloires : une mise à l’épreuve des bonnes intentions de la traductologie

Quand Jean Delisle, directeur de l’école de traduction et d’interprétation de l’Université d’Ottawa, rend compte de Gloires[1], il semble accueillir à bras ouverts ce « théoricien de la traduction contemporaine le plus cohérent et le plus original » pour in fine réserver l’accueil à faire à cette traduction des psaumes « à des érudits : linguistes, exégètes, théologiens, biblistes, mais aussi traductologues et historiens de la traduction qu’intéressent au premier chef les différents modes du traduire » Et il ajoute :

Curiosité pour intellectuels, alors ? Je doute fort en tout cas que Gloires rejoigne la masse des croyants qui lisent la Bible et tentent d’en comprendre le message. Ce serait sous-estimer la force de la tradition. De toute façon, un poète n’écrit pas pour un public particulier. Il a les coudées franches.

Delisle montre très précisément qu’il n’a pas compris l’enjeu d’une telle traduction et au-delà qu’il en reste à la conception signiste du traduire quand Meschonnic travaille à faire entendre le rythme, le continu. Quelques exemples parmi d’autres.

Commentant ce passage de Meschonnic, « l’Occident ne s’est fondé que sur des traductions et, pour le Nouveau testament, fondement du christianisme, des traductions de traductions de traductions », Delisle parodiant d’ailleurs la force argumentative paratactique de Meschonnic écrit : « Une bonne partie des progrès scientifiques aussi. Ne pas trop dénigrer le travail des traducteurs du passé ». Delisle mêle sans vouloir y faire attention les niveaux de l’analyse puisque Meschonnic sur cette question n’évalue aucune traduction mais rappelle que « la civilisation occidentale, à la différence des civilisations arabo-musulmane, indienne, chinoise et japonaise, qui sont en continuité de langage avec leurs textes fondateurs […] n’a, massivement , qu’un rapport de traduction avec ses textes fondateurs – la philosophie grecque, et la Bible dans son Ancienne Alliance et dans sa Nouvelle Alliance[2] ». Plus grave est la confusion qui met en parallèle les passages d’une langue-culture à l’autre des connaissances scientifiques et les traductions des textes : soit il s’agit de la même chose, à savoir que les connaissances scientifiques circulent dans et par des textes, donc des traductions pour la plupart des acteurs du domaine, soit, Delisle confond impunément l’opération de traduction et celle de transmission en réduisant la première à une transmission et cette dernière[3], du même coup, à un transport plus qu’à un rapport. Transport d’une lisibilité, d’un sens ou de « la vérité du texte » avec ce que Meschonnic appelle « l’alibi du pour tous[4] » qui est le « mépris du sujet du poème en tout lecteur, démagogie, populisme, c’est la vulgarité du véritable élitisme caché dans ces Bibles pour tous, réservant les valeurs "esthétiques" pour l’élite culturel[5] ».

On peut alors en venir au second exemple : associant Chouraqui et Meschonnic dans leur souci étymologique, Delisle interprète l’intention de Meschonnic pour faire entendre l’hébreu comme celle « de nous révéler à quoi ressemble véritablement un poème biblique ainsi transposé (le mot est-il bien choisi ?) en français contemporain. Rétablir la vérité du texte. L’intention est noble. » Par quoi, il montre très précisément qu’il assimile la traduction de Meschonnic à un retour aux sources qui permettrait de comprendre une origine dans sa vérité même. Définition au fond du « sourcier » (versus « cibliste ») auquel Delisle dès le début assimile Meschonnic qui, on le sait, conteste fermement ce dualisme (sourcier-cibliste). Dualisme qui rapporte l’activité du traduire à la langue, la valeur de la traduction au transport du sens, valeur d’ailleurs immédiatement déniée par Delisle qui cite trois versets traduits par Meschonnic en se demandant « que peut bien comprendre un lecteur français qui lit dans Gloires » de tels versets… Et il ajoute avec un humour qu’on aimerait meilleur : « l’expression "c’est de l’hébreux" trouve ici tout son sens… » ! Pour quoi pas du chinois ! mais on comprend bien pourquoi !

Aussi, on en arrive au dernier exemple qui poursuit ce jeu de mots :

On comprend l’utilité de deux cent pages de notes. Encore que ces notes ne paraphrasent pas les passages obscurs, ce qui serait une double honte pour le poète-traducteur. C’est en vain qu’on cherche le sens sous le rythme.

Comprenez : « c’est en vain qu’on cherche le traducteur sous le poète » ! car pour Delisle ce ne peut être le rythme qui fait le sens ! et toute sa note bienveillante se révèle malveillante. Elle ne consiste qu’à dénier toute l’entreprise de traduction pour la ramener à un projet poétique, à une œuvre de poète qui « tente de repousser les limites du traduire », précise-t-il. Mais qu’est-ce que les limites du traduire ? Les limites du sens et donc les limites d’une lecture toute entière mise dans l’herméneutique. Que la lecture soit celle que fait le traducteur du texte original ou celle que fait le lecteur du texte traduit. Or, ce que Meschonnic s’évertue à dire et à faire c’est que ni l’un ni l’autre ne doivent se soumettre à ces « limites » qui ne sont que des représentations de l’activité, du texte et plus généralement du langage, dont les implications sont certes considérables mais dont la critique est d’autant plus nécessaire et forcément intempestive ainsi que Delisle a réussi à le démontrer à son corps défendant… puisqu’il ne peut que se contredire jusque dans cette dernière formulation dont le « aussi » vaut son pesant de surdité – à cette traduction et à la théorie qu’elle implique voire à la théorie du langage, au sens qu’entendait Saussure, c’est-à-dire en fin de compte à une anthropologie historique du langage qu’engage le traduire en premier lieu :

Tout lecteur de poésie reconnaît l’importance du rythme, de la syntaxe et de la prosodie, mais il s’attend aussi à trouver un sens à ce qu’il lit, même si ce sens peut être obscur parfois.

 C’est à ce point qu’on peut conclure sur la lecture de Delisle : cette séparation que la Bible ne connaît pas entre prose et poésie de même que cette réitération du dualisme du fond (le sens) et de la forme (rythme, syntaxe, prosodie) ne peuvent s’engager dans un traduire libre du signisme. Par quoi Delisle réduit la traduction de Meschonnic à « une réussite poétique. Une réussite de sa poétique » où s’entend une rhétorique de l’accueil qui est un rejet comme tout l’autruisme contemporain est en fin de compte un refus de l’altérité[6]. Et le couplet de fidélité à la tradition est bien pour Delisle un couplet de la fidélité à la langue. Doublement ! puisqu’en déclarant qu’« une langue est aussi une tradition », il montre par défaut que, d’une part, la poétique fait l’éthique plus que l’inverse puisqu’il retire à tout un chacun (« la masse des croyants ») la possibilité de s’émanciper d’une tradition qui est sourde au langage jusque dans son déni des traductions un tant soit peu attentives au texte quand cette tradition ne cherche que le sens, la compréhension, la lisibilité et que, d’autre part, la traduction de Meschonnic n’est en rien une « recherche archéologique de l’hébreu du poème » mais bien une recherche poétique pour faire en français ce que fait le poème en hébreu. Bref, un problème de rythme et non de langue, un problème de relation et non de transport. Aussi, si c’est une réussite de la poétique de Meschonnic, c’est d’abord une réussite de sa traduction[7] qui fait entendre une poétique du traduire à cent lieues de celle de Delisle et de bien d’autres. Ce qu’il nous faut examiner maintenant.

 

Gloires : un atelier du traduire pour écouter le poème-relation

Je voudrais lire les notes de Meschonnic puisqu’elles semblent poser problème au lecteur, selon Delisle. Leur statut, précisons-le, n’est pas celui que la Bible de Jérusalem, par exemple, leur donne. Statut qui, en l’occurrence, relève plus de l’exégèse pour celle-ci et quand il s’agit de philologie y revient inévitablement, à l’exégèse. Leur statut est ce que Meschonnic appelle « l’atelier du traduire ». C’est pourquoi cet atelier est à observer de près et il est utile de citer intégralement ce que Meschonnic en dit dans le dernier point de son introduction à Gloires, « La poétique du divin, pas le marché du signe » :

11. Les notes

Je ne suis ni théologien ni historien, et ne fais pas semblant de l’être. Je ne fais donc pas un commentaire d’exégèse. Les notes cherchent seulement à faire partager, à qui va lire, l’écoute de la signifiance et de l’oralité des poèmes. Faire entendre que ce sont des poèmes, et l’hébreu du poème. Elles ne portent que sur les points difficiles, et certaines, exceptionnellement (comme en 22,2) sont proportionnées à l’enjeu. Ou sur les points remarquables par le mode rythmique et prosodique du signifier.

La comparaison avec les autres traductions ne vise pas à les juger : eu égard au problème poétique, elles se jugent d’elles-mêmes. Mais d’une part il y a réellement des passages difficiles, où nul n’a raison, et il s’agit de voir, concrètement, comment la multiplicité même des solutions rend le problème, et le texte, insaisissable. D’autre part, il y a à faire apparaître la différence de traitement entre le signe et le poème.

Ces comparaisons se font sur les traductions les plus courantes, plus rarement sur d’autres. Elles apparaissent chaque fois soit dans leur ordre chronologique, soit selon l’ordre des solutions.

Les blancs établis comme équivalents des accents rythmiques sont transposés par une barre oblique pour les accents disjonctifs mineurs, deux pour les accents majeurs, trois pour la césure atna’h.

Ces notes peuvent avoir une allure technique. Mais elles ne sont faites que pour ouvrir l’atelier du poème, l’atelier du traduire.

Ce dernier chapitre de l’introduction à Gloires se conclut par une ouverture qui est un problème : comment « l’atelier du traduire » peut-il travailler pour se faire « l’atelier du poème » ? Ce qui renvoie à l’essentiel de ce qui est au travail dans cet atelier : « l’écoute de la signifiance et de l’oralité des poèmes ». Le traduire est un travail d’écoute qui est elle-même double : « faire entendre que ce sont des poèmes, et l’hébreu du poème ». Ce qui montre doublement que l’activité est au plus haut point une intensification de la relation, une relation de la relation. Un premier exemple pour entrouvrir le problème :

4, 6 Sacrifiez des sacrifices de justice

Et faites confiance vers Adonaï

 

4, 6  - « Sacrifiez des sacrifices », ziv’hou ziv’heï…, zava’h c’est égorger un animal en sacrifice. Voir la note à 26,6.

- « et faites confiance / vers Adonaï », ouvit’hou / el-Adonaï – bata’h signifie « avoir confiance ». Simple. Moins qu’il n’y paraît. Car j’ai tenu à garder la différence entre les prépositions utilisées, pour tenir leur caractère concret, et ne pas les noyer dans les constructions françaises familières de la vie courante. Je me suis donc fixé de dire – les ruptures rythmiques aidant au climat du divin, qui n’est pas la conversation du café du commerce – selon les cas, « avoir confiance en », mais « dans » pour Adonaï (forme prononcée du tétragramme), pour une raison euphonique, et « faire confiance vers », quand il y a ‘el, la préposition directive, comme, dans Jona, la différence entre « dire à » et « dire vers » ; avec « sur », ‘al, je dis « mettre sa confiance sur ». À titre de comparaison : Segond a « confiez-vous à l’Éternel », le Rabbinat : « mettez votre confiance en l’Éternel », la Bible de Jérusalem : « faites confiance à Yahvé », Dorme : « ayez confiance en Iahvé », Chouraqui : « assurez-vous en YHVH », le Maistre de Sacy : « espérez au Seigneur ».

Cette note montre avec force la différence stratégique entre sens et valeur. Tous les traducteurs que cite Meschonnic ont le sens mais ils ont perdu la valeur que la traduction de Meschonnic trouve, « non pour un calque de la langue, mais pour produire un paradigme de discours, une valeur propre au texte[8] » parce que, précise Meschonnic toujours dans Jona, « Ce dire vers n’est pas un dire à. Il est Jona dans l’hébreu et doit donc faire plus Jona que français[9] » : un peu comme on dirait du Hugo, du Rimbaud qui n’est pas toujours du « français » ou ce que Proust rappelait quand il disait d’une œuvre littéraire qu’elle est écrite dans une sorte de langue étrangère. C’est que ce « paradigme de l’adresse concrète, du face à face[10] » répond à l’hébreu du poème, à la valeur (autant de petites différences qui font système de discours) qu’inventent les Gloires, valeur qui est tout à la fois syntaxique, sémantique et surtout fondamentalement rythmique : « celle-ci se fait toujours à la fois dans et contre les valeurs de la langue[11] ». C’est justement parce que ce « climat du divin » se construit contre toute relation sacralisante que la relation est non seulement dialogale – ce que les Gloires ne cessent de chanter (« Tends l’oreille pour moi et réponds moi », 55,3) – mais surtout dialogique, par exemple en 42, 2-3 :

Comme la biche avide des fonds d’eau

Ainsi mon âme est avide de toi Dieu

Elle a soif mon âme de Dieu d’un dieu vivant quand est-ce que je viendrai

Et je serai vu devant Dieu

Où exemplairement ce que Meschonnic caractérise de « continu rythmique, affect » (note lapidaire mais significative pour 42,3) indique bien que l’expansion d’un souffle qui est comme une reprise appositive au « de Dieu », est entièrement relationnelle par son oralité. Puisque les deux parties syntaxiques-sémantiques sont attachées prosodiquement par le /an/ qui diffuse la relation du groupe prépositionnel, « d’un dieu vivant », à l’énonciation directe qui interpelle non un « Dieu » déjà là mais le divin dans l’homme (« quand est-ce que je viendrai »). Cette diffusion résonne dans le consonantisme en /v/ commencé par « avide » et dans le consonantisme en /d/ : redoublement de la relation dans une oralité qui fait corps dans et par l’affect en plein langage : « elle a soif mon âme »… Les termes de la relation sont mis en mouvement, sans cesse happés par le mouvement relationnel, par son continu, son affect : la relation précède les termes.

Meschonnic qui vient de traduire le Lévitique lui a significativement (re)donné son titre qui fait sa valeur première : Et il a appelé. Il précise dans son introduction (« L’appel, dans sa cantilation[12] ») :

Ce livre est le livre de l’appel. Dans tous les sens du mot : inviter à venir à soi, dire un nom à haute voix en se tournant vers (« Et il a appelé / vers Moïse »), et qara a aussi le sens de « crier », invoquer, s’assurer d’une présence, convoquer. Et c’est en même temps une désignation pour Moïse.

Cette remarque est certainement aussi juste pour Gloires.

Il faut maintenant en venir à une autre visée que les notes engagent avec ce que Meschonnic signale comme « le goût du rythme » en jouant sur la littéralité du mot hébreux qui désigne les accents auxquels, on le sait, il porte la plus grande attention en lisant la Massore – rappelons, comme le signale Guy Petitdemange qu’« il est le seul à le faire – et surtout en fixant son programme de traduction, « mon programme, ô ironie, que Dhorme annonçait en rêve[13] » :

Je n’ai pas craint de déconcerter le lecteur, lorsque le texte à traduire est déconcertant, ni de heurter nos habitudes reçues, notre goût, lorsque dans ce choc réside l’originalité de la pensée, de l’image, de l’émotion à reproduire[14].

Le « goût du rythme » passe par ce heurt avec le goût commun, le goût traditionnel, le goût académique, voir le dégoût de certains avec quelques passages dont celui-ci que signale Delisle :

Le lecteur suivra-t-il le traducteur hébraïsant lorsque celui-ci remplace « de génération en génération » par « de tour en tour » ? Motif de ce changement ? En hébreu, ledor vador fait aussi ritournelle.

Remarquons tout d’abord que Delisle ne reprend qu’une des variantes (90, 1) alors qu’il y a également « pour un tour et un tour », 18 fois dans Gloires avec la note (10, 6) mais également « pour tout un tour et un tour » (45, 18 ; 145, 13), « comme un tour et un tour » (61, 7) et « un tour des tours » (72, 5). Inattention ou effet de brouillage comme si « tour » équivalait « génération » ! Et le « traducteur hébraïsant » - on sait que Delisle considère Meschonnic comme un sourcier ! – ne « remplace » pas quand il traduit : ce verbe montre que Delisle ne peut penser le lexique en discours et donc la traduction qu’en langue (mot pour mot, sens pour sens…) ; ce qu’il confirme quand il propose tout de suite après cette remarque de lecteur :

Mais ne restons pas au niveau lexical. Ce n’est pas rendre justice au travail minutieux d’Henri Meschonnic. Accédons au discours.

Il propose alors de comparer trois traductions du Psaume 112 dans la version de la Bible de Jérusalem, de Meschonnic puis de Chouraqui. Son unique commentaire « minutieux » dont la timidité frise le silence critique, est significatif :

« La race des hommes droits » devient chez Meschonnic « le tour des hommes droits », chez Chouraqui « l’âge des équitables ». Parle-t-on de la même chose ? « Éloge du juste » : « Lumière pour les équitables » (Chouraqui). Aucun titre (Meschonnic)

Il est évident que pour Delisle il y une antériorité qui fait autorité, celui du sens, du « parler de » que, pour lui, la Bible de Jérusalem constitue exemplairement pour les traductions ultérieures, et en particulier celle de Meschonnic. C’est que Delisle ne cesse de vouloir « une aide à la compréhension plus qu’une traduction », et alors cela participe à tout ce qui a toujours voulu « remplacer l’original » car « reconnaître ce que fait poétiquement la Bible passe par reconnaître que le religieux peut étouffer le poème » ainsi que le rappelle Meschonnic[15]. Et du religieux, il n’y en a pas que dans les églises ou les congrégations, malheureusement…

 Relisons la note de Meschonnic :

10, 6

- « pour un tour et un tour », ledor vador, litt. « de génération en génération ». Mais ce « littéralement » est insuffisant, et même faux. Car le « sens » englobe aussi « période » et « époque ». Et le sens n’y est pas tout. Il y a aussi une valeur allusive, et, le plus souvent en fin de groupe ou de verset, un effet de ritournelle et de dicton. Étymologiquement, dor implique un mouvement circulaire. C’est la ronde des générations, du chacun son tour. En quoi c’est l’opposé du terme grec « époque », qui suppose un arrêt sur image. Ici, c’est le mouvement d’une naissance à une autre naissance. J’ai tenté de garder le côté ritournelle du mouvement même des signifiants. En évitant les clichés « d’âge en âge » ou « pour des siècles », ou l’encombrant « de génération e génération ». l’expression apparaît 18 fois dans Gloires. Avec des variantes, comme en 45, 18 ; 61, 7 ou 72, 5.

C’est que cette traduction de l’hébreu met en crise une conception que le « de génération en génération » avait bien installée : conception de la relation réduite à la transmission, à l’héritage, au transport des biens et autres objets (symboliques si l’on veut…). Cette traduction réinvente une conception de la relation trans-générationnelle comme une ronde qui met le passage dans la relation, la relation dans le passage. Par quoi la ritournelle fait la force de cette relation : elle est positionnelle ainsi que le rappelle Meschonnic en attaque ou en en fin de groupe voire de verset ; elle est surtout réitérée, en écho donc, réalisant une sonorité générale, celle que Charles Péguy évoquait dans Clio :

Ce n’est pas la rime seulement et le commandement de la rime, ce n’est pas le rythme seulement et le gouvernement du rythme, c’est tout qui concourt à l’opération de l’œuvre, toute syllabe, tout atome, et le mouvement surtout, et une sorte de sonorité générale, et ce qu’il y a entre les syllabes, et ce qu’il y a entre les atomes, et ce qu’il y a dans le mouvement même. C’est cette sonorité générale fait la réussite profonde d’une œuvre.

 C’est que ce « pour un tour et un tour » participe à toutes ces constructions de renforcement fréquentes dans la Bible (par exemple 14, 5) ou intensifs du redoublement que trop souvent les traducteurs affaiblissent. Ces pudibonderies sont des oublis de l’oralité, du poème. Et font aussi autant d’abandon de la force relationnelle et paradoxalement de la force de ce qui construit, invente un rapport à Dieu ou, plus simplement, au divin.

Car l’enjeu est certainement ce mystérieux « lever la voix » (« 71 fois en 39 poèmes »), ce sélah (« mot mystérieux », précise Meschonnic en note en 3, 3) qui est peut-être une notation musicale mais certainement une « cheville » comme l’oralité quand elle fait le poème-relation sait en poser pour que cela tienne même mystérieusement… Comme conclut Meschonnic : « c’est un mot qui enchaîne » (Gloires, p. 47). Il enchaîne le récitatif du poème et constitue donc parmi bien d’autres un opérateur relationnel : élévation mais dans et par la voix elle-même… comme toute « rime : lieu de signifiance » (note en 8, 5). Et surtout comme ce « voisinage » que Meschonnic choisit contre tout ce qui aurait philosophiquement (heidegeriennement) opté pour un « habiter » :

15, 1

Chanson de David Adonaï qui habitera dans ta tente

Qui voisinera dans la montagne de ta sainteté

 

1 –  « voisinera », yichkon, chakhan signifie « habiter », mais avec l’idée de voisinage, et l’évocation de la divinité ; « habitera », yagour (du verbe gour) signifie habiter durablement.

Il suffit d’évoquer la traduction de qódech traduit « sainteté » et non plus « sanctuaire », « parce que c’est une force, pas un local » (Gloires, p. 42), pour comprendre le déplacement effectué. Cela continue par exemple en :

37, 3

Confiance en Adonaï et fais du bien

Vis en voisin sur terre et mène la foi

3 – « vis en voisin sur terre », chekhan-erets, je tiens à garder le « voisinage » plutôt que la traduction « tu habiteras » (le Rabbinat) qui perd la continuité avec la chekhina.

Toute la différence entre traduire le sens et traduire le rythme où en fin de compte le sens y gagne parce que le rythme l’élargit, le met à hauteur du langage, de son amplitude, de ses résonances. Et ce « voisinage » fait l’allégorie de tout ce que fait cette traduction : un travail qui met le poème dans la relation et non dans la religion (même si on l’appelle parfois « poésie » !), dans l’oralité et non dans la langue, dans l’inconnu d’une « co-intériorité » (voir la note du 44, 6) et non dans le sens d’une extériorité (qu’elle soit divine ou humaine, linguistique ou culturelle)… C’est aussi, de ce point de vue, l’invention d’une « co-intériorité » du français et de l’hébreu. Par quoi l’attention au discours et encore plus l’écoute du poème font une attention à ce que font les langues à chaque langue : une activité qui n’est pas inter-linguistique mais trans-subjective car les langues n’existent que dans les voix qui ne savent pas toujours qu’elles en sont pleines, de langues, c’est-à-dire de voix…

 

Et pour le plaisir, je voudrais conclure sur la longue note qui concerne une transformation majeure qu’opère cette traduction en 22, 2 : « Mon dieu mon dieu à quoi m’as-tu abandonné » et non « pourquoi »… Tout cela parce que l’accent n’est pas sur la première mais sur la seconde syllabe de lama ! Oui ! tout cela ! car précise Meschonnic en note (très longue note à lire) :

[…] l’enjeu demeure de ne plus confondre le sens messianique juif de ce texte avec son exploitation néo-testamentaire. Le rapport au divin n’est pas le même. Ce n’est pas la même eschatologie. Et ce changement aussi capital que peu aperçu repose sur un pivot minimal : un déplacement d’accent d’une syllabe, sur un petit mot, mais c’est tout le passage du judaïsme au christianisme.

Ce qui permet de conclure avec une de ces fulgurantes remarques – on pense aux Fusées de Baudelaire – qu’on trouve en note :

C’est bien quand la différence est infime qu’elle est immense. (note en 42, 12)

N’est-ce pas cela traduire pour écouter le poème-relation. N’est-ce pas cela trouver le poème-relation dans et par l’activité du traduire.

 



[1]. J. Delisle, note de lecture sur H. Meschonnic, Gloires. Traduction des psaumes, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, dans TTR, traduction, terminologie, rédaction, revue de l’ACT-association canadienne de traductologie, 2001, vol. 14, n° 1, p. 239-249 (accessible sur internet http://www.erudit.org/revue/ttr/2001/v14/n1/000536ar.pdf).

[2]. H. Meschonnic, « Poétique du divin, poétique de l’affect dans la traduction », dans Les Cahiers de Prospero, n° 11 (« Transmettre »), Villeneuve-les-Avignon, 2000, p. 70-89.

[3]. Il est bien évidemment fréquent de réduire la transmission à un transport d’« objets » (répartis dans les catégories discontinues des « sciences de l’éducation » : « savoirs, savoir-faire et savoir-être ») entre générations, entre maîtres et élèves, entre « disciplines » quand il faudrait toujours concevoir la transmission comme relation pour le moins inter- voire trans-subjective. Delisle n’est pas le premier universitaire à ne pas penser autrement la transmission : voir « Entre communication et relation », ma contribution à Les Enseignants et la littérature : la transmission en question (Emmanuel Fraisse et Violaine Houdart-Mérot, éds.), Scéren, CRDP de Créteil et Université de Cergy-Pontoise, 2004.

[4]. H. Meschonnic, « Traduire le goût, c’est la guerre du rythme », dans L’Infini, n° 76 (« Coup de Bible »), Paris, éd. Gallimard, automne 2001, p. 46.

[5]. Ibid.

[6]. Il faudrait d’ailleurs lire ce passage de Delisle dans un intertexte qu’il convoque assez perfidement : par exemple, tel passage d’Antoine Berman qui, une fois de plus, vient à point pour empêcher toute écoute de Meschonnic : « amener sur les rives de la langue traduisante l’œuvre étrangère dans sa pure étrangeté, en sacrifiant délibérément sa "poétique" propre » (La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain (1985), Seuil, 1999, p. 41). Ce qui permet d’ailleurs de déconfondre cet autruisme bermanien qui n’est qu’une surdité au langage car toute écriture, y compris celle du traduire, ne peut se soumettre à un quelconque sujet conscient (« délibérément ») ou alors elle se perd en tant qu’écriture pour tomber dans les instrumentalismes et autres jeux rhétoriques ; et quoiqu’il en soit, elle ne peut ni se soumettre ni s’émanciper d’une langue (traduisante ou étrangère) puisqu’elle n’est que discours : langue en activité dont la « poétique » ne s’entend qu’en relation, non seulement inter-linguistique et intra-linguistique, mais également inter- et trans-subjective.

[7]. Rappelons simplement contre l’allégation perfide qui oppose théorie et pratique de Meschonnic pour louer l’une contre l’autre, que ce dernier a organisé significativement son Poétique du traduire (Verdier, 1999) en deux parties : « 1. La pratique, c’est la théorie ; 2. La théorie, c’est la pratique ».

[8]. H. Meschonnic, Jona ou le signifiant errant, Gallimard, 1981, p. 67.

[9]. Ibid., p. 68.

[10]. Ibid., p. 67.

[11]. Ibid., p. 67-68.

[12]. H. Meschonnic, Et il a appelé, Paris, Desclée de Brouwer, 2005, p. 7-8.

[13]. G. Petitdemange, « Une traduction à rebrousse-poil », dans L’Infini n° 76, op. cit.

[14]. É. Dhorme, La Bible, sous la direction d’Édouard Dhorme – les psaumes, traduction et notes par É. Dhorme, Paris, Gallimard, la Pléiade, t. 2, 1959, p. 88, cité par Meschonnic dans Gloires, p. 34.

[15]. H. Meschonnic, « L’appropriation fait son dérythmement » dans « Traduire le goût, c’est la guerre du rythme », article cité, p. 40-41.