mercredi 27 mai 2009

La fabrique de l'histoire: les tueries massives de juifs en Ukraine à partir de 1941

Je viens d'écouter une émission sur France-Culture ("la fabrique de l'histoire") à propos du livre de Patrick Desbois (il paraît qu'on doit dire "Père"!), Porteurs de mémoires (2007 avec un passage télé en 2008 qui a fait passer le livre comme le fait la quatrième de couv pour une découverte alors que tout cela est connu depuis les premières études historiques et même procès), qui avec le slogan ("Shoah par balles") a cru faire un coup! peut-être pour qu'on pardonne les silences toujours aussi lourds de l'Eglise catholique et, pendant qu'on y est, ceux de l'orthodoxie (l'église orthodoxe), à un moment favorable puisque le "dialogue" inter-religieux semblait à cette époque participer de l'enchantement d'une paix dans le monde... mais l'histoire oppose aux intentions les faits et les points de vue qui les prennent en charge...

Ci-dessous un extrait d'un article beaucoup plus long paru dans Résonance générale n° 2 (printemps 2008) où je pointe ma déception quant au livre co-écrit par Husson, "l'historien" qui a accompagné Desbois, où s'aperçoit l'instrumentalisation du travail historique à de toutes autres fins...

Comment Les Bienveillantes signe une époque kitsch qui couvre les fascismes de la pensée

 

Dans Phänomenologie des Kitsches, Ludwig Giesz a créé le terme de « fétiche du passé » pour désigner les objets-souvenir. Il peut s’agir d’une paire de chaussons de bébé dont les parents font un moulage en plâtre qu’il exposent dans la salle de séjour. Je me demande si les fameux tas de chaussures d’enfants exposés dans les mémoriaux des caps de concentration ne sont pas le même phénomène inversé. Ces souvenirs-là sont particulièrement destinés à impressionner les visiteurs. Et je ne puis me départir d’un certain malaise à l’idée qu’il s’agit d’une réaction sentimentale, parce que des êtres humains ne peuvent être réduits à leurs chaussures, pas plus les enfants gazés que les enfants vivants qui chaussent aujourd’hui des pointures supérieures. Dépourvues de leur fonction première, les chaussures ne servent plus, dans un cas comme dans l’autre, qu’à être regardées. Autrement dit, elles sont esthétisées, elles deviennent fétiches, objets d’art ; mais comme la partie ne correspond pas au tout, ces chaussures ne sont que du kitsch[1].

 

On est heureux de découvrir une critique argumentée[2] du roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes (Gallimard, 2006). Puis on est très vite déçu par ce qui n’en est pas une, critique, faute de moyens critiques. Il s’agit plutôt d’une polémique et je ne vois pas d’opposition entre les propos de Littell et ceux de ses « critiques ». Par exemple ceux-ci : « Je ne recherchais pas la vraisemblance, mais la vérité. Il n’y a pas de roman possible si l’on campe sur le seul registre de la vraisemblance. La vérité romanesque est d’un autre ordre que la vérité historique ou sociologique » (Le Monde, 17 novembre 2006) où d’une part le discontinu du romanesque à l’historique et au sociologique empêche de penser autrement que dans des catégories culturelles naturalisées si ce n’est « universitarisées » et d’autre part le critère de la vérité ne fait qu’y renforcer le réalisme logique et son emprise sur la pensée et l’écriture. Propos que l’on peut comparer avec la thèse de Terestchenko et Husson[3], qui répète l’aporie du réalisme philosophique. Dénigrement du langage dans la plus pure tradition signiste et moralisation des œuvres par l’esthétique qui fixe « l’espace littéraire » : 

L’indigence ontologique du langage pictural ou poétique à traduire le « vécu » de l’expérience humaine, jusque dans la réalité la plus banale, il n’est pas d’artiste qui n’y soit confrontée. Le pouvoir de la révélation de l’art est toujours en-deçà de la présence nue de la chose, et de cet échec qui est consubstantiel à son entreprise, l’artiste ne cesse de se nourrir, et de tenter désespérément de le dépasser.(p. 226)

Qu’advient-il si l’artiste s’approprie la réalité de souffrances humaines vécues par des hommes et des femmes ayant réellement existé, pour en faire le sujet de son œuvre ? […] Ce n’est pas là n’importe quel sujet, un sujet égal à tout autre, et qui autorisait qu’on s’y plonge avec complaisance. Pour le dire en bref, ici s’imposent les règles du respect – le respect des suppliciés , que la mort a enfin rendus au repos – et du retrait, le retrait de l’artiste qui montre et donne à voir peut-être, mais interdit au regard de se repaître de ce spectacle. Le retrait s’incarne dans un style, fait de distance, de réserve, de pudeur, d’une économie de moyens, du refus de céder à la tentation des descriptions réalistes qui seraient par définition obscènes. Mais il n’y a pas que l’argument éthique qui s’impose ici. Déroger à ces règles, comme le fait Jonathan Littell dans Les Bienveillantes , ce n’est pas seulement céder à la facilité de l’obscène et du pornographique, c’est aussi franchir ces territoires de l’inopportun ou de l’illégitime dont parle Raoul Hilberg, qui sont des lieux interdits. Interdits au pouvoir évocateur de la littérature.  (p. 227-228)

Leur critique est d’abord une polémique interne à la philosophie française que les auteurs voudraient moins « nihiliste » dans la lignée d’un Claude Tresmontant. Aussi font-ils preuve d’une grande confusion mêlant dans leur diatribe Baudelaire et Sade[4], Bataille et Mai 68, Junger et Céline… Nietzsche surtout. Et quand ils signalent « l’un des passages les plus significatifs du livre de Littell » (p. 102), c’est pour complètement rater la critique alors que c’est précisément là (« aux pages 261-265 ») qu’on peut observer de près le dispositif Littell. Car non seulement ce passage est le seul dans tout le « roman » de Littell, qui montrerait que, « comme tout antisémite, Max Aue a son "bon juif", en l’occurrence, quelqu’un qui accepte le sort que lui réservent les nazis » (p. 105), mais c’est aussi le passage qui montre à quel point Littell reproduit le schéma de l’antijudaïsme chrétien qui fait de tout Juif une survivance presque sans âge (« Il aurait eu au moins cent vingt ans » p. 262) qui confirmerait presque biologiquement l’Ancien Testament. Le vieux Juif fait bien évidemment preuve d’une ruse commerçante (« J’ai appris le russe pour faire du commerce, car comme disait le Rabbi Eliezer la pensée de Dieu ne remplit le ventre », Ibid.) qui confirme la nature usurière des juifs. Et ce « vieux » va converser avec le nazi en grec, certes avec des « tournures inhabituelles » car un Juif ne peut comprendre la philosophie grecque autrement qu’avec « moïse de León, ce qui fait une grande différence »… puisqu’il a étudié « la Loi » (effacement de l’effacement de l’enseignement). Qu’ensuite, Littell en fasse « un vieux Juif gnostique » et que cela constitue une « excuse du meurtre » selon les auteurs des Complaisantes ne change rien au fait que le seul Juif singulier de ce roman de 900 pages dont le héros est engagé dans le suivi de l’Aktion des Einsatzgruppe qui exterminaient les juifs au fur et à mesure de l’avancée des troupes allemandes pendant la campagne d’invasion de l’URSS, est un Juif d’abord conforme à l’anti-judaïsme chrétien que Littell reproduit sans même s’en rendre compte ou peut-être fort consciemment…

Mais dans tout ce livre, c’est l’inaugural « puisque je vous dis que je suis comme vous ! » (p. 30) prononcé par cet ancien (toujours) nazi, qui est intolérable car nous savons et Littell nous le fait savoir non seulement par la voix de son nazi et, nous venons de le voir, par son propre anti-judaïsme chrétien, que « le Juif, lui », n’est pas comme « nous » et, nous savons que l’humanité (« Frères humains » est à l’incipit, ce qui est scandaleux comme s’il éliminait d’un trait de plume le titre et le livre d’Albert Cohen[5]) est ici captive du nazisme et de ce qui continue de le nourrir jusqu’à maintenant. Aussi, l’utilisation des chiffres concernant les meurtres commis qu’une histoire « objective » atteste et que Littell emprunte aux meilleurs historiens tout en faisant dire à son « héros » que « personne n’est d’accord » (argument classique des révisionnistes quand ils se font passer pour des historiens) vient dans son « roman » comme confirmer l’opération nazie : chiffrer[6] et éliminer les noms. 

Le succès de ce roman doit interroger. Mais c’est bien au-delà de ce succès qu’il faut considérer la situation. Et je voudrais prendre un seul exemple pour alerter en montrant qu’elle est difficile et même dangereuse.



[1]. R. Klüger, « La mémoire dévoyée : Kitsch et camps » (1996, trad. par Chantal Philippe) dans Refus de témoigner, op. cit., p. 332-333.

[2]. E. Husson, M. Terestchenko, Les Complaisantes, Jonathan Littell et l’écriture du mal, François-Xavierde Guibert, 2007. Je ne parlerai pas des défenses et illustrations de ce « roman » telle que celle proposée par le « dossier » de la revue Le Débat (n° 144, mars-avril 2007) étonnamment couplé avec un dossier « Entre Diaspora et État-nation » où les juifs sont assignés à choisir entre deux essentialismes ou encore condamné à l’impossible identité !

[3]. Édouard Husson est historien (auteur d’un livre dont le titre à lui seul fait douter de l’attention au langage par son auteur : Comprendre Hitler et la Shoah, PUF, 2000) et je m’attendais à des critiques précises sur les sources étalées par Littell. Il est fait mention d’« approximations historiques » (p. 27) mais aucune rectification n’est faite et on lit même que « l’exactitude des évocations historiques, (…) est réelle et impressionnante » (p. 162). Nos deux critiques ne pensent pas l’écriture de l’histoire autrement qu’en séparant « exactitude » et « invraisemblance » de « la psychologie de cet officier nazi » (ibid.) sans voir que l’exactitude perd toute historicité non par l’invraisemblable psychologie du héros (« qui peut croire qu’un tel bourreau ait jamais existe ? », p. 163) mais bien parce qu’il met son héros au présent pour mieux condamner au passé les victimes dans une déshistoricisation qui passe par une écriture révisionniste qui poursuit l’œuvre d’essentialisation radicale des victimes, les « sortant » de l’humanité. On lira par ailleurs ceci qui dit le sens de leur « critique » : « un des rares moments émouvants du livre, lorsque Max Aue avoue envier ceux qui peuvent, comme les opposants chrétiens à Hitler, développer une résistance cohérente au système nazi » (p. 91) : cette parenthèse en dit effectivement long puisque d’opposition juive il n’est question et de collaboration chrétienne pas plus !!!

[4]. Une phrase telle que celle-ci déconsidère les auteurs : « Sade, en effet, a pensé, à l’avance, une bonne part de l’idéologie nazie. Et il l’a mise dans la bouche de ses héros » (p. 54) ou ailleurs, avant un montage de citations de L’Histoire de Juliette : « La déclaration qui suit pourrait être signé Adolf (sic) » (p. 60), etc.

[5]. A. Cohen, Ô vous, frères humains (1972), Folio, Gallimard, 1988. La maison Gallimard se moque de ses auteurs… et l’éditeur de Littell (Richard Millet) aurait pu lui faire la remarque : ce qui montre l’insensibilité poétique et politique ou alors la bête immonde a fait son nid jusque dans nos « maisons »…

[6]. « Va donc pour le chiffre du professeur Hilberg » (p. 21) ! Tout en rappelant que « les morts algériens » de la « petite aventure algérienne » de la France ne sont jamais comptabilisés et en citant juste après « une phrase du Coran » (p. 23) : ce qui n’est pas sans insidieusement nourrir l’antisémitisme arabe ou/et musulman largement entretenu au Proche-Orient par certains chrétiens et anciens (et actuels) nazis.

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