mardi 31 mars 2009

Réécrire hors de toute représentation (avec Henri Meschonnic et Claude Régy)


(Marcial Di Fonzo Bo dans Paroles du sage, mise en scène de Claude Régy)

Le texte ci-dessous a été communiqué aux participants des journées d'étude interdisciplinaires organisées par le LASLAR sur le thème "Qu'est-ce qu'une réécriture?" à la MRSH de l'Université de Caen les 27 et 28 mars 2009. Merci aux organisateurs, Franck Bauer et Vincent Amiel ainsi qu'à tous les participants.

Il s’agit d’approcher, non d’atteindre » Claude Régy (EP, 115)

La poétique est le feu de joie qu’on fait avec la langue de bois. Le travail de la théorie est de veiller, y compris pour la poétique, à ne pas faire de bois » Henri Meschonnic (PDT, 22)

1. Traduire, mettre en scène : un rapport actif

Réécriture et traduction sembleraient ne pas faire bon ménage. Pour au moins deux raisons : tout d’abord les deux termes ne seraient pas fixées au point de pouvoir ajuster leur rapport[1], ensuite, « à l’exception de cas particuliers – et d’autant moins nombreux – tels que, peut-être, l’autotraduction ou les traductions réalisées par des poètes et des écrivains reconnus », les traductions seraient autant de « production(s) textuelle(s) effectuée(s) sous la contrainte d’un texte original par rapport auquel elle(s) doi(vent) nécessairement se situer » et donc dépendre quant à leur « littérarité ». Aussi, Christine Lombez conclut-elle sa tentative d’articulation des deux notions par un souhait :

Il faudrait donc poursuivre l’analyse et s’interroger également sur ce qui constitue la littérarité d’un texte en traduction, autrement dit ce qui est susceptible de le faire reconnaître comme écriture. Un vaste sujet qui mérite réflexion.

Ce « vaste sujet » semble effectivement l’impensé de tout ce qui précède à condition qu’on sorte également des deux écueils, « la poétisation » et « la récriture » que Henri Meschonnic signalait il y a déjà fort longtemps et dont le dernier est évoqué par Lombez sans apercevoir qu’il s’agit justement d’une « matérialisation du dualisme » équivalent au premier écueil puisqu’il se soumet à une idéologie linguistique, au culturel qui justement participe d’une « désécriture », telle que Jean-Louis Cordonnier la décrivait[2] :

On redistribue les phrases et les paragraphes. On rationalise ce qui heurte trop la raison française. On clarifie. On détruit les réseaux signifants. On désydtématise. On efface les connotations culturelles que le lecteur français ne « comprendrait pas, ou qui risqueraient de le choquer ». (…) En un mot donc : on désécrit.

Mais de là à poser, comme le suggère Lombez, que « toute réécriture, quelle qu’elle soit » serait « désécriture[3] », il y a un cliché qu’on ne peut admettre. Comme le cliché inverse, que toute traduction est écriture[4] car il y a bien traduire-écrire et traduire-désécrire tout comme il y a certainement des réécritures qui ne sont pas des écritures…Aussi, faut-il dire que pour la théorie de la réécriture, la théorie de la traduction est-elle décisive comme révélateur. Mais elle l’est exactement comme l’est tout ce qui participe ou pas à une pensée du passage exactement au sens que propose Claude Régy[5], quand il évoque Madeleine Renaud dans L’Amante anglaise, en 1968, à Gémier, prononçant « Je serais allée à l’hôtel Crystal » – faisant l’hypothèse d’un retour à Cahors, le lieu natal de son personnage, et qu’il écrit :

C’est la banalité. Et pourtant, la fraîcheur de la voix, la simplicité du ton, l’écho ouvert, la résonance de l’air, nous entrons soudain dans un hôtel modeste – solitude, amours sublimes, pauvres rencontres – mais par ce couloir, nous entrons dans l’apesanteur, le château de verre, résidence des âmes, la vastitude. La phrase est dite, s’est créée. Bien sûr c’était déjà précisément dans les mots écrits, mais nous entendons la phrase. Il nous semble que nous l’avons toujours entendue avec cette évidence, et pourtant, la sensation survient de l’entendre en nous pour la première fois, comme l’écrivain l’a entendue avant de l’écrire.

(…)

Ce qui importe, c’est ce passage, il ne faudrait jamais rien voir sur un théâtre que ça : l’invisible mouvement de ce passage mais sans cesse perpétué. (EP, 16-17)

L’hypothèse est donc la suivante : traduire, mettre en scène comme réécriture et donc comme écriture continuée c’est ce passage d’une écoute qui ne s’arrête pas, écoute d’une voix dans et par son continu, réénonciation qui n’en finit pas.

2. Deleuze et la « dramatisation »

C’est ainsi que je voudrais vous proposer le cheminement suivant : comment Paroles du Sage continue l’écriture dans la traduction comme dans le théâtre, avec Henri Meschonnic et Claude Régy parce que l’une avec l’autre, ces expériences continuent ce qu’on peut appeler une écriture qui n’en finit pas de nous écrire, de s’écrire, de faire poème[6]. Autrement dit et en reprenant les suggestions de Gilles Deleuze, ces Paroles du Sage « hors de la représentation » réaliseraient « l’univocité comme répétition dans l’éternel retour » (DR,388) dans une analytique plus intempestive qu’empiriste, du moins d’un empirisme poussé à bout (DR, 3), où « différence pure et répétition complexe » semblent « en toutes occasions se réunir et se confondre » (DR, 2)[7]. Mais, précise Deleuze, en vue de cette irréductibilité « à des genres ou à des catégories » (traduction, théâtre), il a fallu que les attributs « n’introduisent aucune division dans la substance qui s’exprime ou se dit à travers eux en un seul et même sens » (DR, 387), et que les modes se « rapportent immédiatement à l’être univoque » (DR, 388). Toutefois, cette « univocité de l’être » comme « seule Ontologie réalisée » (DR, 387) même défaite de toute « profondeur du même censé recueillir le différent », ainsi que Heidegger l’envisageait (DR, 384), reste prise chez Deleuze dans une ontologisation quand il s’agit d’une activité, d’une historicité toujours en cours. Toutefois Deleuze parle de « dramatisation », ce qui semble orienter l’écoute vers l’activité :

Le monde entier est un œuf. […] Ce sont les processus dynamiques qui déterminent l’actualisation de l’Idée ; Mais dans quel rapport sont-ils avec elle ? Ils sont exactement des drames, ils dramatisent l’Idée. D’une part, ils créent, ils tracent un espace correspondant aux rapports différentiels et aux singularités à actualiser. [ …] Le monde est un œuf, mais l’œuf est lui-même un théâtre : théâtre de mise en scène, où les rôles l’emportent sur les acteurs, les espaces sur les rôles, les Idées sur les espaces. […] Tout est encore plus compliqué […]. Partout une mise en scène à plusieurs niveaux.

D’autre part, les dynamismes ne sont pas moins temporels que spatiaux. […]. Mais la distinction est forcément relative ; il est évident que le dynamisme est simultanément temporel et spatial, spatio-temporel. […] Bref, la dramatisation, c’est la différenciation de la différenciation, à la fois qualitative et quantitative (DR, 279-283).

Malheureusement dans les développements qui suivent, Deleuze va dissocier les « rapports » et les « compositions », quantité et qualité, dialectique et esthétique : « La spécification incarne les rapports, comme la composition, les singularités » (DR, 285). Certes, il voit dans la « dramatisation » un potentiel antérieur à ce dualisme. Nous faut-il alors laisser l’écriture dans cette force potentielle primitive, dans un hors langage sans « rapports » et sans « compositions » vraiment actualisés ? Pure intensité ? Parce que « impliquante et impliquée », comme dit Deleuze (DR, 305). De ce point de vue, il faudrait continuer à suivre Deleuze car l’inaccompli de ce qui fait écriture n’est pas celui de « l’antinomie de la représentation » (DR, 339). Rien d’étonnant à ce que Deleuze fasse appel à Jean-Pierre Faye[8] pour ouvrir alors la répétition à un « sens distributif » (DR, 349) que néanmoins il aperçoit comme assurant « la distribution et le déplacement des termes, le transport de l’élément, mais seulement dans la représentation pour un spectateur encore extrinsèque » (ibid.). Deleuze propose alors de penser une fondation comme détermination de l’indéterminé, représentation infinie : « La répétition est la puissance du langage ; et loin de s’expliquer de manière négative, par un défaut des concepts nominaux, elle implique une Idée de la poésie toujours excessive » (DR, 373). Solution à la fois heuristique et aporétique : une véritable théorie du rythme est inaugurée dans certains passages (DR, 375 en particulier) et Deleuze montre les continuités des rythmes, n’oppose pas l’art et la vie quotidienne, lance une dynamique relationnelle (diaphora) du côté du multiple et du devenir sortant ainsi de la représentation afin d’instituer la force du rapport entre spécificité et unicité (DR, 388-389) ; mais le nietzschéisme de Deleuze ne voit pas qu’il tient encore le langage dans les catégories traditionnelles, « le mot = x dans le langage » (DR, 382), ce qui immanquablement met les arts du langage dans l’esthétique. D’où, malgré sa prise en considération du continu spinoziste (DR, 387) reversé dans l’ontologie, un maintien des termes, dans la recherche avec laquelle nous entrons en affinité continûment mais qu’on est bien obligé d’abandonner, puisqu’il y a « l’essence de la répétition » et « l’idée de la différence » (DR, 41, je souligne). Charles Péguy que Deleuze qualifie de « grand répétiteur de la littérature » (DR, 34) avait coupé le fil qui lie le rythme à la symétrie (DR, 32) en cherchant la « sonorité générale[9] ».

En cela alors, « le déplacement et le déguisement de ce qui se répète ne font que reproduire la divergence et le décentrement du différent, dans un seul mouvement qui est la diaphora comme transport. L’éternel retour affirme la dissemblance et le dispars, le hasard, le multiple et le devenir ». Cette élimination du « Même » et du « Semblable », de « l’Analogue » et du « Négatif », « comme présupposés de la représentation », cette construction de la « différence de différence » (DR, 383) constitueraient alors, semble-t-il, ce qui fait le continu de l’écrire, un écrire toujours inaccompli, en inaccomplissement. Il faudrait alors plus que d’un transport parler toujours d’un rapport entre ce qui diffère toujours dans la répétition même : la différence ne constituant pas seulement un déplacement qui réduirait trop vite la répétition au répété mais un rapport de la répétition à la répétition, une différence toujours relationnelle, ce que j’aime appeler une relation de la relation[10]. Par là, l’enjeu d’une théorie de la réécriture c’est, par la théorie de la traduction comme par celle du faire théâtral, de déplacer le fait que « ce qui se répète, c’est la répétition même » (DR, 377), que la différence n’est plus entre une première fois et les autres, entre le répété et la répétition mais bien entre ce qui achève et ce qui continue, entre ce qui représente et ce qui excède, entre ce qui borne et ce qui déborde, entre le connu et l’inconnu, la maîtrise et l’impossible, l’énigme toujours vive.

3. « La force du continu[11] »

J’essaie donc maintenant la lecture comme continu de l’écriture, de l’écriture continuée dans des histoires plus que différentes mais dans l’exigence toujours maintenue du continu comme écoute de ce qui fait un « ressassement » vers une lucidité plus qu’une vérité, vers du concret et non de l’abstrait, vers du corps et non de l’idée. Plus encore vers un rythme où syntaxe et prosodie font relation contre tout ce qui fait adaptation. Contre tout ce qui empêche que l’écriture soit toujours l’aventure d’une création. Alors la réécriture fait une écriture ou ne fait plus qu’une désécriture.

« Paroles » (1-1), qui fait l’incipit de Paroles du Sage, pose et surtout engage une oralité de l’écriture plus qu’un genre discursif apologétique voire prophétique : « une voix » plus qu’un prêche voire un savoir d’expérience que la traduction par « propos[12] » engage forcément. Une voix qui parle ! pas une déclamation. Comme écrit Régy :

Quand je dis que la voix, je ne sais pas ce que c’est, c’est vrai : la voix, c’est un son ? Une vibration dans l’air qui fait que les voix ont chacune leur caractère ? La vibration transmet énormément de l’être, et les voix que je peux utiliser au théâtre sont des voix qui mettent en relation avec le monde intérieur. Quand on parlait de belles voix de théâtre, on parlait d’une émission de texte qui était d’ordre déclamatoire. (OM, 45)

Arnaud Rykner souligne comment « au fil des mises en scène » - significativement il cite « les trois pièces de Nathalie Sarraute[13] » – « Régy explorera plus avant cette primauté de la diction sur l’action et la fiction[14] ». Mais plus que de diction qu’on pourrait confondre ou rapporter à une oralisation, c’est d’oralité qu’il est question. Et Rykner d’ailleurs signale que « l’acteur n’est plus censé ‘habiter’ l’espace théâtral avec son corps » mais « qu’il est condamné à se laisser traverser par une parole qui fait résonner son propre ego sans que ce même ego prétende être à l’origine de la parole[15] ».

Dans la traduction de Meschonnic c’est ce corps résonnant, c’est « du corps qui bouge[16] », qui rend au texte une oralité pleine : « Paroles de la bouche d’un sage » (10-12, PS, 174) n’est pas « ce que dit la bouche des sages » et, ailleurs, « Le début des paroles de sa bouche » (10-13) fait tout autre chose que « le début de ses propos ». Ce sont bien des paroles qui traversent, qui passent comme un corps se déplaçant. De ce point de vue, il est étonnant d’y voir un quelconque « texte archaïque » dont Régy montrerait « ce qui ‘d’une écriture n’est pas à lire’[17] » quand c’est, me semble-t-il, tout le contraire : ce qui d’une écriture est à lire et qu’on n’est pas habitué à lire… ou mieux encore, ce qui continue de s’écrire et qui nous oblige à l’accompagner, ce qui en français a enfin commencé à s’écrire. Car si effectivement Régy précise qu’il s’est « demandé ce que la parole était avant que la parole existe » (OM, 49), c’est plus pour penser et vivre le continu corps-langage qu’une quelconque antériorité ontologique voire historiographique, comme Régy décrit le travail de l’acteur :

Cette idée a provoqué chez Marcial une émotion très forte. Évidemment les larmes modifient la vibration de la voix, et, comme ce travail était dur, Marcial était couvert de sueur. Tout coulait, morve, larmes, sueur. Et donc, comment dire que le corps n’est pas impliqué dans la délivrance de la parole. Larmes, sueur, sécrétions, font partie de la parole 

Mais j’aime, quand narrant ce que lui fait Marcial Di Fonzo Bo venant lentement à la lumière et à la voix, Sabine Quiriconi écrit que :

La bouche se modèle au gré du texte. Elle reste ouverte entre les groupes sonores. Les mouvements des bras sont lents, eux aussi, constants et répétitifs, si l’on ne prenait garde, au fil du temps, à la façon dont ils accompagnent imperceptiblement les transformations de cette longue phrase qu’est le texte, étrangement suspendue, jamais interrompue[18].

Cette phrase ininterrompue n’a rien d’une prouesse syntaxique voire spectaculaire même si le corps de l’acteur tout comme la syntaxe en sont totalement bouleversés. L’ininterrompue et l’étrange suspension sont très précisément ce que Régy appelle « la fusion de la parole et du corps » (OM, 48) rendue « visible » : « La parole est du corps ». Et l’inverse, le corps est de la parole, faudrait-il ajouter. Avec ce paradoxe tenue jusqu’au bout : « l’immobilité n’est pas absence de mouvement » puisque, en l’occurrence, Marcial Di Fonzo Bo est ainsi décrit par le metteur en scène :

Son corps irradiait. Son visage, à force de fixité, produisait des hallucinations. Je le voyais vieillard, enfant, garçon demeuré, je voyais quelqu’un de brûlé, de blanchi dans un excès de lumière. La lumière était fixe. On croyait qu’elle bougeait. Donc, la vision se transforme  dans l’imaginaire. Dans ce visage tout le temps mobile, il y a le mouvement de la bouche, et la délivrance de la parole qui, en effet, traverse le corps. (OM, 48-49).

C’est que s’opère alors un vrai retournement : une œuvre n’a force que par son inaccompli, par son incréé, par « ce qui encore n’a pas été » (4-3, PS, 149, cité dans OM, 63). C’est à ce point qu’il faut préciser ce qui advient avec la traduction-écriture de Meschonnic : un « éblouissement », comme aime à dire Régy (RSP, 141). Ce que André Chouraqui pointait dans sa préface à sa traduction des Psaumes : « Dans ce pays où nulle traduction de la Bible n’a encore réussi à s’imposer, les traducteurs qui en accepteront la gageure, l’effort et le risque, devront s’orienter vers la création d’un langage nouveau qui permette – cela fut le cas de l’émouvante Vulgate et de l’Authorised Version – de pressentir les profondeurs de vie qui font de la Bible le livre de Dieu ». Mais Chouraqui a oublié qu’on ne peut séparer les mots du silence, de la prosodie et du rythme. Ce que Henri Meschonnic explicite à l’orée de ses premières traductions :

J’ai voulu rendre, et je crois qu’on ne l’avait jamais tenté, les accents et les pauses dont la hiérarchie complexe fait la modulation du texte biblique, son rythme et parfois même son sens. Le rythme est le sens profond d’un texte. La diction, notée en hébreu par un système d’accents, c’est ce que j’ai voulu recréer, par des blancs (dans une hiérarchie non arbitraire), recréer les silences du texte, rythme de page [… ], ce que Gerard Manley Hopkins appelle le “mouvement de la parole dans l’écriture[19]”. Ainsi sont pris avant tout, sinon totalement, les textes bibliques comme textes, moments d’une écriture, sans ignorer l’accumulation des sens qui s’y trouve incorporée (5R, 15).

C’est que la traduction comme pratique et comme théorie est d’abord de l’ordre d’une écoute, d’une écoute comme « principe de traduction » et comme « défi nouveau à un public nouveau » (PPII, 424). Exactement ce que fait Régy quand partant de cet « éblouissement », il pose qu’« il s’agit d’être en relation avec l’incréé et de le faire percevoir au spectateur au lieu de se satisfaire du créé, il y aurait un grand chemin parcouru – à la fois parmi les hommes de théâtre mais aussi parmi le public, qu’il faut faire aussi évoluer » (RSP, 141).

Je me contente de lire le début du chapitre IV que cite souvent Régy.

I

Et encore        et moi j’ai vu        toutes les oppressions                qui se font        sous le soleil

Et tenez le pleur des opprimés        et il n’est pas pour eux        de consolateur        et de main de leurs oppresseurs        violence                et il n’est pas pour eux        de consolateur

2

Et moi je loue        les morts        qui sont déjà morts 

Plus que les vivants                 qui        eux sont vivants        eux encore

3

Et mieux        que les deux                ce qui encore        n’a pas été

Qui n’a pas vu        l’œuvre mauvaise                qui se fait       sous le soleil

4

Et moi j’ai vu        que        tout l’effort        et        tout le succès de l’œuvre              est l’envie de l’un        pour l’autre

Cela aussi est buée        et pâture de vent

5

Le fou       se croise les mains              et mange        sa chair

6

Mieux vaut                plein une paume        de repos

Que plein deux poignées        d’effort        et pâture de vent

7

Et encore        et moi j’ai vu une buée        sous le soleil

8

C’est un qui est seul et pas de second        pas même un fils ni un frère        et pas de fin à tout son effort                même son œil       n’en aura pas assez        de richesse

Et pour qui je fais mon effort        et prive mon âme        d’abondance ?                      cela aussi est buée        et triste besogne

 

Inutile de développer ici le système proposé par Meschonnic pour répondre aux dix-huit accents disjonctifs et neuf conjonctifs de l’hébreu biblique retranscrits dans la version massorète. Il y a ainsi par les blancs et par les « et » lançants et par les reprises, par le rythme qui tient ensemble prosodie, syntaxe et sémantique un dire qui est à proprement parler une théâtralité de la parole ou, comme dit Régy, une mise en scène dans l’écriture : « Si un texte est un texte, il contient sa mise en scène, il faut écouter la mise en scène qui est dans l’écriture[20] ». Mais plus que d’une dramaturgie du texte, il faut parler d’un écriture oraculaire, c’est-à-dire d’une oralité dans et par l’écoute. Ici, par exemple, « et encore » puis « et tenez » engagent l’écoute par le dialogisme jusqu’au dialogal de l’échange : performativité de l’accumulation qui jamais ne donnera dans l’exagération mais cherchera toujours la force du vrai, le ton proverbial qui est plus que la sentence la force prosodique, l’emportement volubile que font les attaques de versets quasi anaphoriques (« et moi », « et mieux », « et moi », « mieux ») mais surtout  le plain-chant consonantique en /p/ du verset 6 ou le « plein » repris deux fois – et l’on compte (« une paume », « deux poignées ») passant par « paume », « repose » et « poignée », s’inachève dans « pâture de vent », donc dans un « cela aussi est buée » ! Bref, ce que Meschonnic appelle pour souligner ce qui s’écrit ailleurs (7, 1), « une paronomase chronique » (PS, 134). Cette persistance, n’est-ce pas exactement ce que pointe Régy dans son propre travail quand il commente le début du 3e verset (« ce qui encore n’a pas été ») :

C’est un appel à l’incréé. (…) J’ai essayé de penser que la seule chose qui compte quand on fait une image, qu’on écrit un texte, ou qu’on le retranscrit, c’est que ce qu’on voit ou qu’on entend nous renvoie à de l’incréé, rende compte de l’incréé. Ce qu’on montre n’a aucun intérêt. Beauté, laideur n’ont aucun sens. Dans le faire devrait se manifester le « ne pas faire », on devrait en même temps sentir l’impuissance à le faire. (OM, 64)

 

4. La ré-énonciation ou l’écriture continuée

Toute la différence entre « Vanité des vanités » et « Buées de buées ». L’examen des manuscrits déposés à l’IMEC par Meschonnic permet d’observer la recherche longue de cette trouvaille qui est passée par « fumée » puis « souffle » et enfin « buée » : c’est-à-dire par l’abandon dès les premiers essais de traduction de tout abstrait quand l’hébreu pose un concret. Mais il n’y a pas que le choix du mot, il y a aussi la relation des mots qui va vers le concret ou l’abstrait : « vanité des vanités » pose une essence des existants, vise même une totalité, quand « buée de buées » pose une pluralité qui jamais ne peut venir à bout d’un illimité qui est un « vivre langage ». Aussi, cette lucidité du ressassement (PS, 132) que le « maître mot », hevel, reste « un point de départ » et ne devient jamais un « point d’arrivée ». La buée ou « l’haleine qui se résout en rien dans l’air » est comme « ces arrêts » et autres ralentissements que demande Régy à ses acteurs pour que « le vrai plein de l’écriture s’entend(e) » (OM, 65). Et il ajoute « si on ne l’a pas dès le départ occulté » ! car c’est ce que fait « vanité » qui oblige à fixer la voix au sujet philosophique ou éthique quand « buée » fait su sujet, de la voix, des problèmes sans cesse au travail et surtout une activité faite matière, une suspension prolongée, une relation infinie.

C’est bien à un « la bouche dans la bouche[21] » que nous invitent les deux expériences dans leur continu : la traduction et la mise en scène jusqu’à la lecture « la bouche dans la bouche ». Oui, la relation est une connaissance en actes, en actes de langage, un faire l’amour comme le poème qui continue « le mouvement de la parole dans l’écriture » :

C’est une respiration, c’est un souffle. Il faut considérer comme une coulée. C’est ce que j’essaie de faire : que le rythme de cette respiration soit celle du texte et qu’elle s’échange entre les acteurs, c’est-à-dire que chacun n’incarne pas un personnage, ne joue pas un rôle ni ne dialogue, mais qu’ensemble les acteurs soient à l’écoute du texte et du souffle de l’écriture. (RSP, 146)

 Bref, il s’agit d’essayer de faire en sorte « de tous les participants, des poètes à part entière selon une ligne générale qui est évidemment suscitée par l’écriture première » (RSP, 138). Mais, comme disait Péguy, « quelle effrayante responsabilité pour nous » (106) car « nulle œuvre pourtant n’est temporellement si achevée » (107). Et alors il y a à choisir entre un devenir public et un devenir auteur (114)… Meschonnic et Régy, le premier parce qu’il commence avec Paroles du Sage un chantier toujours en cours et dont le caractère démesuré est à contre-époque, souvent ignoré, du moins évité, et Régy parce qu’avec Paroles du Sage il s’enfonce peut-être encore plus dans « une expérience transgressive dont l’absence d’applaudissement constitue l’un des symptômes[22] », re-commencent ou du moins nous mettent au commencement, dans ce que Péguy signale avec les Nénuphars  de Monet : contrairement au « mouvement logique » qui « serait de dire » que c’est « le dernier » qui a été le mieux peint, « au contraire, au fond », c’est « le premier, parce qu’il savait (le) moins » (126). C’est à ce moment que la théorie de la réécriture est exactement à son point crucial : entre la « misère des thésauriseurs » (127) avec leur « théorie de la caisse d’épargne » (128) ou « de l’escalier » et « la buée de buées » ou comme dit Régy « la beauté de l’éphémère, suspendu comme de la poussière » (OM, 97).

Aussi, il me semble que la traduction d’Henri Meschonnic est une écriture continuée comme le travail de Claude Régy que Valérie Dréville tient en une très belle hésitation prolongée :

Ça fait appel à la faculté qu’a tout homme d’être dans un… dans un état d’écrire et d’écriture… ça travaille beaucoup là-dessus… sur l’écriture… retrouver l’état qui préside à l’écriture… je pense que ça existe dans chaque homme… il fait entendre ça, Claude, au spectateur même[23].


[1] « Le périmètre respectif des deux concepts demeure, de fait, très malaisément définissable » écrit Christine Lombez dans « Réécriture et traduction » dans Jean-Paul Engélibert et Yen-Maï Tran-Gervat (dir.), La littérature dépliée, Reprise, répétition, réécriture, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 78. Les citations qui suivent renvoient à cette page.

[2] Jean-Louis Cordonnier, Traduction et culture, Paris, Didier/Hatier, 1995, p. 162. Il faudrait comparer une telle conceptualisation avec celle de quand Jean-Claude Chevalier et Marie-Françoise Delport qui parlaient d’« orthonymie » dans Problèmes linguistiques de la traduction, L’Horlogerie de saint Jérôme, Paris, L’Harmattan, 1995.

[3] C. Lombez, « Réécriture et traduction », article cité, p. 77.

[4] Michaël Oustinoff, La Traduction, P.U.F., « Que sais-je ? », 2003, p. 19.

[5] Claude Régy, Espaces perdus (EP), Les Solitaires intempestifs, 1998 (reprise de l’édition Plon de 1988) ; L’Ordre des morts (OM), Les Solitaires intempestifs, 1999 et « Ralentir, suspendre, prolonger… » (RSP) dans Franck Smith et Christophe Fauchon, Zigzag Poésie, Formes et mouvements : l’effervescence », « Mutations » revue mensuelle, n° 203, Paris, éditions Autrement, avril 2001, p. 136-146.

[6] Henri Meschonnic, « Paroles du Sage » dans Les Cinq Rouleaux, Le Chant des chants, Ruth, Comme ou les Lamentations, Paroles du Sage, Esther, traduit de l’hébreu, Paris, Gallimard, 1970, p. 129-184. Dorénavant, les références seront indiquées par PS suivi de la page. Du même, déjà cité Poétique du traduire (PDT), Lagrasse, Verdier, 1999.

Paroles du sage, mise en scène de Claude Régy : Théâtre National de Bretagne, février 1994 ; Théâtre Garonne, Toulouse, du 12 au 22 janvier 1995 ; La Ménagerie de verre, Paris, 8 février-26 mars 1995
 ; Théâtre des Bernardines, Marseille, 1-6 mai 1995 ; Verbier festival & Academy, Suisse, juillet 1995.

[7] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968 (noté dorénavant, DR suivi de lapage).

[8] Jean-Pierre Faye, Analogues, Paris, Seuil, 1964. Deleuze note significativement que l’analogie est encore « pour un œil malgré tout extérieur ». Il ajoute : « et dans tout ce livre, le rôle d’instinct de mort, interprété de manière analogique » (DR, 349, n. 1).

[9]. «Sonorité générale. – Quel que soit le commandement de la rime sur le vers, quel que soit le gouvernement de la force et de l’ordre et de la nature du rythme, ce commandement et ce gouvernement ne sont eux-mêmes que des éléments, des composantes élémentaires, évidemment importantes, peut-être capitales, mais nullement épuisantes, et il s’en faut, de ce qu’on peut nommer la sonorité générale de toute œuvre, non seulement de tout poème et de toute prose, de tout texte, mais aussi bien de toute œuvre plastique, de toute œuvre contée, dessinée, peinte, de toute œuvre statuaire, enfin généralement de toute œuvre. Ce n’est pas la rime seulement et le commandement de la rime, ce n’est pas le rythme et seulement et le gouvernement du rythme, c’est tout qui concourt à l’opération de l’œuvre, toute syllabe, tout atome, et le mouvement surtout, et une sorte de sonorité générale, et ce qu’il y a entre les syllabes, et ce qu’il y a entre les atomes, et ce qu’il y a dans le mouvement même. C’est cette sonorité générale qui fait la réussite profonde d’une œuvre. », Charles Péguy Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne (texte resté inédit à la mort de Charles Péguy) Œuvres en prose 1909-1914, édition de Marcel Péguy, Paris, Bibliothèque de la Pléïade, Gallimard, 1961, p. 145.

[10] Voir Langage et relation, Paris, L’Harmattan, 2005 pour une critique de la notion de « ritournelle », p. 120 et suivantes ; et surtout p. 160 et suivantes pour une critique des conceptions du langage de Deleuze qui néanmoins ouvre de nombreux passages à une théorie du rythme dans et par le langage.

[11] C’est ainsi que titre Henri Meschonnic pour participer à l’ensemble Claude Régy, dirigé par Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Les voix de la création théâtrale, n° 23 », CNRS éditions, 2008, p. 270-275.

[12] C’est la traduction de l’école biblique de Jérusalem (éditions du Cerf, 1955) que je prends comme unique comparaison.

[13] « Isma » en 1973, « C’est beau » en 1975 et « Elle est là » en 1980.

[14] Arnaud Rykner, « L’inconnu dans la chambre noire, Claude Régy et les dispositifs » dans Marie-Madeleine Mervant-Roux (dir.), Claude Régy, op. cit., p. 56.

[15] Ibid., p. 57.

[16] H. Meschonnic, « La force du continu », article cité, p. 272.

[17] Sabine Quiriconi, « Visages du monologue » dans Marie-Madeleine Mervant-Roux (dir.), Claude Régy, op. cit., p. 156-157. La citation vient de Jean-Luc Nancy, Corpus, Métailié, 2000, p. 74.

[18] Ibid., p. 158.

[19] (Note de S. M.) Le rythme bondissant d’Hopkins auquel on peut comparer l’écriture de Meschonnic, traducteur comme poète, était « le plus proche du rythme de la prose, c’est-à-dire du rythme spontané et naturel de la parole » (cité par Geoffrey Hill » dans « Racheter les temps », in G. M. Hopkins, Le Naufrage du Deutschland, Orphée, La Différence, 1991, p. 7.

[20] C. Régy, « Un cinéma dans notre monde intérieur », entretien avec Sébastien derrey dans Théâtre/Public, 124-125, Gennevilliers, juillet-octobre 1995, p. 115.

[21] Claude Régy à Sabine Quiriconi, article cité, p. 162.

[22] Sabine Quiriconi, article cité, p. 158.

[23] Entretien avec Valérie Dréville dans Claude Régy, le passeur, film super 16 mm de Elisabeth Coronel et Arnaud de Mezamat, 1997, abacaris-film, la sept-arte (ma retranscription).

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