mercredi 31 décembre 2008

La pudeur


Tu dis que je ne comprends pas quand je t’attends depuis longtemps. Oui, on ne peut arrêter de chercher cette incompréhension. Non, cette compréhension qui ne peut jamais s’avouer. Oui, avouer à l’autre cette attente. Non, te montrer ou toi me montrer que l’attente peut se réduire à des signes. Oui, ni l’un ni l’autre ne pouvons réduire ces signes de vie à un code. Non, nous ne pouvons nous faire signe dans aucune langue ni grammaire ni conjugaison. Oui, nous inventons chaque fois différemment langue, grammaire et conjugaison pour  nous trouver à neuf, tout autre, vraiment. Non, pour retrouver ce commencement du nous qui jamais ne fait disparaître le tu de ton étrangeté. Oui, c’est cette étrange rencontre de ton inconnue qui augmente le désir. Non, qui augmente la retenue pour augmenter l’étrange. Oui, pour que le face à face préserve ton étrangeté. Non, pour que tout le corps devienne visage dans l’empourprement. Oui, dans la rougeur qui monte du visage dans tout le corps du face à face. Non, on ne se reconnaît plus derrière ce rouge de la pudeur qui augmente le désir de l’inconnu. Oui, de ton inconnue qui ne peut se montrer sans retenue. Non, sans la volubilité de la rougeur qui envahit le visage puis tout le corps et augmente la chaleur de la rencontre. Oui, augmente tout ce qui fait relation dans le corps à corps du face à face, dans le corps de ta pudeur et le visage de ma retenue. Non, dans le visage de ma pudeur et le corps de ta retenue. Oui, tu ne comprends pas que ton appel reste sans réponse dans la réponse de mon appel que tu ne comprends pas. Non, que toujours tu entends sans comprendre. Oui, que toujours j’entends sans comprendre cette incompréhension qui nous met dans le désir. Non, dans la réponse à l’appel incompréhensible de ta pudeur dans ma retenue et de ta retenue dans ma pudeur. Oui, je te prends quand tu me prends, c’est ça, exactement ça, tu me prends quand je te prends.

dimanche 28 décembre 2008

"Sauver" l'enseignement de la littérature?

Il est parfois nécessaire de penser l'actualité par son inactualité... ou de montrer l'inactualité de "l'actualité".

Je retrouve en classant (Penser/classer de Perec, Hachette, 1985: un livre déchiqueté par l'oulipisme des didactiques textuelles alors qu'il serait à mettre au programme de toute critique de l'enseignement de la littérature et donc de toute leçon de lecture à l'Ecole) un texte resté sans suite et qui me semble bien convenir aux agitations actuelles qui opposent un économisme à un corporatisme sur le dos de l'humanisme ou de ses versions réalistes contemporaines ("socle commun" et "Humanités")... 

Je me dis que le combat continue comme d'habitude à front renversé! Tout le monde veut "sauver" ce qui n'existe même pas: l'enseignement de la littérature n'est-il pas depuis longtemps le triangle des Bermudes des oeuvres et des lectures, c'est-à-dire de leur ignorance! Il faudra y revenir! Oui, le combat continue contre la langue de bois des sauveurs du signe (voir le dernier livre d'Henri Meschonnic: Dans le Bois de la langue, Laurence Teper, 2008. Voir dans ce blog, la note de lecture en attente de publication...)! Ce qui suit a donc été écrit début 2007:

***

Le 15 janvier 2007, je reçois comme beaucoup le message suivant signé Jean-Michel Maulpoix (à l'époque président de la Maison des écrivains) :

"Vous pouvez également contribuer à le faire connaître en le relayant auprès de vos connaissances. Puisque nous sommes en période électorale, nous voudrions que des engagements soient pris en faveur des études littéraires.  Bien à vous, JMM "

***

"Études littéraires : une mort annoncée ?

Dans un contexte alarmant pour la littérature, de crise de la librairie indépendante, de l’édition de création, à un moment où les  oeuvres d’exigence peinent à trouver leurs lecteurs, un rapport de l’Inspection Générale constate que la filière Littéraire de l’enseignement secondaire est en voie d’extinction. Même si, de manière dominante, la Littérature y a été instrumentalisée pour privilégier l’enseignement du discours, c¹est néanmoins la seule filière de notre système scolaire où se transmet encore une culture littéraire ; où la philosophie est vraiment présente ; où sont dispensés les seuls enseignements spécifiques d’art : musique, arts plastiques, cinéma, théâtre, danse et histoire des arts. Aucun ministre de l’Education nationale ne s’est jusqu’ici avisé de requalifier cette filière. Fatalité, ou volonté délibérée de la laisser disparaître ? Dans l’état présent : quasi plus de littérature et civilisation en langues étrangères. Pas de traduction, réputée impure, ou alors en échantillon, en un temps où l’on se réclame de l’Europe à tous coins de rues ! Comment affronter le renouvellement générationnel et les exigences de l’intégration, initier aux circulations métissées du monde en restant étanche aux oeuvres de l’imagination et des idées venues d’ailleurs. En fossilisant programmes et pédagogie de la littérature face aux mutations des outils modernes. En laissant se dévaluer une formation intellectuelle et artistique, indispensable dans tous les champs de l’activité sociale. Est-il encore temps de crier au scandale devant l’impéritie ? D’affirmer que l’enfant, héritier légitime du patrimoine artistique et acteur vivant de sa propre culture se nourrit autant aux œuvres de l’art et de l’esprit qu¹aux sciences réputées exactes et aux savoir-faire techniques. Que la Littérature n¹est pas une « discipline » parmi d’autres. L’art littéraire est irréductible aux autres. Il est par essence l’espace critique où la langue travaille, en pensée et en imaginaire, où fermentent les réalités et les utopies, sans lesquelles aucune société n¹est viable. Face aux fanatismes, croyances irrationnelles et dérives idéologiques qui feront le lit des horreurs de demain, la transmission du capital intellectuel et artistique de la littérature est une affaire de vie ou de mort. La Maison des Ecrivains appelle la communauté des écrivains, les critiques littéraires, avec eux tout ce que notre société compte d’artistes, d’intellectuels, d’éducateurs et d’agents de la culture, de professionnels du Livre, éditeurs, libraires et bibliothécaires, et les responsables politiques à dénoncer le danger majeur de voir disparaître la littérature de notre enseignement. Si vous êtes sensible aux termes de cet appel, vous pouvez le signer en envoyant un mail à l'adresse suivante :  COURRIER@MAISON-DES-ECRIVAINS.ASSO.fr "

***

À certains amis qui m’ont transmis l’appel, j’ai répondu (en m’amusant un peu !) comme ceci :

« Je ne signerai pas cet appel que je reçois pour la dixième fois... car :  Que fait "l'enfant" (sic) en terminale littéraire? À qui appartient la "Littérature" (resic)? Quel rapport entre le "renouvellement générationnel" et "l'intégration"? Qu'est-ce qu'une "société viable" (reresic)? Qu'est-ce que la "communauté des écrivains" (sic ad nauseam)? etc. Passons et ne diffusons pas ces cris d'orfraies des défenseurs de "la langue" qui "travaille"... et eux que font-ils ? Ils adorent la "Littérature" et son "capital" : ils en vivent ! Les « autres » ?... ne s'en laissent pas compter et vont chanter ou bien danser maintenant.

Serge »

Et je découvre, mais cela demandait seulement de lire, que ce texte vient d’une réduction de celui d’Anne-Marie Garat (écrivain, vice-présidente de la Maison des écrivains - et maintenant présidente) et alors on en décrypte un peu plus les tenants en ayant lu également le rapport de l’Inspection Générale (http://media.education.gouv.fr/file/63/8/3638.pdf). Depuis lors, la pétition est maintenant signée par bon nombre d’écrivains, d’universitaires et d’enseignants. On voudrait d’abord dissocier, comme on dit, le fond de la forme, l’analyse et les propositions sérieuses concernant l’enseignement de la littérature dans nos institutions d’enseignement et le maintien/la suppression de la filière L dans le secondaire. Mais ce serait ne pas comprendre de quoi il s’agit… c’est ce que certains amis demandent : signe la pétition même si tu n’es pas d’accord avec tel ou tel argument… Bref, rejoins ta corporation (écrivain, enseignant…) et ne réfléchis pas !

Non ! le fond et la forme participent ici d’un même problème : endémique dans nos institutions d’enseignement, dans nos politiques culturelles, dans nos habitudes corporatistes, dans notre « république des Lettres »… Le problème de la coupure du langage (dit parfois « ordinaire ») et de « la littérature », du populaire et du savant, du pédagogique et du didactique (en entendant par là la dichotomie du comment et du quoi enseigner), de la production et de la réception, de la création et de l’animation, de l’artistique et du culturel… bref, autant de dichotomies toujours reproduites et savamment reconduites pour couvrir des positions, des pouvoirs et des prébendes qui se disputent positions, pouvoirs et prébendes mais jamais contestent la schizophrénie qui règne pour le plus grand bénéfice des tenants du signe. Ainsi soit-il ! parce que les uns comme les autres commencent par jurer leurs grands dieux : « la langue », « la littérature », « la culture », « la civilisation », « la tradition », etc. avec majuscules et autres essences d’un réalisme langagier qui ne cesse de détruire au cœur tout effort de tenir à hauteur d’historicité forte l’humanisme.

Car voilà, les uns comme les autres se renvoient la balle pour mieux botter en touche et ignorer le poème, c’est-à-dire tout ce qui vient casser leur bel édifice côté cour ou côté jardin, briser le théologico-politique de leur politique du langage. À savoir l’ignorance absolue qu’ils veulent maintenir du nécessaire travail d’historicité des lectures quand ils proposent les uns d’« enseigner le discours » (registres et genres), de « maîtriser la langue » (grammaire et vocabulaire, orthographe et conjugaison ou « étudier la langue outil »), pour les autres de ne plus congédier « l’histoire littéraire et avec elle l’esthétique et l’histoire des idées » – je cite A.-M. Garat. Mais rhétorique et esthétique dans leurs versions forcément adaptées à l’époque, aux jeux du culturel et des pouvoirs, dans les postures traditionnelles ou modernes qui font les deux faces de la médaille signiste, s’accordent pour rendre sourds, empêcher les lectures et la lecture – la pluralité d’une part et, d’autre part, le fait que l’activité se connaisse comme telle – autrement que sous le sceau d’une herméneutique qui arrête les œuvres et les lectures au sens qu’il soit « commun » ou « savant », mis au régime du plaisir ou du travail. Garat reproduit d’ailleurs cette dernière dichotomie en demandant de (re)sanctuariser « la Littérature » comme on l’a demandé pour l’école – retirant du même coup paradoxalement tout enjeu démocratique à ces « concepts ». Je cite :

« C’est que la Littérature ne rapporte pas, elle n’est pas « visible » ; elle n’est pas rentable. Pas rentable non plus à l’école utilitariste, qui signe sa désaffection, quand elle devrait être le premier sanctuaire de la valeur. Un lieu consacré, n’ayons pas peur des gros mots : un lieu où ce qu’il y a de sacré dans les valeurs de la civilisation s’engendre et se partage ».

Où le sentimentalisme (plus bas, le « couplet du pauvre », comme disait Baudelaire, est donné comme dans les discours ministériels avec l’invocation des « plus démunis ») s’accorde avec le signisme dans sa pire version théologico-politique. Le sanctuaire des Belles-Lettres serait le lieu de « l’élaboration de la pensée critique » alors même qu’il est le moyen depuis longtemps de sa perversion, de sa destruction même puisqu’il est le lieu par excellence des académismes, des instrumentalismes de tous poils et en premier lieu de celui qui ne cesse de rappeler le super-sujet de l’impossibilité de toute pensée critique : « la langue » qui « travaille » dans cet « espace critique » que serait « l’art littéraire, irréductible aux autres »… Mais il n’y a pas de « sanctuaire » de la critique pas plus que d’art irréductible ; il y a seulement ce que font les œuvres quand il y a lecture/écriture, quand il y a un dire qui dépasse un dit, un faire qui emporte un « bien fait » voire un « mal fait » ou un « fait » tout court même littéraire, c’est-à-dire une activité qui répond d’une activité, une lecture d’une œuvre, une relation beaucoup plus qu’une transmission. Il y a à relire « la relation critique » de Starobinski qui engageait toute lecture dans une historicisation, dans un parcours même si la réécriture de ce dernier en a fait dorénavant une transmission noyée dans l’historicisme. Aussi faut-il adjoindre à cette relation critique qui engage aussi bien une pédagogie qu’un corpus, une extension de l’activité du lire qu’une extension du corpus… faut-il adjoindre dans une interaction forte une pensée du langage ou, pour reprendre les termes d’Henri Meschonnic, une théorie du langage au principe d’une historicisation des humanités, des textes littéraires, de leurs lectures…

« Que faire ? Déjà au moins transformer l’enseignement des humanités pour travailler à transformer l’humanité. C’est-à-dire enseigner la théorie du langage avec ses effets sur l’éthique, sur le politique, sur la politique. Vaste programme, sans illusions. Mais c’est comme le monde : il n’y en a pas d’autre ». C’est la clausule d’une conférence prononcée par Henri Meschonnic à Toulouse le 8 mars 2004[1]. C’est la mienne depuis que j’enseigne et que j’écris pour et par l’enseignement avec les œuvres de langage.

 



[1] H. Meschonnic, « L’Humanité, c’est de penser libre » dans Qu’est-ce que l’humanité, Actes du colloque organisé par la Bibliothèque de Toulouse (8-17 mars 2004), Bibliothèque de Toulouse, 2005, p. 5-14.

vendredi 26 décembre 2008

Un poème d'Israël Eliraz offert par Esther Orner

Le jour est passé. Je l’ai vu
passer
sur le mur de la vieille maison,
derrière la fenêtre.
Passé le jour.
Penser et repenser à toi : mais
quoi ?
À ce que j'écris ici sur toi.

Je dois parler de moi à toi.
Le silence est inutile.
Te verrais-je demain ?

Tu es à nouveau avec moi
derrière la fenêtre
remplie de feuilles. A la vue de
mon corps tu commences
doucement à voir ton corps.

Ce qui passe n'est pas seulement
l'hiver.
Le jour passe, meurt dans la
fenêtre, je l'ai vu
passer, passé le jour
traduit de l’hébreu par Esther Orner, Le Nouveau Commerce

mardi 23 décembre 2008

Vertige du graphite (avec Ben-Ami Koller)




Autant de couleurs que… la couleur, tu dis, Ben-Ami

 

 

tournoiement du trait

avec la main

qui creuse

le deuil d’une pseudochromie

pendant que s’élancent

les accents fuligineux

de la lumière vive

éclatante de couleurs

 

l’ici-bas du vertige

avec trois mains

au moins

 

la géométrique de ces perspectives particulières quelquefois ancrées dans le support par ces relevés référenciés toujours rejouant la possibilité d’une direction des lignes de fuite vers un impossible point de convergence

la picturale de ces aplats étirés taches et coulures valeurs d’une transmutation du graphite qui souffle sur le papier avec chaque fois le renouvellement d’un saturnisme qui enroule la surface dans des profondeurs invisibles

la sinueuse de ces traits exacerbés d’une violence convulsive et sans rémission rejouant les figures croquées et filtrant l’hasardeuse apparition du mouvement vers des caresses et jouissances hors représentation

 

alors vient le dessin

non l’image ou la douleur

et encore la jouissance

pour des passages lumineux

des seuils qui obscurcissent le sens

et trouent toujours ta cécité

 

sans en avoir l’air d’en avoir une grande mine de rien de noir

sans aucun semblant la grande tournure circule modestement

à tous est offert l’accueil avec des corps qui cherchent

les visages qui traversent aucun jeu de physionomie

les multiples traces d’un gisement d’alluvions amoureuses

les veines inépuisables d’explosion la secrète machination

d’une vision vers la mesure des corps divinement à vif

 

dans l’informe du cauchemar des vies usées et défaites

les essais et travaux sans cesse repris par l’énergie

la lutte pugnace contre l’oubli et pour l’oubli révélé

avec la hantise des ombres qui vivent sous les traits

 

les cadres déformés déchirés délabrés pour que rien n’arrête

le mouvement de ces corps sans limites dans leur passage

décrivant le plein de leur présent et l’impossible chute

sans que l’écrasement ne vienne défaire l’envol ici

 

ils crient ou appellent dans un silence foudroyant

autant d’élévations qui ouvrent aux formulations

les formes circulent dans les dessus-dessous des plans

qui tournent vers les secrètes concentrations lumineuses

 

tout est abandonné surtout l’image pour que l’énorme

et presque l’invisible ne soient pas vus mais vécus là

maintenant les visages reposent dans tout le corps

 

rouge l’empreinte

aux bords laissée

comme un poinçon

la distance d’un sceau

ce cachet turgescent

supplée à la nomination

et signe l’appel

 

tu réponds en ouvrant les petites portes

jusqu’au regard derrière chaque dessin

les béances d’une mémoire à vif et l’oubli

la remémoration organique disperse

la surface comme des yeux troués

 

aucune anatomie quand les corps tournent

les mains parcourent les peaux et les pores

ces convulsions et empoignades étalent

un choc amoureux contre les morts du corps

 

l’impénétrable à vif

le désir inachevé

 

tous les corps continuent dans les visages des mains qui n’arrêtent pas de couvrir d’amour la lumière venue à notre regard enfin maintenant

 

 

 

 

 

dimanche 21 décembre 2008

Un feu de joie avec la langue de bois



Henri Meschonnic, Dans le bois de la langue, Laurence Teper, 2008, 550 p., 29 €

(cette note de lecture est à paraître dans Le Français aujourd'hui en mars 2009, éd. Armand Colin; cela explique le point de vue de la lecture et le libellé : transformer la didactique par la poétique)

 

Un ouvrage qui compte 37 chapitres avec deux pages fortes d’introduction et de conclusion et c’est l’aventure dans une pensée spiralaire et donc absolument pas doctrinaire, qui reprend ses problèmes non pour des solutions mais pour tenir leur continu : le langage-les langues, le sens-le fonctionnement, la force du langage-la vie humaine… Mais outre cette tenue des problèmes par la théorie du langage, c’est une voix qui s’étant refusé aux charmes comme aux schémas, aux arguments d’autorité comme aux bricolages éclectiques, demande à son lecteur de l’engager, sa voix, d’en écouter son inconnu. Ici, pas de lecture sans relation, sans l’aventure d’une histoire vers des rapports qu’il faut penser en augmentant son « sens du langage ».

Commençons justement par cette exigence qui fait le cœur du livre : « voir le monde à travers le langage » et qui a pour première conséquence, nous concernant nous enseignants, ce « plan d’urgence pour enseigner la théorie du langage » qu’avait publié il y a bientôt dix ans notre revue (n° 130). Et rien n’a changé de ce point de vue ! C’est qu’il y a toujours, et toujours plus, à « opposer une contre-cohérence à la pensée du signe » (210). Qu’est-ce à dire ? C’est le combat depuis plus de 40 ans que mène Henri Meschonnic, depuis au moins Le Signe et le poème (Gallimard, 1975), repris ici dans toute la longue première partie : « La folie du signe ». La critique du signe s’y fait la défense du point de vue du continu. Quand c’est celui du discontinu qui souvent s’impose sans qu’on y prenne garde parce qu’il se présente comme transparent, évident, naturalisé, alors qu’il n’est qu’un point de vue certes autoritairement promulgué « scientifique » avec le structuralisme ou « normatif » avec l’heideggérianisme qui domine les « institutions du sens », comme les appelle Vincent Descombes (Minuit, 1996) mais celui-ci n’en continue pas moins d’arrimer le sens au signe et de confondre arbitraire et convention… Et justement la visée, au sens d’un travail qui ne cesse de faire avancer le livre, est avec Meschonnic celle d’une critique de tout ce qui vient imposer le réalisme du signe jusqu’à sa théologisation qui est le comble du signe mais, on peut le dire aussi après cet ouvrage, sa pente naturelle. Alors que c’est un nominalisme des œuvres et par là-même de tous les discours, comme activité dans et par le langage des sujets qui s’y inventent, qui est le seul moyen d’opérer la dissociation d’idées et de retirer au Moyen Age des historiens de la philosophie le combat du nominalisme contre le réalisme : combat actuel et intempestif avec ce livre qui en porte et en montre les enjeux. Jusque pour la vie humaine, c’est-à-dire les humains, chaque « vivre libre » à chacun. Et on comprend que Meschonnic commence par un « que ça bouge ! » contre les « assis de la pensée » (31). Parce qu’avec eux on ne peut penser « le lien (et quel lien ?) entre le langage et le corps, entre le langage et le sujet, entre la langue et la pensée, entre la langue et le discours, entre la langue et la littérature, entre la langue et la culture, entre la langue et les idées religieuses et politiques » (33). On sait la réponse habituelle (voyez n’importe quel plan d’étude, n’importe quelle maquette universitaire..), chacun pense un petit bout de tout ça et il suffirait d’additionner les résultats pour penser la situation quand la situation demande de penser justement l’ensemble comme systématicité qui travaille de partout. Je n’épuiserai pas ici tous les fils qui permettent de tenir chaque fois plus fermement rapports et systématicité par l’historicité mais je voudrais en tenir au moins deux.

Celui du linguistique est ici particulièrement important et conséquent puisqu’il justifie le titre même du livre. Se demander ce qu’est une « langue de bois » c’est justement engager un point de vue dans les affaires du langage qui permet de tenir pour ce qu’elle est « cette grande commode aux tiroirs séparés qu’est l’activité universitaire » (99) : une machine à entretenir l’impensé du langage dans les disciplines du sens. Et ce n’est pas le « mythe résurgent d’une épistémologie unitaire pour les sciences de la nature et les sciences de la société » (105) qui y changera quoi que ce soit même si certains croient que les neurones font voir le cœur du langage : les instrumentalismes courent les rues et les laboratoires… Tous aboutissent à la même chose : « la transcendance de la structure linguistique et sociale, la langue, l’État » (140) où l’on voit une fois de plus que « le réalisme est théologique et que la théologie est nécessairement réaliste » (176). Et tout cela n’est pas archéologique et ne peut se contenter d’un peu ni même seulement de beaucoup de philologie… Car ce qu’il faut, et pour chaque langue, c’est « penser les notions de valeur et d’historicité, l’une par l’autre » (197), propose Meschonnic. Pour que « sauver » telle ou telle langue, ce soit « continuer de l’inventer » (199) avec un principe fondamental peut-être aussi important que l’article premier de la déclaration des droits de l’homme : « le langage n’est pas seulement le lieu et la matière de la communication, il est avant cela même, et pour être cela, le lieu et la matière de la constitution de chaque être humain dans son histoire » (222). Avec cette conséquence qu’on peut dire considérable, par exemple pour l’enseignement : « Le langage et indissociablement matière éthique et matière politique. Et matière épique au sens où s’y constituent les aventures de la voix humaine » (223). Et c’est bien pour cela qu’il faut « oublier la langue pour défendre les langues » comme titre Meschonnic pour sa troisième partie avant de demander de « se dérivaroler » (néologisme à partir de Rivarol et de son Discours sur l’universalité de la langue mais surtout conceptualisation d’une activité indispensable à l’enseignement du français), c’est-à-dire de passer du mythe à l’histoire s’agissant de la langue française puisque « la simple introduction de l’histoire transforme les objectivités en points de vue » (263). Ce qui nous donne des pages fortes sur la relation à telle ou telle langue, « qui n’est pas du mode de l’avoir, mais du faire et de l’être fait, du transformer » (315).Ce qui conduit à ne plus faire passer le génie des écrivains pour le génie de la langue. Ce qui conduit inéluctablement à la nécessité de penser le langage dans et par la poétique comme attention au langage par les œuvres de langage, ces « aventures de la voix humaine » qui nous font mieux écouter l’aventure de chaque voix humaine. Et alors, la langue de bois fait un beau feu dans le musée des instrumentalismes…

Aussi le second fil que j’aimerais ici seulement pointer est-il celui qui constitue comme la trame de tout ce livre : l’exigence d’œuvrer au travail du point de vue et au problème de la systématique du continu, à rebours des habitudes et de l’éclectisme dominant qui lui préfère toujours le discontinu dans une analytique de l’addition et de l’absence de point de vue, du désengagement et de l’instrumentalisme. Poursuivre la pensée Spinoza (concatenatio) et la pensée Humboldt (Wechselwirkund, l’interaction), c’est ce que fait Meschonnic en relisant Saussure par le relevé précis des contre-sens qui le rattachent au structuralisme quand les notions de discours, de valeur, de système et de point de vue, constituent « les conditions de la poétique » (480) au sens où, et la relecture de Meschonnic se poursuit, Benveniste demande de penser les œuvres comme « sémantique sans sémiotique ». C’est apparemment tout simple : « bien plus que du sens et des formes, il y a une activité du discours, à écouter dans ce qu’elle fait, qui n’est pas nécessairement ce que disent les mots » (412) ! Et on sait le reproche fait à Meschonnic de pointer l’évidence ou alors de ne pas donner d’outils ( !) quand c’est justement de tenir chaque fois ce défi, et de le tenir par le continu de cette « force » qui « ne supporte aucun compromis avec le maintien de l’ordre. Qui fait les langues de bois » (514)… Et les pseudos outils qui empêchent de penser le point de vue viennent rejoindre le feu de la langue de bois dans le musée des instrumentalismes…

En conclusion, un tel livre n’est pas une somme de réponses mais l’invitation courageuse à tenir les problèmes du langage et des langues sans jamais lâcher la proie pour l’ombre,  le continu pour le discontinu, le rythme pour le signe, la « beauté du langage » qui est « de se réinventer à chaque instant soi-même et les autres » (514) pour la langue de bois… On aura compris que je n’ai fait qu’indiquer la tenue d’un tel défi : il est plein de pistes qui sont à reprendre et à saisir pour que notre enseignement se laisse le moins possible prendre aux sirènes des langues de bois dont il faut plus qu’avant peut-être se méfier sous peine de voir les études et les recherches succomber sous les coups des réalismes langagiers passéistes ou modernistes au service des pires instrumentalismes politiques.

Vous n’avez pas encore lu un essai de Meschonnic parce que vous croyez qu’il est seulement traducteur de la Bible ou poète ; peut-être n’avez-vous lu que le premier (Pour la poétique 1) parce que les bibliographies universitaires s’arrêtent à 1970 ( !) : (re)commencez par le dernier ! Et pour ne pas en finir et commencer avant Platon, je vous recommande les pages sur Héraclite (76-84).

Serge Martin

 Voir aussi la lecture de Laurent Mourey à cette adresse : 

http://revue-resonancegenerale.blogspot.com/2008/11/note-sur-dans-le-bois-de-la-langue.html


vendredi 19 décembre 2008

Ben-Ami Koller maintenant derrière ses toiles


Il est mort l'ami.
Il ne peindra plus les corps, ne tiendra plus la main des figures, ne poussera plus les couleurs: il est passé derrière les toiles, les dessins, les carnets, les visages pour mieux nous voir, nous tenir dans sa vue.
Et sa vue nous engage à le suivre dans ce qui ne peut pas se voir sans transformer tout ce qu'on peut dire avec l'art, tout ce qu'on peut vivre depuis l'art. Cela demande de recommencer avec ses gestes qui sont des gestes éthiques bien plus qu'esthétiques, des gestes vertigineux bien plus que des gestes calculés, des gestes qui déchirent, dénouent, démembrent tout en renouant, remémorant organiquement tout ce qui fait le mystère du corps vivant, de la vie des corps, de la vie corporelle. Oui, sa peinture est la geste d'une main s'épuisant à porter tout l'organique à hauteur d'humain, à hauteur de tout ce que peut un corps, à hauteur du divin de l'homme vivant jusque dans les plus extrêmes souffrances, jusque dans la déréliction la plus banale. L'enlacement amoureux de sa main avec le papier et sa déchirure, avec la couleur et ses coulures, fait de sa peinture et de ses dessins les opérateurs d'une vue qui emporte tout notre regard dans un ailleurs du visible, dans un visible qui traverse tout le corps, toute la vie, tout le langage pour ne jamais s'arrêter: sa signature est une danse, ses dessins et toiles sont des chorégraphies de l'humain au plus près de ce que nous sommes avec tout ce qu'il nous faut comprendre sans jamais pouvoir nous l'expliquer: les horreurs et le rire, les souffrances et l'amour, les disparus et l'oubli, la mort et la vie.
Ben-Ami signe encore et toujours l'enlacement d'un tracé, comme on dit un phrasé, qui fait une voix qu'on ne peut cesser de voir pour qu'elle nous tienne debout dans nos nuits face à l'inconnu.
Ben-Ami est vivant quand notre vue se lève devant ses dessins, ses toiles.

Voir aussi:
http://revue-resonancegenerale.blogspot.com/2008/12/un-ami-est-parti.html

jeudi 18 décembre 2008

"Un livre de fables" de Bernard Noël



Onze fables rassemblées avec des encres de Philippe Hélénon (voir Rehauts n° 17).
Avec toujours chez Bernard Noël, la recherche de l'interlocuteur qui met le dire dans une recherche des voix qui jamais ne peuvent s'identifier aux termes d'une relation avant la relation ("je ne suis pas toi / je ne suis pas moi", 56). Les voix peuvent venir de loin ou être tellement proche qu'elle résonnent une intériorité qu'on ne peut limiter à un dedans parce que "le sens est comme un élan" (87). C'est que les fables ici sont plus des modes de dire que des histoires qui auraient perdu leur force de dire. La diction est une épopée: qu'elle se ressource dans le "Chilam" (17-29) ou dans "celui qui dit moi" (81) ou qu'elle soit livrée "à la bête / pour inventer l'ange" (121). L'épopée d'une "rencontre / du vent sur la main" (118) pour risquer autant d'expériences qu'il est possible. par exemple, celle-ci:
"quelqu'un se perd dans le ciel
il n'a plus ni haut ni bas
et le vertige est en lui
ce qui reste de l'esprit" (103)
Mais les fables ainsi portées par leur dire ne sont pas de ces fables qui viennent moraliser quand leur morale, leur force éthique, vient justement relancer sans cesse les questions - non celles toutes faites ou toutes prises dans les habitudes, les cadres, les pensées - mais celles qui creusent leur questionnement:
"mais qui se demande encore
ce qu'il ne voit pas dans ce qu'il voit" (97)
Alors ces fables nous accompagnent dans le secret de leur dire parce que "la vie ne dit que la vie" (87) et c'est un présent qui élargit le temps, qui le rend à proprement parler fabuleux. Un gain considérable que réalisent ces épopées minuscules:
"en ce temps-là
je ne suis plus dans hier
je ne suis pas encore dans demain" (57).
Et en même temps (quel temps?): "on a perdu le milieu".
C'est ce vertige fabuleux - il est éthique et politique dans et par le poème-relation - que j'aime avec Bernard Noël.

Un livre qui emporte:
Bernard Noël, Un Livre de fables, Fata Morgana, 2008.