samedi 14 février 2009

La prose pleine de proses de Bernanos ou l’invention d’une voix-relation


N.B. : Le texte ci-dessous a fait l'objet d'une communication aux deux journées organisées par Laure Himy à l'Université de Caen autour de la question "Vous avez dit prose?" les 29 et 30 janvier 2009. Sous le soleil de Satan est actuellement au programme de l'agrégation de Lettres.

 

On craint cependant que vous soyez tombés jadis dans la même illusion que les auteurs de programmes universitaires. À vouloir un peu de tout, vous n’avez pas voulu assez. Vos produits répondent malheureusement à l’idée que les professeurs des belles-lettres se font du génie français : pondéré, mesuré, modéré.

(Les grands cimetières sous la lune, Le Castor astral, 2008, 207)

 

« Ils démontent mes paradoxes, dit-il, mais ils ne savent pas les remonter .» (Sous le soleil de Satan[1], 272)

 

L’œuvre d’art, même fixée par le génie, garde jusque dans son immobilité sublime, le geste et la forme de son élan. (Écrits de combat, I, 1970, p. 1050)

 

Vers un poème de proses avec Bernanos

 

Je fais une hypothèse : Bernanos avec Sous le soleil de Satan écrirait un roman de voix ou plus précisément un poème de proses comme autant de voix.

Sous le Soleil de Satan comme essai de voix

Un tel poème constituerait une recherche où l’auteur attacherait la première importance à « la fonction d’exploration[2] » de ses fictions et donc de ses essais de romans, de ses romans de voix comme essais de voix. De ce point de vue, il n’y aurait pas à attendre « la poésie » comme assomption de l’œuvre par exemple dans le Journal d’un curé de campagne, ainsi que le propose Monique Gosselin, mais bien plutôt à chercher le poème comme fonctionnement dès le premier roman, dès 1926. En effet, Gosselin en arrive à réduire le roman des voix à une dichotomie « entre la voix de la révolte et celle de l’acceptation » se traduisant « dans le texte par des dissonances polémiques ». Pour elle, l’œuvre in fine viendrait se résoudre alors « dans une sorte d’abandon à Dieu d’où surgit la poésie[3] ». Je voudrais ici remettre en question cette perspective dualiste de deux voix conflictuelles et d’un passage de la prose à la poésie, perspective confortant ou plutôt se confortant d’une doxa bernanosienne forcément discontinuiste, pour tenter de proposer une approche du continu vocal qui est en fait le continu d’une subjectivation la plus attentive possible au vivant du langage et à sa pluralité interne. Car l’enjeu d’une telle écoute s’agissant de Bernanos, en particulier, c’est bien de confirmer ce que Gosselin elle-même vise : « chez lui, rêver c’est agir, car, d’une certaine manière, les romans sont engagés tandis qu’on trouve dans les écrits de combat des fragments de fiction presque romanesques. Son œuvre, très située de fait, ne prêche pas ; elle montre[4] ». C’est bien en effet « une vision forte et singulière » (ibid.) qu’il faut tenter de saisir à condition justement de ne pas commencer à poser un dualisme critique quand c’est le continu qui fait la vision comme subjectivation. Ce qui demande de saisir le poème du roman par la spécificité des proses, de leur enchaînement vocal : poème comme activité subjectivante, valeur et définition consusbstantielle non par la forme ou par le contenu mais bien par la force-relation d’une voix pleine de voix, par l’épopée des voix du poème comme voix. Il s’agit alors de tenter d’établir pour Bernanos ce qu’Henri Meschonnic proposait : « tout sujet est épique ; parce qu’il est l’avènement de sa propre voix. L’épopée est l’avènement de la voix à elle-même. Et qui se raconte. Le sujet du poème en est l’accomplissement autant que l’allégorie. Étant cet avènement même, il est indéfiniment commençant, indéfiniment continu[5] ». Mais il faudrait aussitôt ajouter ce que signalait Jean-Pierre Martin dans une étude qui ne convoque pas Bernanos et qui aurait pu le faire pour les raisons que nous allons voir :

Pourquoi, à un moment de l’histoire du roman, le mythe de la voix dans l’écrit est-il devenu un point central ? Une telle question se confond pour une bonne part avec celle de la fascination – fascination pour la voix (pluriel et singulier souvent indécidables). Cendrars, Céline, Queneau, Beckett, Pinget, Duras, Sa rraute, bien d’autres encore : autant de manières d’écrire et de penser la voix, et surtout, de capter, dans l’énergie vocale d’une fiction ou d’un monologue imaginaire, les voix multipliées d’un monde haut-parleur où s’affrontent le subjectif et le grégaire. Mais ce peut-être soit pour réaffirmer l’intensité d’une voix triomphante, soit au contraire pour donner à entendre, dans un entrelacs de voix, la relativité de leurs échos[6].

Plus qu’à affecter Bernanos à un des deux régimes esthétiques et moraux de la voix que propose Martin entre « moi-voix et mi-voix », opposant singulièrement Céline à Beckett, j’aimerais chercher comment Bernanos essaie « d’échapper à sa propre voix[7] », ce qui le situe peut-être bien plus qu’on ne le croirait du côté de ceux qui plus tard questionneront « l’espace et le temps de la voix, comme l’espace et le temps de la fiction » et non de ceux qui comme « radio Céline, avec sa mythologie post-romantique, resacralisante et visionnaire […] croient à la voix » et décrètent : « on prend la parole et on la garde[8] ». Il s’agit donc de tenter d’entendre le travail de Bernanos du côté de « certains romans de voix comme des mises en question de la souveraineté de la voix » et plus précisément d’entendre, « en même temps qu’un travail sur la voix ou le ton, une contre-voix, une résistance à l’autosuffisance de la voix, en tant que sujet à la fois singulier et historique, hystérique et politique[9] ». Bref, ce serait peut-être même le moyen de saisir Bernanos dans son historicité même, dans les paradoxes de sa biographie en restant au plus près de ce qu’il continue à nous faire dans et par son écriture, dans sa modernité donc. Ce serait surtout tenter d’observer avec cette écriture forte de voix comment la voix s’y invente par la critique même de la voix, y compris de toutes les grandes voix, les voix majuscules.

Chercher la prose dans la voix

Je partirai d’un constat empirique : la fréquence du terme fait non seulement valeur dans le système lexical du roman mais sa transformation continue de simple élément du vocabulaire en concept opérateur de l’écriture fait valeur poétique. Plus précisément, en ce qui concerne la problématique de ce numéro de Questions de style, je dirais qu’alors il n’y a pas plus de prose que de vers hors une pluralité qui ne peut se concevoir dans le système de l’œuvre que par le poème. Non que le poème vienne homogénéiser ce qui parfois et même souvent engage des tensions et des dissonances mais c’est le poème comme point de vue sur le langage qui permet de répondre le continu de l’œuvre comme voix pleine de voix, comme résonance, comme relation de relations[10], comme sujet du poème défaisant ou du moins réinventant tous les termes du dualisme du signe, en découvrant même d’autres[11]. Il me semble que c’est alors répondre Bernanos qui demandait de « s’ouvrir à la vérité de haut en bas[12] » et pour cela il est nécessaire de rejeter ce que Bernanos dénonçait chez Brunetière : « Le sentiment catholique finira par se dissoudre dans cette analyse raffinée[13] ». L’« analyse raffinée », c’est hier comme aujourd’hui l’éclectisme qui mêle une rationalité positiviste au goût pour un scientisme qui croit tenir l’œuvre pour un tout et un accompli quand elle engage à chaque lecture un infini et donc un inaccompli. Car c’est l’éclectisme qui oblige aux « raffinements » idéalistes d’un indicible menant tout droit au cynisme et même à l’imposture critique. C’est qu’avec Bernanos, dans le roman c’est comme dans la poésie pour Mandelstam : « toujours la guerre[14] »… et cela c’est bien autre chose qu’« une insistance récurrente sur le problème du langage perverti » qui nous demanderait « d’étudier dans le roman son rapport très conscient et très exigeant aux mots[15] ». Ce n’est pas un « rapport à » qu’il nous faut examiner ; il nous faut écouter ce que font les voix à la voix-Bernanos et ce que nous fait alors cette voix, c’est-à-dire engager une pensée de la voix-relation. Bref, l’intempestivité n’est pas seulement celle de Bernanos à son époque, à la littérature, elle est celle que sa critique doit engager à l’égard de la critique elle-même, de ses habitudes. Lire Bernanos change la critique et change, entre autres, l’idée qu’on avait de la prose ou alors on ne lit pas Bernanos… Si nous nous contentons de rechercher la prose comme d’aucuns « recherchent Dieu, non pour se laisser visiblement travailler par la grâce, mais pour le serrer dans les bras et pleurer sur son épaule », alors, comme ajoute Bernanos, « je n’éviterai pas de scandaliser ces âmes-là[16] ». Car, comme l’indique Jean-Pierre Martin dans son essai d’écoute d’écritures singulières fortes de voix : « Si le roman de voix nous apprend quelque chose, c’est peut-être à nous écouter parler, littéralement et dans tous les sens contraires à l’expression d’ordinaire péjorative ; et aussi à résister à la fascination et au pouvoir de la voix[17] ». C’est un paradoxe à tenir : la plus grande attention à la voix est aussi la critique radicale de son instrumentalisation, de son essentialisation voire même de son appropriation. Ce que fait Bernanos dans Sous le soleil de Satan puisqu’il trouve une voix pleine de voix pour perdre sa voix. Peut-être qu’« ainsi l’on s’écarte d’un chant qui longtemps vous suit » (146) comme dit le narrateur à propos de Donissan et l’expérience peut-être terrible – c’est certainement la valeur première que Bernanos affecte à l’expérience littéraire – au point de se demander si le rêve n’est pas plutôt folie :

« Ai-je donc rêvé ? » se dit-il. Ou plutôt il s’efforça de prononcer les syllabes, de les articuler dans le silence. C’était pour faire taire une autre voix qui, beaucoup plus nettement, avec une terrible lenteur, au-dedans de lui, demandait : « Suis-je fou ? » (146).

 

Une attention à la voix qui augmente l’attention à la vie dans et par le langage

 

Il y a toujours « une autre voix »…

Quelle oralité de l’écriture avec les voix ?

On a pu recenser 176 occurrences du mot « voix » dans le roman. Un peu plus que celle du mot « vie ». Ce qui place un tel mot dans les mots-clés du roman pour plusieurs bonnes raisons… Le plus intéressant c’est bien évidemment d’observer le contexte des emplois, du moins de tenter d’en apercevoir la valeur dans le système de l’œuvre comme poème de proses-voix. On aura compris que je ne peux me contenter d’une attention au récit pour observer la prose[18], ce qui revient à ignorer ce que la voix fait à la prose ou plus précisément ce que la voix oblige à écouter comme énergie du dire. La prose du point de vue d’une physique du langage demande de ne pas se contenter d’une grammaire du récit voire d’une herméneutique du sens. C’est l’oralité et ses gestes de parole comme prose-relation que nous allons maintenant observer dans cette attention à la voix. En ce sens, on peut dire que « la littérature est l’oralité maximale[19] ».

L’enjeu est important avec Bernanos car comme le dit Jean-Pierre Martin : « De même qu’un malentendu grève le terme oralité en littérature, il y a un confusionnisme et un symbolisme lourd de la voix[20] » et il est très lourd avec Bernanos puisque de grandes voix (comme on dit de grandes personnes) sont fréquemment convoquées, naturalisées et instrumentalisées par leurs voix qui deviennent « voix de son maître » : le Bien et le Mal, Dieu et Satan… C’est très exactement vers ce « confusionnisme » et ce « symbolisme » que nous conduit Bérangère Moricheau quand elle conclut son analyse des antithèses en superposant deux antinomies : « la différence entre homme et femme et l’opposition entre Bien et Mal se font manifestement écho[21] » ! De plus, l’oralité de l’écriture se voit également souvent rapportée à une théâtralité rédimée au genre théâtral et rapportant alors toutes les proses à un dialogue accompagné de didascalies avec une « quasi-disparition de l’énonciation narrative[22] » quand il faudrait observer que non seulement la théâtralité du langage ne peut s’arrêter à des moments théâtraux mais qu’en plus elle n’advient que par une intensification de l’énonciation narrative, un dire qui porte le dit et non l’inverse, une voix-relation à la puissance maximale. Il ne s’agit plus alors de « mises en texte » des « combats des personnages » et pas plus d’une « inscription des luttes mystiques, religieuses, internes ou externes, qui hantent les différents personnages[23] » comme si ces combats et ces luttes constituaient autant de référents préexistants ou dont les termes pourraient être connus en dehors des fonctionnements de l’œuvre – il vaudrait mieux lire alors des ouvrages patentés et l’édition religieuse n’en manque pas dans ces années-là. Bernanos répond à cette fantasmagorie en précisant très nettement que même s’agissant du « dogme catholique du péché originel et de la rédemption », il « surgissait ici, non d’un texte mais des faits, des circonstances et des conjonctures », en d’autres termes d’une historicité radicale de l’œuvre qu’il précise en ces termes : « Ainsi l’abbé Donissan n’est pas apparu par hasard ; le cri du désespoir sauvage de Mouchette l’appelait, le rendait indispensable[24] ». C’est même aux antipodes des analyses dichotomiques que Bernanos situe ses personnages par leur voix puisque « le cri » n’est-il pas la voix poussée dans son dernier retranchement comme l’est également le silence, et par le continu de leurs voix à leurs vies, de leurs vies entre elles par leurs voix entre elles. Ce roman aux allures composites qui fait se rencontrer deux destins étranges et étrangers, ceux de Mouchette et de Donissan, et dont on aime chercher la « structure profonde[25] » du côté d’une théologie de la rédemption, n’est-il pas plutôt un roman d’une forte continuité par le passage des voix, des voix dans la voix, comme l’utopie d’une relation et donc un roman dont la criticité irait peut-être même jusqu’à défaire une telle théologie. On sait que le manuscrit portait « fraternel » à la place de « paternel » pour signifier tout à la fois le continu de la voix au regard et d’un personnage à l’autre dans ce passage central :

Elle fit un bond léger en arrière, sans trouver une parole, avec un étonnement stupide. Et quand elle n’entendit plus en elle-même l’écho de cette voix dont la douceur l’avait transpercée, le regard paternel acheva de la confondre.

Si paternel !... (Car il avait lui-même goûté le poison et savouré la longue amertume.) (153)

Je dirais que le terme exact visant la spécificité d’une telle relation, est introuvable et qu’il est échangeable avec tous les modes relationnels imaginables car ce qui compte c’est bien plutôt cet appel qu’évoque Bernanos, cette force du récitatif dans et par ses voix qui portent toutes la voix-relation, celle qui nous appelle encore à chaque lecture, une voix intenable qui rend le lecteur intenable également…

Comment les voix multiplient les voies de la prose ?

Une remarque hasardeuse permettrait de commencer l’observation précise du roman à partir de l’homophone de « voix » puisque l’occurrence n’advient pas dans le premier et court chapitre d’envoi du roman dont la clausule est la suivante :

Entre temps, il courait les filles ; on le disait au moins, la malignité publique devant se contenter de médisances et de menus propos, car le bonhomme braconnait pour son compte, muet sur la voie comme un loup. (12)

J’entends bien qu’il s’agit de pointer la voie publique et la vox populi en regard d’une intimité qui fait jaser à propos d’un personnage connu comme le loup blanc mais ce mutisme est bien celui d’un braconnier du langage qui non seulement défait les locutions mais également refait les suggestions : la « voie » est ici non seulement la chambre d’écho des « médisances et menus propos » mais la direction nettement signifiée de l’écoute à l’orée de ce roman. Même « la malignité publique » semble s’accorder pour dire qu’il nous faut « courir les » voix. Et le roman qui s’engage ne sera pas muet quant à la voix puisqu’il est plein de voix, plein d’un penser la voix par l’écoute.

La première occurrence du terme est décisive : Jacques de Cadignan « se trahissait en parlant ; sa voix était plus riche et nuancée, avec des éclats d’enfant gâté, pressante et tendre, secrète » (14). Il faut tout de suite préciser qu’à la voix s’adjoint le regard (« des yeux bleu pâle, d’une limpidité sans profondeur, pleins d’une lumière glacée »), du moins le visage et donc voix et visage se trouvent associés comme deux activités qui subjectivent ensemble différemment – nous lirons tout au long du roman un continu de la voix et du regard au point même de lire par exemple à un moment crucial : « Toute joie est mauvaise, dit ce regard » (109 – je souligne). La première occurrence est décisive parce qu’elle engage le problème de la voix dans et par celui du sujet puisque d’une part la voix vient comme trahir l’individu et d’autre part elle fait plus que la parole : elle engage un dire comme éthique du sujet bien au-delà d’un dit et même d’une quelconque caractériologie qui s’accommoderait d’un rhétorique de la vocalisation. C’est que sa caractérisation est une spécification par son histoire : les « éclats d’enfant gâté » ouvrent à son historicisation où la voix se fait dans et par la relation, en l’occurrence maternelle (« pressante et tendre, secrète »).

La voix trahit en parlant ce qui fait le vrai d’une parole et donc spécifie toujours la relation. C’est le cas avec la « voix de commandement » de Malorthy (22) qui demande toutefois d’entendre un tel commandement comme exercice de « l’impuissance » qui « aime refléter son néant dans la souffrance d’autrui » puisque « pour beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une institution nécessaire, puisqu’elle met à leur disposition, et comme à portée de la main, un petit nombre d’êtres faibles que le plus lâche peut effrayer » (22). L’écriture par la voix n’est pas seulement la spécification explicite de la voix, c’est également l’exploration anthropologique de ce qu’elle met au jour : ici en l’occurrence, la famille s’avère être le lieu de l’instrumentalisation des voix et donc des corps et des esprits. Mais face à l’assignation des rôles, le grain de sable « d’une voix nette et posée que son père ne connaissait pas » (23-24) vient comme  perturber l’autoritarisme et défaire même « le fil du discours » paternel (24). Et la voix qui fait face n’a pas besoin de l’emporter sur le terrain d’une maîtrise : « d’une voix d’enfant » (26) marque alors l’apogée de ce qui avait commencé par un simple « - Oh ! non…, fit-elle » (24). Ce « non » qui « était son premier défi » est à la fois ce qui fait que Mouchette « se sentait si libre, si vivante ! » alors même qu’elle était soumise à la brutalité parentale, et ce qui fait que « ce non, sur ses lèvres lui parut aussi doux et aussi amer qu’un premier baiser » (24). Cette ambivalence de la subjectivation prise dans une physique qui ouvre une érotique avec une politique demande de concevoir la relation dans et par la voix, dans sa pluralité dynamique sans jamais pouvoir séparer ces différents domaines. Ne serait-ce que par ce paradoxe : cette « voix d’enfant » un peu plus loin se mue étonnamment en « voix basse et rauque que son amant n’ignorait pas, avec un gémissement de plaisir » (28). Et ce sont tous les registres d’une voix qui alors se déclinent : « douce » (30), « frémissante » (32), « petite voix aigre » (34), « frêle » (37), etc. C’est ainsi que toute cette fragilité forte, cette précarité implacable, cette « voix où la plainte se faisait étrangement grave et dure » (49), se transforme non en maîtrise comme celle de ces hommes auxquels elle se confronte qui croient disposer d’une « voix de mieux en mieux connue, possédée » (34) mais en essai de voix comme essai de vie et en essai de vie comme essai de voix.

La liberté par la voix constituerait certainement ce devenir-animal que Gilles Deleuze et Félix Guattari conceptualisent[26] et que Bernanos invente dans son poème : « Une fois de plus, un jeune animal féminin, au seuil d’une belle nuit, essaie timidement, puis avec ivresse, ses muscles adultes, ses dents, ses griffes. / Elle quittait tout le passé comme le gîte d’un jour » (28). Et la voix envahit tout le corps quand la demande d’amour se répète de « la même voix », « une voix où la plainte se faisait étrangement grave et dure » (49) : « En même temps, elle se levait, toute vibrante, ridiculement nue dans son manteau entrouvert, nue et menue, et dans les yeux ce même regard d’où l’orgueil était tombé » (49). Mais on ne peut se contenter de suivre les occurrences du mot, il faut maintenant voir la voix dans l’écriture au plus près en considérant la voix comme l’organisation de la parole comme sujet, comme poème en acte.

 

Une organisation de la voix qui réalise les passages de voix pour augmenter les passages de vies

 

Il n’y a pas que les occurrences du mot voix qu’il importe d’observer pour constituer la valeur du roman de Bernanos et peut-être apercevoir que cette valeur passe par une poétique de voix-proses, c’est-à-dire de passages de voix comme passages de vie, comme voix-relation.

Le mouvement de la parole dans et par les voix de l’écriture

La voix et les voix demandent d’observer au plus près l’organisation du mouvement de la parole dans l’écriture romanesque. Si l’on entend par proses ces modes de dire ou ces moments de voix, leur continu constitue alors cette organisation même. Toutefois, si ce continu de la voix, cette oralité de l’écriture, se réduit à un travail d’ajustement pour y constater une esthétique du divers et du varié ou encore une visée de l’inscription du doute si ce n’est de la fêlure des personnages tout comme celle du narrateur et pourquoi pas de l’auteur[27], alors c’est le discontinu qui l’emporte et la voix ne permet pas de considérer le rythme-relation qui porte l’œuvre.

Il est alors nécessaire de montrer que ce rythme-relation tient ensemble Mouchette et Donissan comme le signalait Bernanos lui-même :

Mouchette dont le personnage est une telle offense à lé sécurité des sots que de pieux critiques, en grand nombre, m’ont prié de le supprimer, n’est pas seulement nécessaire à l’équilibre intérieur du roman, elle est cet équilibre même. Je me moque qu’elle soit vraisemblable, mais il est indispensable qu’elle soit vraie, sinon l’œuvre perd son sens, et la terrible expiation du curé de Lumbres n’est plus qu’une terrible et démentielle histoire[28].

Et le personnage de Mouchette, c’est d’abord sa voix. Cette voix, ce rythme-relation là :

Alors elle commença de parler avec une volubilité extrême, comme elle faisait chaque fois qu’un mot jeté au hasard réveillait au fond d’elle-même ce désir élémentaire, non pas la joie ou le tourment de cette petite âme obscure, mais cette âme même. Et dans la vibration de ce corps frêle et déjà flétri sous son éclatant linceul de chair, dans le rythme inconscient des mains ouvertes et refermées, dans l’élan retenu des épaules et des hanches infatigables, respirait quelque chose de la majesté des bêtes.

 

– Vraiment ? tu n’as jamais senti… comment dire ? Cela vous vient comme une idée… comme un vertige… de se laisser tomber, glisser… d’aller jusqu’en bas, – tout à fait, – jusqu’au fond, – où le mépris des imbéciles n’irait même pas vous chercher… Et puis, mon vieux, là encore, rien ne vous contente… quelque chose vous manque encore… Ah ! jadis… que j’avais peur ! – d’une parole… d’un regard… de rien. Tiens ! cette vieille dame Sangnier… (mais si ! tu la connais : c’est la voisine de M. Rageot)… m’a-t-elle fait du mal, un jour ! – un jour que je passais sur le pont de Planques – en écartant de moi, bien vite, sa petite nièce Laure… « Hé quoi ! suis-je donc la peste », je me disais… Ah ! maintenant ! maintenant… maintenant… maintenant, son mépris : je voudrais aller au-devant ! Quel sang ont-elles dans les veines ces femmes qu’un regard fait hésiter – oui – dont un regard empoisonnerait le plaisir, et qui se donnent l’illusion d’être d’honnêtes nitouches jusque dans les bras de leur amant… On a honte ? Bien sûr, si tu veux, on a honte ! Mais, entre nous, depuis le premier jour, est-ce qu’on cherche autre chose ? Cela qui vous attire et vous repousse… Cela qu’on redoute et qu’on fuit sans hâte – qu’on retrouve chaque fois avec la même crispation du cœur – qui devient comme l’air qu’on boit – notre élément – la honte ! C’est vrai que le plaisir doit être recherché pour lui-même… lui seul ! Qu’importe l’amant ! Qu’importe le lieu ou l’heure ! Quelquefois… quelquefois… la nuit… À deux pas de ce gros homme qui ronfle, seule… seule dans ma petite chambre la nuit… Moi que tous accusent ! (m’accuser de quoi, je te demande ?) Je me lève… j’écoute… je me sens si forte ! – Avec ce corps de rien du tout, ce pauvre petit ventre plat, ces seins qui tiennent dans le creux des mains, j’approche de la fenêtre ouverte, comme si on m’appelait du dehors ; j’attends… je suis prête… Pas une voix seulement m’appelle, tu sais ! Mais des cent ! des mille ! Sont-ce là des hommes ? Après tout, vous n’êtes que des gosses – pleins de vices, par exemple ! – mais des gosses ! Je te jure ! Il me semble que ce qui m’appelle – ici ou là, n’importe !… dans la rumeur qui roule… un autre… Un autre se plaît et s’admire en moi… Homme ou bête… Hein, je suis folle ?… Que je suis folle !… Homme ou bête qui me tient… Bien tenue… Mon abominable amant ! (50-51)

La volubilité est au principe de la parole libre, du moins du discours comme subjectivation maximale dans et par le langage et donc du poème. Je prends « volubilité » au sens qu’Humboldt donnait en la dissociant de l’éloquence et de ses procédés quand « en vérité, ni dans les concepts, ni dans le langage lui-même, il n’y a place pour des éléments proprement discontinus[29] » : c’est que la volubilité oblige à penser le continu. C’est en effet en visant le continu qu’on peut écouter la voix comme fonctionnement d’une subjectivation en cours, toujours en cours. C’est très exactement ce que Bernanos écrit avant de laisser filer la parole de Mouchette dans un monologue qui la conduira à l’évanouissement : « cette âme même » qui met en branle et « la vibration » du corps, « le rythme inconscient des mains », « l’élan retenu des épaules et des hanches », c’est-à-dire la systématique d’une physique corporelle du discours qui met l’âme même dans une érotique associant la référence mystique à l’emportement sauvage : « respirait quelque chose de la majesté des bêtes ». En effet, ce « quelque chose » renvoie au « je ne sais quoi » des mystiques, à « ce qui est irréductible à du nom[30] », quand « la majesté des bêtes » convoque une anthropologie de l’énigme de l’homme. Alors comment tenir tout cela dans et par la voix sinon en ne cessant d’engager l’appel ou, en termes plus prudents, un dialogisme fondamental que l’interpellation mais aussi les reprises multiples, les interruptions incessantes viennent comme sans cesse relancer pour non seulement assurer la communication mais surtout augmenter le relation par une érotique phatique. Plus précisément il s’agirait d’une phraséologie de l’oralité qui instaure une « communion phatique[31] » en actes, en actes de paroles. Et ce discours engage l’appel par tous les bouts et peut-être par celui qu’on n’attendait pas chez Bernanos : « pas une voix seulement m’appelle, tu sais ! mais des cent ! des mille ! » Donc une pluralité qui toutefois in fine se montre comme une force extime : « Mon abominable amant ». N’y a-t-il pas là un répons – ce qui est bien plus qu’une réponse – à ce passage de Rimbaud dans la lettre du voyant à Paul Demeny, 15 mai 1871 :

Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, — lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.

Bernanos continue en effet cette recherche de l’inconnu, « des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ». La volubilité en actes d’écriture y est une subjectivation qui met à nu l’extime comme catégorie défaisant les habitudes et, entre autres, les partages du sensible et de l’intelligible entre intérieur et extérieur : « Elle avait beau rire : un animal orgueil respirait dans sa voix qu’elle avait haussée à peine. Son regard, encore un coup, déviait vers le dedans, s’échappait » (53 – je souligne). Conclure avec Bernanos sur ce continu de la voix et du regard comme système d’une extimité qui dans le cas de Mouchette et par l’écriture de Bernanos ne cesse de fuir, d’échapper, permet de formuler la leçon de la voix avec Bernanos : c’est l’insaisissable qui compte et de ce point de vue, la volubilité comme réponse aveugle à l’appel. Et si Mouchette en arrive à avouer qu’elle « parle pour ne rien dire » (62), c’est qu’on ne parle pas d’abord pour dire quelque chose si ce n’est pour dire toujours autre chose et surtout pour dire, c’est-à-dire être dans et par le langage-relation.

« Mon abominable amant » fait alors comme un aboiement – plus qu’un bégaiement – pour que s’entende, ne serait-ce que par la paronomase un sujet inouï, pour qu’une forme de vie trouve sa forme de langage et l’inverse puisque s’y inventent autant le langage que la vie. Je pourrais gloser alors imprudemment tout ce passage et peut-être même la voix de Mouchette avec une formule du type : « je (ne) suis (pas) une chienne si vous êtes des chiens ». Un tel aboiement, au cœur du roman de voix de Bernanos, fait la prose d’un sujet et le sujet d’une prose par la voix. En cela Bernanos est un moderne comme dit Jacques Neefs : « il s’agit de trouver dans la forme de la diction une adéquation avec l’impératif contemporain de tout dire, dans la nécessité de répondre à une mobilité neuve des pensées, à la singularité vivante de celles-ci, devant les exigences de la variété, de la subtilité, de la démultiplication qui règnent dans le temps moderne[32] ». Mais il ne faudrait pas pour autant rapporter cette préoccupation qui taraude les écritures à une esthétique de la seule monstration de l’infime ou du prosaïque. Avec Bernanos, l’enjeu n’est pas une esthétique mais une éthique et au-delà de ces catégories peu ou prou délimitées par la philosophie, l’enjeu est tout simplement ce que j’appelle la relation, c’est-à-dire, « l’humaine condition » dans et par le langage. Mais cela demande de revenir à Montaigne :

Les autres forment l’homme, je le recite […]. Je ne peinds pas l’être, je peinds le passage […].

Je propose une vie basse, et sans lustre : C'est tout un, On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privee, qu'à une vie de plus riche estoffe : Chaque homme porte la forme entiere, de l'humaine condition[33].

Une épopée de voix ou la relation des voix

Une peinture du passage c’est ce que tente Bernanos. L’écriture fait pour la voix ce que « l’abbé Menou-Segrais pouvait suivre sur le visage de son vicaire » : « chaque péripétie de cette lutte intérieure dont il n’osait prévoir le dénouement » (90). Il y a donc cette attention à l’attention et il y a plus quand l’écriture devient elle-même « voix formidable » qui ne raconte plus autre chose que la voix elle-même :

L’abbé Donissan fit encore un pas vers elle. Rien dans son attitude n’exprimait une émotion excessive, ni le désir d’étonner. Et pourtant les paroles qu’il prononça clouèrent Mouchette sur place, et retentirent dans son cœur.

– Laissez cette pensée, dit-il. Vous n’êtes point devant Dieu coupable de ce meurtre. Pas plus qu’en ce moment-ci votre volonté n’était libre. Vous êtes comme un jouet, vous êtes comme la petite balle d’un enfant, entre les mains de Satan.

Il ne lui laissa pas le temps de répondre et d’ailleurs elle ne trouvait pas un mot. Il l’entraînait déjà, tout en parlant, sur la route de Desvres, à grands pas, dans les champs déserts. Elle le suivait. Elle devait le suivre. Il parlait, comme il n’avait jamais parlé, comme il ne parlerait plus jamais, même à Lumbres et dans la plénitude de ses dons, car elle était sa première proie. Ce qu’elle entendait, ce n’était pas l’arrêt du juge ni rien qui passât son entendement de petite bête obscure et farouche, mais avec une terrible douceur, sa propre histoire, l’histoire de Mouchette non point dramatisée par le metteur en scène, enrichie de détails rares et singuliers, mais résumée au contraire, réduite à rien, vue du dedans. Que le péché qui nous dévore laisse à la vie peu de substance ! Ce qu’elle voyait se consumer au feu de la parole, c’était elle-même, ne dérobant rien à la flamme droite et aiguë, suivie jusqu’au dernier détour, à la dernière fibre de chair. À mesure que s’élevait ou s’abaissait la voix formidable, reçue dans les entrailles, elle sentait croître ou décroître la chaleur de sa vie, cette voix d’abord distincte, avec les mots de tous les jours, que sa terreur accueillait comme un visage ami dans un effrayant rêve, puis de plus en plus confondue avec le témoignage intérieur, le murmure déchirant de la conscience troublée dans sa source profonde, tellement que les deux voix ne faisaient plus qu’une plainte unique, comme un seul jet de sang vermeil.

Mais quand il fit silence, elle se sentit vivre encore.

……………

Ce silence se prolongea longtemps, ou du moins un temps impossible à mesurer, indiscernable. Puis la voix – mais venue de si loin ! – parvint de nouveau à ses oreilles. (155-156)

Ce passage de l’épopée vocale fait le cœur de l’histoire de Mouchette dans la voix autre, elle-même prise en charge par la voix du conteur[34] ne contant que la voix où s’accumulent les renversements. C’est une voix qui entraîne sans qu’on sache pourquoi. C’est une voix qui répond la vie. Elle est « visage ami » et en même temps « témoignage intérieur » ; elle est « distincte » puis « murmure » ; elle est une et deux, deux et unique ; elle est surtout pleine de corps, corps devenu corps dans et par le langage. Et la voix continue avec le silence. La voix comme vie irréductible à une histoire dramatisée ou pleine d’anecdotes, la voix comme vie rapportée à une « vue du dedans ». Une voix-vie qui « répète d’autres vies » et qui se répète par la reprise narrative. C’est alors que le conteur s’interroge : « Comment les raconterait-on ici ? » (159) Et c’est dans un racontage où le geste éthique est plus important que la geste narrative, qui mêle celui qui parle et celle qui écoute que se poursuit le conte en gardant toujours l’attention à la voix « redevenue souveraine » qui « racontait, d’un accent tout uni » cette « histoire saisie du dedans » et qui « trouvait son écho » dans la « chair même » (160) de son « écouteuse[35] ». Car « il semblait qu’elle l’eût déjà entendue, ou mieux encore » (160). Cette dernière remarque sur une écoute antérieure et surtout plus écouteuse montre la force du ressouvenir en avant, au sens de Kierkegaard[36], que porte la voix : « voix impitoyable de sa propre révélation intérieure, mille fois plus riche et plus ample » (161). C’est que cette voix et donc cette prose est un « chaos » qui est organisé puisqu’« une dominante irrésistible, une volonté active et claire » réduisent « la foule » à « un visage » (162). Et alors « la voix, toujours basse, mais d’un trait vif et brûlant, l’avait comme dépouillée, fibre à fibre » (161). Ce dénuement est un dénudement de la voix puisque le conteur en arrive à se demander, nous demander : « Que dire de ce fléchissement de la conscience même ! » pour nous faire pénétrer dans la voix même de Mouchette s’abandonnant à « ce cri, qu’on n’entendait pas » (162). Tout ce passage s’achève par un « enfin elle s’enfuit » : la paronomase souligne la double fuite de Mouchette et de la voix qui s’enfuient en même temps. C’est dire que la disparition de Mouchette est également la disparition de la voix qui pourtant va encore être reprise (p. 165) comme si le conteur ne cessant de ressasser la « voix formidable » cherchait une « voix sans timbre » (167). Ce qui fait insérer un paragraphe entier entre parenthèses dans la narration :

(Ah ! parfois Dieu nous appelle d’une voix si pressante et si douce ! Mais, quand il se retire tout à coup, le hurlement qui s’élève de la chair déçue doit étonner l’enfer !) (167)

Alors c’est la voix du conteur qui devient la voix du « dernier souvenir » : « le jet de sang tiède sur sa main et jusqu’au pli de son bras » (169). Cette voix que d’aucuns jugent péremptoire parce que « le narrateur de Sous le soleil de Satan est parfois un peu trop écrasant pour ses personnages[37] » puisque selon Sartre objectant à Mauriac à propos de La Fin de la nuit : « ces êtres romanesques ont leurs lois dont voici la plus rigoureuse : le romancier peut être leur témoin ou leur complice mais jamais les deux à la fois. Dehors ou dedans[38] ». Bernanos défait cette dichotomie du philosophe et montre que le sujet du roman – sujet de l’écriture et de la lecture – n’est ni dedans ni dehors mais invente un intime extérieur que seul le continu de la voix comme poème du roman trouve dans son rythme-relation. Cette voix engage alors un passage décisif : du roman qui s’achève à la littérature qui (re)commence.

 

Pour un sujet de l’écriture et de la lecture plein de voix pour la relation contre la religion

La fin du roman est étonnante puisqu’elle fait à la fois comme un passage de relais d’un jeune romancier à un « célèbre auteur » (257) si ce n’est à « l’homme illustre » (284) avec un renversement possible puisque ce dernier qui viendrait comme signer le roman ne serait plus que porté par cette voix étrange qu’il tente in fine de reprendre alors même qu’il n’advient que par elle.

La poétique contre la rhétorique : proses pour perdre la Voix

Les spécialistes lisent des références nombreuses à d’illustres auteurs antérieurs ou contemporains du Bernanos de 1926. Mais il faut d’abord situer ce passage de relais comme le conflit que soulève la pensée du roman dans et par le poème de la pensée.

L’illustre vieillard exerce, depuis un demi-siècle, la magistrature de l’ironie. Son génie, qui se flatte de ne respecter rien, est de tous le plus docile et le plus familier. S’il feint la pudeur ou la colère, raille ou menace, c’est pour mieux plaire à ses maîtres, et, comme une esclave obéissante, tour à tour mordre ou caresser. Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sûrs sont pipés, la vérité même est servile. Une curiosité, dont l’âge n’a pas encore émoussé la pointe, et qui est l’espèce de vertu de ce vieux jongleur, l’entraîne à se renouveler sans cesse, à se travailler devant le miroir. Chacun de ses livres est une borne où il attend le passant. Aussi bien qu’une fille instruite et polie par l’âpre expérience du vice, il sait que la manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne, et, dans sa rage à se contredire et à se renier, il arrive à prêter chaque fois au lecteur un homme tout neuf. (253)

C’est une question de voix que pose Bernanos avec ce personnage faux de l’écrivain puisqu’il s’agit de ne pas reproduire la situation de Saint-Marin – contre-point au Saint de Lumbres dont on sait que c’est un homme de peu de voix au sens d’un malhabile quant à la maîtrise rhétorique des discours quant l’écrivain célèbre s’y connaît tout en ne cessant de masquer son impuissance quant à la voix au sens de la force libre du sujet du langage :

À peine ose-t-il confier aux plus intimes quelque chose de son angoisse, et ils ne l’entendent qu’à demi ; nul ne veut voir, dans les yeux du grand homme, le regard tragique où s’exprime une terreur d’enfant. « Au secours ! » dit le regard. Et l’auditoire s’écrie : « Quel merveilleux causeur ! » (255)

Il s’agit de ne pas finir ce roman sur une « voix fausse » (264) ou sur un tour de passe-passe, un passage qui serait faux comme cette reprise de la clausule du chapitre XIV à l’incipit du XV qui montre comme il est courant de tenir son discours et moins d’être porté par lui jusqu’à un vivre libre de tout jeu de rôles :

En argot de coulisse, cela s’appelle entrer dans son rôle, pour se prendre soi-même à son jeu. C’est ainsi qu’au terme d’une consciencieuse étude tel comédien, gras à souhait, rouge de plaisir, avale son bock, referme son livre, et s’écrie : « Je tiens mon Polyeucte !… »

XV.

« Je tiens mon saint ! » pourrait dire à ce moment l’illustre maître, s’il était d’humeur à plaisanter. Et il le tient en effet, ou va le tenir. Il songe, candide, qu’après avoir tâté d’une dent dédaigneuse les fruits plus précieux cueillis au jardin des rois, il peut mordre encore avec appétit au morceau de gros pain arraché de la bouche du pauvre, car telle est la curiosité du génie, toujours neuve. (279 et 281)

Le (re)commencement contre la clôture : proses pour un poème de voix

Voilà ce que Bernanos ne veut pas : tenir son personnage, tenir son style, tenir son roman, tenir la littérature, tenir la vie, etc. ; bref, il ne veut pas tenir les problèmes pour des questions dûment enregistrées. Et c’est bien pourquoi avec la voix comme passage de voix, avec la voix qui ne cesse de faire relation, Bernanos ne peut tenir ni les uns ni les autres et pas plus son lecteur rendu intenable à moins qu’il ne lise ce qu’on lui dit de lire. Il ne s’agit donc pas, avec Bernanos, de tenir mais d’entretenir la force de l’appel. Ce que la clausule romanesque tente puisqu’elle risque une voix d’outre-tombe et même un double défi, « un affreux défi » : faire entendre « l’explosion d’un dernier cri » sans « aucun son » en écrivant ce que « le corps tout entier mime », « un affreux défi » (284), lui prendre sa paix, car de paix, il n’y en a pas d’autre que de sans cesse recommencer. Ce que la fin réalise en donnant et la longue « plainte suprême du curé de Lumbres » et ce « dernier cri » comme la reprise infinie de ce qui fait aussi un « reproche amoureux » - il faut enfin dire l’importance des reprises dans tous les sens du terme : reprises de voix, reprises de proses, reprises de silences et enfin reprises de prises (oui ! rien n’est définitivement assuré ! par quoi tout ce roman est profondément anti-religieux puisque anti-dogmatique s’il est profondément divin au sens où le divin le travaille comme maximalisation de l’humain par la voix, continuant alors l’élan biblique) :

- Tu voulais ma paix, s’écrie le saint, viens la prendre !... (283)

Paradoxe d’une « paix » qui fait la guerre dans le langage ne serait-ce qu’en évitant de conclure avec cet appel à reprendre la voix.

Menou-Segrais, le curé de Campagne nous donne le dernier mot qui est d’une certaine façon son dernier mot puisque qu’avec son interlocuteur, l’abbé Demange, « ils ne devaient plus se revoir » (80) : « Tout est à commencer, toujours ! – jusqu’à la fin » (ibid.). Ce qui montrerait que le dernier mot est toujours le premier d’une voix qui continue la relation par ses proses.

 


[1] G. Bernanos, Sous le Soleil de Satan (1926), Pocket, 1994. Dorénavant, les citations extraites de cette édition seront référencées seulement avec le numéro de page entre parenthèses.

[2] M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de Satan, Neuilly, Atlande (« Clefs concours – Lettres XXe siècle »), 2008, p. 30.

[3] Ibid., p. 34.

[4] Ibid., p. 39.

[5] H. Meschonnic, Politique du rythme. Politique du sujet, Lagrasse, Verdier, 1995, p. 382.

[6] J.-P. Martin, La Bande sonore, Corti, 1998, p. 161.

[7] Ibid., p. 183.

[8] Ibid.

[9] Ibid., 176.

[10] Sur cette notion comme opérateur du point de vue d’une anthropologie historique du langage, voir Langage et relation. Poétique de l’amour, L’Harmattan (« Anthropologie du monde occidental »), 2005.

[11] De ce point de vue, je ne peux suivre Éric Bordas quand il pose qu’avec le rythme « le principal problème à résoudre est celui d’un métalangage : comment dire le rythme comme configuration temporelle organisée ? », dans « Le rythme de la prose », Semen, 16-2003 (« Rythme de la prose ») : http ://semen.revue.org/document660.html. Il conclut sur un nouveau dualisme (rythme/rythmique) qui évite le changement de point de vue du discontinu au continu et préfère en rester à « l’idée de rythme » (l’auteur souligne) « pour faire accepter l’évidence d’une présence au monde », rapportant ainsi toute l’historicité du sujet du langage comme fonctionnement à une ontologie et donc in fine à une origine hors langage. Par quoi le rythme n’est pas une question de « configuration temporelle organisée », ce qui renvoie à une analytique ontologique une fois de plus, quand il est à considérer (question de point de vue sur le langage) comme une organisation du sujet dans et par le mouvement de la parole. Mais cela demande de refuser les bricolages éclectiques…

[12] G. Bernanos, Correspondance, éditée par sœur Jean Murray, t. I (années 1904-1934), Plon, 1971, p. 170.

[13] Ibid., p. 171.

[14] O. Mandelstam, « Remarques sur la poésie » (1923) dans De la poésie (trad. de Mayelasveta), Gallimard, 1990. Cité par H. Meschonnic à l’ouverture de Critique du rythme (1982), Lagrasse, Verdier-poche, 2009.

[15] M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de Satan, op. cit., p. 42.

[16] G. Bernanos, Correspondance, t. I, op. cit., p. 211.

[17] J.-P. Martin, La Bande sonore, op. cit., p. 227.

[18] T. Todorov, Poétique de la prose, Seuil, 1971.

[19] G. Dessons et H. Meschonnic, Traité du rythme. Des vers et des proses, Nathan, 1998, p. 45.

[20] J.-P. Martin, La Bande sonore, op. cit., p. 16.

[21] M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de Satan, op. cit., p. 239.

[22] Ibid., p. 245.

[23] Ibid.

[24] G. Bernanos, Essais et écrits de combat, I, Gallimard (La Pléiade), 1971, p. 1100.

[25] M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de Satan, op. cit., p. 60.

[26] G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, Minuit, 1980. Les auteurs évoquent les « devenirs, infinitifs, intensités d’un individu dépersonnalisé et multiplié » et les « multiplicités sauvages » (p. 51).

[27] Je relève parmi bien d’autres remarques du même ordre dans l’ouvrage de M. Gosselin et B. Moricheau (op. cit.) celles-ci dont je souligne l’orientation discontinuiste : « Les focalisations réalisent textuellement, énonciativement, le doute qui travaille l’œuvre » (p. 221) ; « L’interprétation peut ainsi manifestement envisager cette écriture comme inscription des luttes mystiques, religieuses, internes ou externes qui hantent les différents personnages » (p. 245). Mais cela semble plus qu’un tropisme quand Jean-Paul Goux, dans un essai (La fabrique du continu, Seyssel, Champ Vallon, 1999) qui par moments plagie Henri Meschonnic tout en le citant par ailleurs, parle de « transcrire la voix » (p. 165) en confondant continuité et continu, rythme et scansion… Rien d’étonnant alors à ce qu’il tire la voix de la prose ou la prose de la voix vers le lyrisme quand ici nous cherchons plutôt à l’orienter vers l’épopée, non au sens du récit héroïque mais au sens d’une relation de voix : voix reliées et relatées, s’historicisant dans et par leurs liaisons, emmêlements, différences et reprises.

[28] G. Bernanos, Écrits de combat I, op. cit.,  p. 1100.

[29] W. von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi, trad. P. Caussat, Seuil, 1974. Voir langage et relation, L’Harmattan, 2005, p. 133-136.

[30] G. Dessons, L’Art et la manière, Honoré Champion, 2004, p. 327.

[31] J’emprunte l’expression à B. Malinovski cité par E. Benveniste, PLG, II, 87.

[32] J. Neefs, « Flaubert, Baudelaire : la prose narrative comme art moderne » dans J.-N. Illouz et J. Neefs (dir.), Crise de prose, Presses universitaires de Vincennes, 2002, p. 138.

[33]. M. de Montaigne, Essais, Livre III, chapitre II (« Du repentir »). D'après l'édition de 1595. On remarquera que les éditions courantes suppriment la virgule entre « Chaque homme porte la forme entiere » et « de l’humaine condition », ce qui n’est pas sans défaire le rythme et le sens du rythme de l’écriture de Montaigne. Où le complément de nom est plus que complément de « forme » ce qui oblige à penser « l’humaine condition » comme le pendant rythmique équivalent à « chaque homme porte … » et donc à penser l’universel par le sujet agissant forcément singulièrement, mieux : spécifiquement. Sans jamais pouvoir lui ôter sous quelque prétexte que ce soit « la forme entière » et donc « l’humaine condition ».  On voit par là deux choses à la fois : l’essentialisme est l’ennemi et de l’individuation et de l’universel ; la philologie sans poétique passe vite sur les virgules, donc sur le sens, le sens du sens, alors qu’elle dit s’en préoccuper.

[34] Je préfère utiliser cette notion que le concept de racontage viendrait désancrer de toute instance autre qu’une instanciation relationnelle. C’est que tout ce roman, comme tous les poèmes-essais-romans de voix, demanderait de se déshabituer des catégories non-relationnelles d’instanciation (narrateur et narrataire, personnages…) puisque ce n’est pas une grammaire du récit qui régit l’instanciation mais une poétique du rythme-relation qui se met à l’écoute de ce que fait le passage de voix : entre autres, les renversements et emmêlements des soi-disant instances… à moins qu’on veuille tenir le texte dans les lacs d’une herméneutique qui ne peut considérer son récitatif et sa force de proses-voix en relation.

[35] Voir sur cette notion C. Planté, « Ce qu’on entend dans la voix. Notes à partir de Marceline Desbordes-Valmore » dans G. Dessons (dir.), La Licorne n° 41 (« Penser la voix »), Université de Poitiers, 1997, P. 87-105.

[36] S. Kierkegaard, « La Reprise » dans Ou bien... ou bien. La Reprise. Stades sur le chemin de la vie. La maladie à la mort, Robert Laffont (« Bouquins »), 1994, p. 694.

[37] M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de Satan, op. cit., p. 157.

[38] J.-P. Sartre, « Sur La Fin de la nuit de François Mauriac », NRF, 1939 – cité dans M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de Satan, op. cit., p. 157.

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