mardi 30 juin 2009

D'Avignon à Blaye: l'été du théâtre




C'est un petit festival, c'est fin août, il y a à boire et à manger, il y a une librairie, il y a deux très beaux spectacles (?). Réservations : 05 57 42 40 77.
Le premier part d'un texte de Sylvie Nève (on peut lire un entretien et quelques extraits de son oeuvre dans la revue Le Français aujourd'huihttp://www.armand-colin.com/revues_num_info.php?idr=16&idnum=329863): le mercredi 26 août, salle de Liverneuf
Le second d'un texte de Henri Meschonnic, j'en avais vu et écrit le chantier en cours l'année dernière (les deux : http://revue-resonancegenerale.blogspot.com/2008/09/blaye-le-28-aot.html): le samedi 29 août, salle de Liverneuf. On retrouve Romain Jarry et Loïc Varanguien de Villepin, les animateurs de la compagnie des Limbes, dans la revue Résonance générale n° 3 disponible cet été vers la fin juillet...
Je cours à Blaye pendant tout l'été.


dimanche 28 juin 2009

Le corps d'un acrobate



L’ami James Sacré devait répondre les sculptures de Bernard Pagès…

Voilà un livre qui organise sur un beau papier les échos des deux œuvres à l’occasion de plusieurs expositions d’été du sculpteur. Cela commence par cette résonance à La Torse que Sacré définit comme « le vivant après sa défaite » : toute une allégorie de notre situation, toute une anthropologie de l’art d’aujourd’hui : « la torse ou l’inventée ». Ce que j’aime dans ces résonances c’est justement ce passage du verbe au nom ou plutôt cette verbalisation de tout ce qui s’arrêterait à des noms, titres et autres définitions, enracinements, identifications quand il s’agit d’« emportements dans les assemblages de couleurs et de ferrailles tourmentées », comme précise Sacré. C'est tout autant les renversements du masculin au féminin et l'inverse. C'est tous les renversements qui ne cessent de mettre en mouvement les comparaisons, les échanges de lieux et de moments, de références et de cultures: les renversements font la relation plus que les termes. Et nous sommes bien loin des rapports de la "Peinture" et de la "Poésie" comme j'ai entendu hier sur France Culture, nous sommes dans la "réson" des oeuvres, nous sommes dans le sujet-relation d'une activité multiple qui change tout, et la peinture ou la sculpture et la poésie, qui change jusqu'à voir, entendre, s'entendre, aimer, vivre. Et Sacré de continuer le « mélange » à l’œuvre, en œuvre, ainsi :

Comme quelque chose de puissant dans un ciel de Poussin. Ou quelque chose d’indien (échelles des Kivas) dans les régions du Sud-Ouest américain.

Oui, Sacré et Pagès, c’est ensemble et chacun en échos dans des historicités propres et toujours mises à jour, à notre écoute intérieure, « la tension maximale d’une forme au point de se défaire » : forme de vie, cela va de soi, telle cette « renversée » » de Pagès que Sacré renverse « avec en bout du canon lisse la flammèche de métal bleue tordue et partant en l’air comme un ruban de sperme ».

Bref, avec Pagès comme avec Sacré, en art c’est le « surgeon » qui emporte et alors « le sol aussi est du ciel », le langage est divin et, avec la sculpture, le poème nous fait « le corps d’un acrobate ».

 

Informations :

Parcours de sculptures de Bernard Pagès à Aix-en-Provence et à l’abbaye de Silvacane à la Roque-d’Anthéron tout cet été (commissaire : Evelyne Artaud).

James Sacré, Bernard Pagès, Élancées de fêtes, mais tenant au socle du monde, éditions La Pionnière (7, rue des Apennins. 75017 Paris. 0146272609.www.lapionniere.com. contact@lapionniere.com (96 pages avec de nombreuses photosprix : 28 €)

 

vendredi 26 juin 2009

La Poésie à l'école... avec les poèmes , 3



Premier problème:

Longs et courts

celui qui bâtit le monde est celui

qui active son errance

 

Adonis (1991, p. 34).

 

Commençons par le BAba de la situation des poèmes à l’école. La définition première reproduite à satiété par les manuels et les supports des activités en classe pose qu’un poème c’est un texte qui tient sur une page. Si l’explication en est certainement facile, la conséquence en est désastreuse : les poèmes seraient des textes qui tiennent sur une page parce que l’activité massivement réalisée avec les poèmes, depuis des décennies, c’est la récitation qui consiste à apprendre par cœur un court texte d’environ dix lignes… aussi le répertoire poétique des classes se limite-t-il à des textes qui font environ dix lignes ! Et l’immense majorité des élèves au sortir d’un cursus scolaire moyen voire supérieur ont l’idée que la poésie, c’est un ensemble de textes qui tiennent sur une page quand le premier d’entre eux dans la culture gréco-latine, l’Odyssée attribuée à Homère, fait 12 109 vers répartis en 24 chants ! L’honnêteté devrait nous faire dire à nos élèves qu’étant donné leur âge, nous ne leur offrons que des fragments, des extraits, des morceaux choisis. Mais l’habitude nous a fait gommer cette réalité. Aussi nous faut-il d’abord rappeler ce fait simple et qui devrait être familier à chacun : les poèmes sont d’une diversité considérable quant à leur dimension ! Il y en a des petits et des grands, des courts et des longs… et aucune raison valable ne doit nous empêcher de lire les uns et les autres car parfois les plus courts sont les plus difficiles et les plus longs pas si difficiles qu’il n’y paraît… mais attendons sur ce point.

On peut en tirer deux règles :

- ne jamais présenter un fragment hors de son contexte, du moins sans référence explicite à son contexte d’ensemble, y compris quand ce fragment a l’apparence d’un objet indépendant ; exemples :

1. « La Cigale et la Fourmi » de Jean de La Fontaine => extrait du Livre I des Fables (douze livres) ; première fable de ce Livre I qui en comprend 22.

2. « le printemps a dit :

"même moi je me perds en chacune des secondes qui m’échappe" »

=> c’est la treizième sur 24 des « feuilles dans le vent » du poète Adonis dans ses Mémoires du vent (1991)

- organiser le plus souvent possible des va-et-vient entre le court et le long ; reprenons nos exemples :

1. Donner aux élèves la table des matières du Livre 1 des Fables de la Fontaine. Les élèves remarqueront d’eux-mêmes qu’il y a beaucoup de « couples », de « La Cigale et la Fourmi » à la dernière fable, « Le Chêne et le Roseau » et donc que le dialogue entre deux protagonistes est au principe de bien des fables et, si ce n’est le dialogue, c’est la controverse, la dispute, la confrontation. Ils liront bien plus facilement la fable choisie sans avoir besoin d’explications en s’étant familiarisés avec un répertoire plus large et forcément congruent.

2. Lire magistralement les 24 « feuilles dans le vent » du poète Adonis. Les élèves, en charge du seul fragment 13, remarqueront peut-être que le (ra)conteur donne la parole par deux autres fois à quelqu’un (« la faute » en 6 et « mon histoire » en 11) et ils pourront mieux comprendre cette parole du printemps en lisant la dixième « feuille du vent » : « je balaie avec l’attente / les araignées de la poussière »…

On sait que l’activité scolaire a tendance à privilégier les textes courts pour d’autres raisons que la mémorisation : elle se consacre le plus souvent à la lecture intensive, à l’observation rigoureuse et au plus près du texte. Mais les Programmes de l’école de 2002 demandent de l’ouvrir à d’autres perspectives : celle de l’œuvre intégrale en particulier, celle aussi d’autres modes de lecture dont la lecture cursive y compris magistrale et enfin celle qui permet de construire des réseaux entre des textes et aussi entre des passages ou des éléments textuels qui peuvent être fort éloignés les uns des autres. Autant de perspectives qui impliquent qu’on fasse toute sa place à des lectures ouvertes à des répertoires beaucoup plus vastes afin de donner une tout autre valeur à l’attention qu’à certains moments on demandera d’avoir pour tel ou tel fragment imposé ou librement choisi. Alors, l’élève découvrira que la lecture consiste d’abord à lier et délier : construire des rapports entre des fragments et un ensemble, des fragments entre eux, des lectures dispersées entre elles…

Bref, le gain de cette capillarité entre le court et le long dès le plus jeune âge est double, non seulement en poésie mais en lecture : la lecture du fragment se nourrit de l’horizon de son contexte et la lecture longue d’un texte dans son ensemble ou de fragments multiples s’ancre dans des balisages qui n’ont de sens que parce qu’ils accompagnent un périple au long cours. C’est tout le sens des Programmes actuels concernant la littérature : donner sens aux textes lus et travaillés en classe parce que ce sont des œuvres. On en tirera donc l’enseignement suivant concernant la poésie : pas de poème qui ne soit définitivement confiné sur une page… même s’il n’en occupe qu’une ligne ou deux ! Tous les poèmes sont au long cours… même les devinettes des îles Maurice – tout aussi bien les haïkus – demandent de tenir ensemble le court et le long. La devinette, certes, a son existence propre mais elle vient toujours dans une série qui commence et parfois se scande par des rappels rituels :

Sirandane ?

- Sampek

Dilo dibut ? (De l’eau debout ?)

- Kann. (La canne à sucre.)

Dilo ampandan ? (De l’eau qui pend ?)

- Koko. (La noix de coco.)

Dilo durmi ? (de l’eau couchée ?)

- Ziromon. (La courge.)

 

Ainsi commencent les Sirandanes recueillies et traduites par Jean-Marie Gustave le Clézio et son épouse Jémia (1990). Formule magique, sirandane/sampek, qui ensuite déclenche un enchaînement rapide de questions-réponses… dont, bien sûr, chaque maillon est une perle mais qui perdrait de sa force sans son collier : jeu de l’instant qui met en branle une sagesse éternelle et infinie.

L’enjeu de la tension entre le court et le long, c’est bien celui de l’infini des lectures et donc de la chance donnée à chaque lecteur de toujours pouvoir recommencer, relancer sa lecture par un fragment ou en se laissant porter par le mouvement de l’œuvre dans son ensemble, dans tout ce qu’elle porte avec elle. Chance qu’aucun élève, même et surtout si ses compétences paraissent faibles, ne devrait se voir retirer sous aucun prétexte.  Même si les poèmes sont difficiles…

mardi 23 juin 2009

Triages nouveau est sorti



Le dernier numéro de la revue des Tarabuste est sorti: je rappelle ses rubriques insolites, ses 160 pages pleines et tout ce qu'on ne peut dire sans l'avoir lu entièrement...
c'est 23 euros à l'adresse de l'éditeur: Rue du Fort - 36170 Saint-Benoît-du-Sault
et c'est le même prix pour l'anthologie annuelle de l'éditeur qui offre cinq livres en un avec des merveilles cette année: je ne vous dis pas mais je le pense et le dirai...
Faites d'une pierre deux coups...

la Poésie à l'école... avec les poèmes , 2


Dix tensions à tenir pour redécouvrir le langage avec les poèmes (introduction)

 

On ne lit pas la poésie. On lit des poèmes.

Henri Meschonnic (1989, p. 116)

 

Situer le problème avec la poésie à l’École

Il y a les bonnes intentions. Il y a les passions et les indifférences. Il y a les représentations. Il y a…

Et il y a la situation. Elle est à la fois nouvelle et ancienne. Paradoxale pour le moins. Nous l’avons vu : la tradition comme les Programmes attachent une certaine importance à la poésie non seulement comme partie du corpus littéraire mais également comme mode d’agir du langage. Mais, nous le savons, la poésie se trouve souvent délaissée si ce n’est instrumentalisée et donc détournée. Soit elle reste donc à la porte de la classe, soit elle perd son âme en y rentrant… Reste que les enseignants comme les Programmes et, disons-le, les élèves attachent la plus grande importance à ces moments où la classe « fait poésie ». Il y a donc à penser cette situation en vue à la fois de rassurer ses acteurs mais également de l’éclairer au mieux pour que ces moments trouvent leur efficience et aussi fasse le bonheur de ceux qui les vivent.

Nous avons proposé dès l’introduction de cet ouvrage de mettre les poèmes au cœur des apprentissages. Il ne s’agit pas de venir après d’autres, à côté d’autres, défendre une boutique, une spécialité, une sous-discipline. Il ne s’agit pas d’ajouter quoi que ce soit à tout ce qui échoit à l’enseignement qui n’en peut plus… Il s’agit de considérer l’enjeu de ce qu’engagent les poèmes quand les élèves peuvent vraiment vivre avec eux au cœur des dispositifs scolaires quotidiens. Cet enjeu est, redisons-le, celui de l’apprentissage en tant que tel étant donné sa dimension fondamentalement langagière : doublement langagière puisque toute connaissance est une production langagière et une interaction langagière. Or nous parions sur le fait que ce que nous cherchons avec la notion de poème c’est ce qui est le plus actif dans ces deux dimensions : la dimension cognitive et la dimension dialogale dans leur interaction même. Le pari est donc celui fait sur un levier qui devrait montrer non seulement son efficience mais également son élégance au sens d’une simplicité ingénieuse. Allons aux poèmes et nous irons au cœur du langage et donc au centre de gravité des apprentissages.

Nous savons alors qu’il nous faut débloquer le problème avec la poésie. Quel est-il au fond ? C’est que la poésie est un opérateur de schizophrénie ! On comprend que beaucoup l’évitent…. Ils auraient presque raison. N’exagérons pas et reconnaissons que la poésie est un test qui fait mal : les discours à son propos (non seulement ce qu’on en pense mais surtout ce qu’on en fait) sont pris dans le tourniquet de contradictions souvent résolues par un refus de la réflexion qui passe tantôt par des discours passionnels qu’un subjectivisme hyperbolique entraîne bien loin des poèmes à vrai dire (« on aime ou on aime pas… »), tantôt par des discours autoritaires qui rendent la réflexion autiste et ignorent au fond les poèmes (« on a toujours fait comme ça… »). Le résultat peut-être le délaissement ou le détournement, peu importe, il est toujours le même puisqu’il accumule une non prise en considération des poèmes qu’accompagne un mépris des élèves puisque dans tous les cas ils doivent se soumettre à des modes de pensée et d’activité avec les poèmes qu’il ne peuvent penser sans parler de choisir quand ils ne sont pas soumis à une absence de poèmes ou à de telles sélections qu’ils disparaissent sous des apparences de poèmes… Les professeurs sont-ils responsables ? Nous avons vu que les Programmes ne sont pas toujours convaincants à ce sujet d’une part, d’autre part la tradition professionnelle est redoutable car elle a toujours obligé chacun à réitérer des choix naturalisés sans que puisse être pensée la configuration d’ensemble, la pratique dans toute sa complexité (pour des développements historiques précis, voir Les Poésies, l’école). Les professeurs sont responsables quand ils participent activement à cette naturalisation ; aussi leur responsabilité est-elle de ne plus accepter celle-ci et de simplement ouvrir les dispositifs didactiques aux œuvres en pensant le plus souvent a posteriori plus qu’a priori ce qu’il faut initier, transmettre, connaître avec les poèmes. Ouvrir les dispositifs, c’est laisser les œuvres agir et laisser les élèves agir avec elles : cela n’entraîne aucune passivité ! Bien au contraire ! Le professeur découvrira vite qu’une telle ouverture exige de lui la plus grande activité : l’écoute. L’écoute active : des œuvres et des élèves. Il verra vite que cette écoute va permettre d’augmenter son savoir-faire didactique et pédagogique puisque d’une part il saura pourquoi et comment il faut faire confiance aux œuvres, aux poèmes en l’occurrence, pour entraîner les élèves dans l’apprentissage, la connaissance, le travail et l’amour, la raison et l’affect, et d’autre part, il trouvera presque par lui-même les moyens d’accompagnement en amont et en aval pour que cette connaissance se construise avec efficacité et élégance. Cet ouvrage s’essaie à accompagner un tel itinéraire. Aussi pour le lancer faut-il dénaturaliser ce qui est fait à « la poésie » à l’École : le dualisme y règne ! Il faut non éliminer les termes de contradictions qui réapparaîtraient aussi subrepticement que nous aurions aimé les voir disparaître, mais bien maintenir des tensions et progressivement nous détacher des termes pour leur préférer la relation, les relations, les mises en tension, les passages, les échanges, les histoires…

S’il faut mettre les poèmes au cœur des apprentissages pour que l’élève en devienne le sujet, la question se pose de savoir ce que sont ces poèmes. On a l’habitude d’éviter la question de la définition de la poésie ou au contraire de s’y complaire : on navigue à vue entre l’inexplicable mystère sacré d’un ineffable inatteignable et la liste infinie des procédés ou conditions à remplir dans telle siècle, telle école, telle forme... ce qui fait que dans le premier comme dans le second cas on convie à une chasse au dahu ! La poésie empêche de voir les poèmes, l’arbre cache la forêt… À l’école primaire, on aurait tendance à éviter tout ce questionnement quand, dans le secondaire, la grande affaire serait de s’y complaire plus on approche de l’Université… mais, paradoxalement, l’éviter à l’école, c’est naturaliser la question et laisser faire la poésie au lieu d’aller aux poèmes, c’est ne pas interroger une représentation au lieu de sans cesse la rejouer car chaque poème invente la poésie sinon ce n’est pas un poème ! Pour une histoire précise de ces représentations concernant l’école primaire, on consultera une fois de plus Les Poésies, l’école.

Car les poèmes sont pourtant bien définis très tôt dans la scolarité par un ou deux critères formels accompagnés d’un ou deux critères thématiques tous rapportés à « la poésie » : vers et rimes s’ajoutent aux images et fantaisies… On aperçoit déjà la contradiction qui associe contraintes et libertés… sans y (faire) réfléchir. Les contradictions fleurissent et n’en finissent pas d’organiser les discours d’accompagnement. Du coup, les élèves comme les enseignants sont pris en flagrant délit de mensonges, de duperies et de bêtises quand on voudrait que l’intelligence se marie avec le plaisir, la logique avec la fantaisie… Mais le secondaire ne fait pas mieux quand il fait l’histoire d’un genre qui aurait disparu au XVIIIe siècle et exploserait au XXe au point d’y détruire la notion de genre, et quand il fait l’histoire d’une forme qui souffrirait de tellement d’exceptions qu’elle se réfugierait dans la déformation, l’écart voire l’anormal… quand il ne s’agit pas de la folie ! Dans des conditions presque opposées, le primaire et le secondaire aboutissent au même paradoxe : définir la poésie sans vraiment écouter les poèmes, du moins en les instrumentalisant au service d’une idée de la poésie, elle-même pleine de paradoxes intenables !

Qu’y a-t-il de commun entre ces deux textes ?

Picoli l’a dit,

S’il l’a dit,

C’est fini,

T’es pris !

 

Comptine de Bretagne (Baucomont, p 85)

 

Carnac

 

Les menhirs la nuit vont et viennent

Et se grignotent.

 

Les forêts le soir font du bruit en mangeant.

 

La mer met son goémon autour du cou – et serre.

Les bateaux froids poussent l’homme sur les rochers

Et serrent.

 

Eugène Guillevic (1968, p. 57)

 

La poésie ou la Bretagne ? Les deux ! Peut-être ! mais alors nous ne serons pas très avancés…  Disons qu’ils font poème chacun à leur manière, plus ou moins, c’est selon la lecture, le lecteur… qu’il soit breton ou pas, en quête de poésie ou pas également ! Le premier sert aux enfants à éliminer – ce qui revient à désigner – un joueur, mais on sait qu’il suffit de ruser sur les syllabes ou de prolonger leur effet pour un peu tricher avec la métrique qui ici fait rire avec sa diminution (5/3/3/2) et surtout sa rime « pauvre » en /i/. Le second sert à qui le veut bien à connaître le monde, à découvrir son travail d’élimination, au sens d’un recommencement infini qui inclut la mort dans la vie. Il y a du légendaire, ce n’est pas Picoli qui l’a dit ( !) mais ça pourrait être un de ces êtres étranges qu’on peut croiser dans la lande bretonne ou dans les rêves cosmogoniques. Quoi qu’il en soit, dans l’un et l’autre poèmes, l’homme comme le petit d’homme est mis au défi de durer, de ruser contre l’élimination, par le mouvement même du poème. Du ludique au tragique et inversement car c’est tragique d’être éliminé par une formule comme c’est ludique de sentir les éléments les plus massifs et les plus grossiers faire preuve d’une telle véhémence…

Plutôt que de définir et de catégoriser, il est plus engageant et plus sérieux à la fois de lire, de ne jamais refuser de lire pour ensuite attacher toujours plus d’importance à sa lecture et à l’œuvre lue qu’à ce qu’on a dit qu’il fallait lire dans ce qu’on a dit que c’était. Si l’on veut partir et des poèmes et de l’expérience empirique de la lecture de qui que ce soit avec les poèmes, il est nécessaire de considérer la lecture avant l’explication, l’œuvre avant le genre ou avant les critères qui la rangent, la jugent, l’identifient. Alors, on verra des tensions à l’œuvre qui n’éliminent jamais l’activité du poème. C’est le pari de la résolution du problème qu’on a avec les poèmes à l’école tout le long du cursus scolaire : ils ont l’habitude de nous rendre schizophrènes, alors qu’ils peuvent nous rendre moins bêtes avec le langage…

Disons-le franchement : il nous faut rompre avec le mensonge qui met, encore aujourd’hui dans bien des classes et des manuels, la poésie dans un confetti (une page au maximum) et dans une mécanique de coucou horloger (vers et rimes) au décor digne d’un musée Grévin des enfantillages scolaires (jolies métaphores et belles images) avant de la rendre, dans le secondaire (toutefois, les premières années du collège semblent poursuivre la conception dominante du primaire), à l’histoire littéraire qui aligne des écoles et des méthodes bien rangées, y compris et surtout dans ses errements (voyez Rimbaud), pour construire la fiction d’une poésie nationale panthéonisée, chloroformisée, sans voix… et sans échos autres qu’une religiosité sans croyance ou une indifférence sans raison. Certes, on dira que la poésie, à l’école, est plus produite que lue ! On dira qu’il faut d’abord en faire avant d’en goûter ! mais on voit vite que ce paradoxe, écrire sans lire, viendrait comme renforcer l’état de la poésie à l’école : ce coucou qui sonne une heure qui n’est jamais à l’heure d’une vie dans le langage, ni à la hauteur de l’enfance comme de tout apprentissage. On a un besoin urgent d’entendre des poèmes et non des poétisations, de lire des poèmes autant que d’écrire avec les poèmes. À cette fin, il nous faut observer les tensions qui nourrissent nos habitudes, non pour les éliminer mais pour mieux les connaître et s’en servir pour augmenter notre écoute des poèmes. Et cette dernière, c’est le levier décisif pour qu’on redécouvre chaque jour toujours à neuf le langage, notre langage. C’est donc le levier d’une considération de l’élève, de l’enfant, comme sujet de ses apprentissages.

Les dix séries dichotomiques qui suivent font le paysage des poèmes à l’École mais plus certainement celui de la littérature à l’École et plus généralement celui du langage à l’École. Il s’agit non d’éliminer les tensions comme on en a l’habitude mais de les maintenir, de les déplacer, de ne jamais empêcher la vie du langage sous aucun prétexte même le plus pédagogiquement bien intentionné ! Comment pourrait-on concevoir quelque apprentissage que ce soit sans que le langage soit libre. Pour le rendre libre, ne nous laissons pas prendre par les fausses oppositions, les faux choix qui mettent les poèmes au service de mauvaises habitudes, sourdes à la vie du langage.

jeudi 18 juin 2009

La Poésie à l'école... avec les poèmes , 1


Une série s'ouvre pour une réflexion sur l'enseignement de la poésie. 

L'image ci-dessus montre la couverture d'un livre épuisé...

Depuis lors (1997), la réflexion s'est renouvelée...

Est-elle destinée à un niveau de l'enseignement? 

Oui et non! Certes, les exemples sont souvent pris pour de jeunes élèves 

mais il serait facile d'en trouver aussitôt pour de plus grands 

(y compris pour l'Université ou la formation des enseignants) 

car l'âge ne fait pas le poème: 

il n'y a poème que si la lecture est vraiment engagée: 

"pour de vrai" comme disent les petits! 

On s'y colle!

NB: les références bibliographiques viendront en fin de parcours:

patience!


Les poèmes au cœur des apprentissages ?

La seule ambition de faire un poème suffit à le tuer.

Henri Michaux (dans Charpier, 1956, p. 698)

 

Pas si bêtes ! titre le poète Eugène Guillevic (1907-1997) pour un livre inédit posthume chez Seghers jeunesse (2005). Dans ce petit livre, on peut lire trente poèmes de quatre lignes : appelons-les quatrains… mais n’y lit-on pas un seul poème composé donc de trente quatrains ! Ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un bestiaire qui suit l’ordre alphabétique de « Alouette » à « Ver de terre » en passant par « Chenille », « Cheval de ferme », « Corbeau », « Cygne »,  « Éléphant » qui a droit à deux poèmes – parce qu’il est gros !? –, « Épervier », « Faon », « Fourmi », « Geai », « Guêpes », « Hulotte »,  « Merle » a lui aussi deux poèmes – parce qu’il est bavard !? –, « Mésange », « Mite », « Mouche », « Oiseaux de paradis », « Papillons de nuit I et II », « Poissons rouges », « Poule », « Putois », « Ramier », « Rat des villes », « Rossignol I et II ». Si l’on n’est pas obligé de lire dans l’ordre, il nous faut tout lire pour savoir qui occupe cette ménagerie. Sans compter que la liste de cet « alphabestiaire » – passez-moi ce néologisme – a une chute : le poème « Bêtes », le dernier des trente qui n’est donc pas très alphabétiquement correct ! Le voici :

De me voir devant vous,

Je suis seul tout à coup.

Je souffre d’être un autre

Et me voudrais des vôtres.

Il y a de toute évidence, posée certes à la toute fin de ce bestiaire, une voix. Cette voix est conteuse : elle engage tout ce qui a eu lieu sous le sceau de la relation que n’importe quel conte exige. Ce vivre ensemble dans et par la parole vive. Retenons au moins cette réflexion décisive de Walter Benjamin concernant le contage pour l’approprier à ce que fait un poème, ce que fait la voix d’un poème (2000, p. 114-151) :

Celui qui écoute une histoire se trouve en compagnie du conteur ; même celui qui la lit partage cette compagnie.

Nous ne cesserons dans notre réflexion d’en apercevoir l’enjeu fondamental avec les poèmes : aussi faut-il dire d’emblée que nous ne pourrons nous contenter des notions habituelles : narrateur, énonciateur, auteur et même diseur qui certes ne se confondent pas mais qui ne permettent pas d’engager fortement ce que nous appelons l’oralité du poème, laquelle n’est pas réductible à du parlé pas plus qu’elle n’est opposable à l’écrit. Il nous faudra donc dissocier les notions pour progressivement concentrer notre attention autour de la notion de « raconteur », c’est-à-dire autour du concept d’oralité qui fonde l’écriture et qui fait qu’un poème est un poème. C’est l’hypothèse. Nous ne cesserons de la travailler, de la remettre en chantier et d’ailleurs de conclure avec elle.

Revenons au poème de Guillevic, à ce dernier des trente. Alors là ! voilà que notre raconteur – si c’est le poète, je n’en sais rien ; ce qui est sûr c’est que c’est une voix qui me, nous parle –  qui était bien sage avec son alphabet et son bestiaire comme un fermier avec sa ferme où chacun est à sa place… voilà que notre raconteur se met à faire des confidences, à interpeller tous ces (ses ?) animaux qu’il a mis en poème (en cage ?) et à demander qu’on le considère au moins comme eux…  Il nous faut tout recommencer ! Allons au premier poème (« Alouette ») :

Alouette si tu t’envoles,

Tu me sauras à ton école.

Quand tu iras dans tes hauteurs,

J’affronterai mes profondeurs.

Avec les poèmes : pas si bêtes, c’est-à-dire tous égaux

Ce « premier » poème est une adresse qui fait de son objet, l’alouette, un sujet : quelqu’un à qui l’on parle et même avec qui on est en résonance : son vol est mon école et ses hauteurs, mes profondeurs, nous dit la voix du poème. Les rimes du poème ne riment pas pour rien – on voit par là que le poème s’il est un jeu, est un jeu « pour de vrai » , comme disent les enfants ; un jeu plein d’enjeu(x) ! Les rimes du poème riment pour leur relation à eux deux : le raconteur et son alouette… Mais alors ! nous, lecteurs, que faisons-nous dans ces entretiens ? Il nous faut faire une hypothèse : à n’en pas douter, le raconteur s’il s’adresse à ses (ces ?) bêtes, s’adresse également à un auditoire qu’il prend à témoin de ces (ses ?) entretiens. Aussi, il nous faut doubler la première scène par une seconde. Un petit schéma serait utile :

1) Raconteur <=> Alouette et toutes les autres Bêtes

2) Raconteur <=> Auditeur et tous les Lecteurs

Il y a donc deux scènes d’énonciation. Mais à vrai dire, ce schéma montrerait plus une superposition que deux scènes, et donc plus une scène, une seule mais feuilletée, double pour le moins, si ce n’est multiple. Refaisons le schéma :

Alouette et toutes les Bêtes <= Raconteur => Auditeur et tous les Lecteurs

Il n’y a plus qu’une scène et un moment : celle et celui de la voix qui est le lien entre deux sujets, l’interlocuteur de la voix (disons un animal…) et son auditeur (disons un lecteur…) – vous pouvez bien évidemment mettre les sujets au féminin ! On aurait donc le dispositif fondamental du poème – de tout poème ? c’est notre hypothèse avec ce petit exemple tout « bête » ! – :

Une voix qui raconte et qui relie ce qui n’existe que par elle, c’est un poème !

Car ne nous faisons pas d’illusions : il ne s’agit pas de relier le monde et les hommes en dehors du langage, comme certains pourraient les supposer avant tout langage, mais bien le monde et les hommes que seul le langage invente. L’alouette et l’auditeur sont les résultantes de la voix et non ses conditions antérieures. C’est cette force du poème qu’il faut bien entendre sous peine de le rater. Et l’enjeu est considérable.

Reprenons autrement. Le poète s’adresse à ses lecteurs : il veut être des nôtres – c’est sa « conclusion » qui est d’ailleurs plus une ouverture qu’une fermeture, une relance qu’une fin ! oui, il veut être avec nous qui ne savons pas grand chose aux affaires de la poésie ! parce que le poète nous dit : vous n’êtes « pas si bêtes » ! C’est ainsi qu’il faut commencer avec la poésie : par ce pari sur la relation. C’est même ce pari que tout poème fait avec son lecteur parce que c’est le lecteur qui est engagé dans le pari qu’il peut être l’égal des plus grands, des artistes du langage. Guillevic ne pouvait pas mieux dire : « pas si bêtes ! » Chaque lecteur, quel que soit son âge, ses savoirs, ses performances, sa condition… chaque lecteur, avec n’importe quel poème, est considéré comme potentiellement l’égal des artistes du langage. Cette chance – que chacun peut devenir l’égal des plus grands – c’est celle qu’offre la rencontre avec chaque poème. Dès qu’il y a poème, le premier lecteur venu (bon ou mauvais, débutant ou expert : il suffit d’arriver à entendre ce passage énonciatif, cette voix qui raconte et qui relie ce qui n’existe que par elle) a la possibilité de se faire l’égal du plus grand génie poétique : disons que le premier élève venu est appelé à être l’égal de Victor Hugo, de La Fontaine et … de Guillevic – ne l’oublions pas, il nous a dit que nous n’étions « pas si bêtes » !

Détour par l’activité scolaire en général…

On ne peut douter de l’injonction lancée il y a déjà une bonne dizaine d’années et qui reprenait une conviction qu’il faudrait certainement tenir pour bien plus ancienne : « mettre l’enfant au centre du système éducatif ». Mais de l’injonction à la réalité, il y a souvent un gouffre qu’il faut franchir… L’élève comme « centre » suggère deux statuts fort différents : l’élève considéré comme « objet » ou comme « sujet ». Mais même si l’on va droit au « sujet » et qu’on comprend bien que sa prise en considération comme « objet » central renvoie vite au « sujet », on peut s’interroger sur la différence qu’il peut y avoir de l’acteur au sujet. Il y a là également un pas à franchir qui tient peut-être à la considération qu’on apportera au langage et nous partirons alors de ce qu’affirment les Programmes pour l’école maternelle et qu’ils sous-entendent évidemment pour toute l’école primaire : « le langage au cœur des apprentissages ». C’est le pari de cet ouvrage :

Que l’élève devienne non seulement acteur mais sujet de ses apprentissages !

Et c’est le poème, comme cœur du langage, qui peut seul permettre cette transformation. Pourquoi ? Ce qu’il faut essayer de démontrer et ce que tout l’ouvrage tentera de démontrer dans et par l’activité langagière qu’engage une voix qui raconte et qui relie ce qui n’existe que par elle…

« L’apprentissage du langage est le cœur des activités de l’école maternelle »… L’activité est essentielle à la construction des apprentissages mais elle n’est pas suffisante ! On connaît les deux dangers qui peuvent conduire l’activité scolaire de l’élève hors d’un apprentissage construit et réfléchi : l’activisme et le technicisme. Ce sont les deux maladies infantiles de la didactique… de la maternelle au baccalauréat. L’activisme consiste à croire que l’élève est en apprentissage quand il est occupé… et le technicisme consiste à croire que la boîte à outils est le nec plus ultra de l’apprentissage. Bref, dans le premier cas on obtient des apprentissages aléatoires et dans le second des apprentissages obligatoires qui l’un et l’autre aboutissent souvent à des apprentissages faibles voire inexistants : soit l’élève est incapable de penser l’activité, ses objectifs et ses enjeux, soit l’élève est incapable de construire savoirs et savoir faire dans des situations nouvelles ou plus complexes ; soit il agit à l’aveuglette, soit il avance avec des œillères… bref, activiste ou techniciste, l’activité scolaire en fait un sourd… et parfois même un muet – pensons à tous ces élèves qui fuient la situation scolaire voire les situations de construction des savoirs ! C’est qu’en effet pour étayer n’importe quelle activité scolaire il s’agit d’augmenter l’attention à l’activité elle-même afin de la rendre pleinement efficiente pour l’apprentissage. C’est pourquoi si l’attention n’est pas sollicitée, l’élève est sourd à tout ce qui peut augmenter son intelligence de la situation, ses manières de faire comme ses manières de penser ce qu’il fait. Cette attention est le levier de son apprentissage. Aussi faut-il bien considérer comment se construit ou pas l’attention au cœur de l’apprentissage en activité. Cette construction est toujours dialogique :

pas d’attention sans relation, dirions-nous un peu rapidement dans un premier temps ! Même dans les situations les plus individuelles, le monologue de l’élève s’il est écouté et donc stimulé, favorisé, réénoncé, est toujours une forme de dialogue : comparaison entre deux moments de l’activité, avec une activité semblable, etc. ; comparaison qui permet de se situer. Bien évidemment la mutualisation de l’activité à certains moments de son déroulement oblige d’une certaine façon à entrer dans un dialogue qui engage à la reformulation de ce qu’on fait, ce qu’on a fait, ce qu’on projette de faire… Notons immédiatement que ce dialogisme qui est à la source de la construction de l’attention, fait du langage l’interprétant de l’activité au sens où :

C’est dans et par le langage que l’élève va apprendre.

On ne peut que référer sur cette question à la clairvoyance d’un Émile Benveniste qui a magistralement démontré comment et pourquoi le langage est « l’interprétant de la société » (et non l’inverse) dans « Sémiologie de la langue » (Benveniste, 1974), ce qui est une forte proposition dans la lignée de Wilhelm von Humboldt et de Ferdinand de Saussure pour lesquels le langage n’est pas un instrument mais « le propre de l’homme », « la définition même de l’homme » (encore Benveniste).

C’est pourquoi ce dialogisme ( dialogue « intérieur » qu’on appellera monologue parfois bruyant dans une classe et « extérieur » qu’on appellera dialogue dans de petits ou grands groupes également bruyants…) fait le fondement de l’attention à l’activité, qu’il prenne la forme d’une interlocution orale ou d’activités écrites. Ce dialogue crée au cœur de l’activité scolaire l’attention que seul le langage peut permettre puisqu’il construit les cadres de la pensée de l’activité autant d’ailleurs qu’il peut aussi en sauvegarder le mouvement inachevé et peut-être même inachevable. Mais il ne suffit pas que la classe (ou un groupe d’élèves) ou l’élève se mettent à parler sur l’activité pour que l’attention, certes déclenchée, soit pour autant au plus vif de ce qu’on ne peut que souhaiter, pour qu’elle engage l’activité dans l’apprentissage. C’est là que l’attention au langage vient comme mettre au carré, si ce n’est à la puissance n, l’attention à l’activité. C’est cette attention au langage qu’il s’agit alors d’exercer parce que seul le langage livre la conceptualisation de l’apprentissage, engage son effectuation maximale donc. D’où l’importance de l’attention au langage. Et c’est à ce point qu’intervient le poème !

… pour en venir au poème ou plutôt en repartir

Posons par hypothèse un paradoxe : cette attention au langage est une activité dans et par le langage qui, si elle tente le surplomb voire la maîtrise, s’en extrait forcément et par là-même abandonne l’attention au langage, pour le moins perd le principe actif qui fait du langage l’interprétant de l’activité. Il ne s’agit pas d’un piège logique mais d’une condition, la condition langagière même à laquelle on ne peut échapper autrement qu’en la considérant dans sa plénitude. C’est cette considération qui fait alors advenir un sujet de l’activité à la hauteur de son activité puisqu’il est l’attention au langage même. Mais le paradoxe se résout de lui-même puisque cette attention au langage qui n’est donc pas celle d’un sujet extérieur au langage conscient et autonome, est celle d’un sujet entièrement dialogique et donc relationnel puisque la condition langagière est fondamentalement dialogique y compris pour le monologue qui est une forme du dialogue (Benveniste). Bref, pas de « je » sans « tu », ce qui revient à dire que tout « je » est d’emblée un « je-tu »… Arrivé à ce point de la réflexion, nous pouvons comprendre alors que :

ce qui construit l’attention au langage c’est l’activité maximale d’un « je-tu » qui envahirait toute l’activité langagière, elle-même condition de l’activité d’apprentissage et au-delà certainement de toute activité humaine. Cette hypothèse met alors tout l’apprentissage comme activité entièrement subjective du côté de l’activité langagière comme subjectivation et il n’y a pas mieux que le poème pour subjectiver tout le langage (toutes ses dimensions : orales et écrites, vocales et gestuelles, conscientes et inconscientes…) et le tout du langage (toutes ses unités : des plus petites au plus grandes, du phonème à la phrase, de la lettre à la page, de l’intonation au silence…). Dire « c’est un poème » et tous les équivalents que chacun ne cesse d’inventer, c’est justement dire que le langage fait cette subjectivation maximale, engage un sujet qu’on n’avait pas avant, qu’on n’a que dans et par lui : la définition du poème c’est son activité, sa valeur pour l’activité humaine, d’apprentissage en l’occurrence. Reprenons avec notre exemple pas si bêtes !

… et chanter un chant des chants

L’alouette qui commence le livre de Guillevic, premier de ses trente quatrains, est une lancée du « tu » et donc d’un « je » entièrement relation.

Alouette si tu t’envoles,

Tu me sauras à ton école.

Quand tu iras dans tes hauteurs,

J’affronterai mes profondeurs.

Ce quatrain met la consonne « t », cette dentale sonore, au poste de commande du chant sous le texte. Les occurrences du « t » : 3 puis 2 puis 3 puis 1 en suivant les vers. Disparition vers la fin ? oui mais disparition pour une réapparition avec la dentale sourde « d » en conservant le même contexte (de « -teurs » à « -deurs » en passant par « -terai »). Si le raconteur imite l’alouette avec ses stridences hautes, il l’intériorise tout autant dans ses « profondeurs » : qu’est-ce que cette série consonantique, si ce n’est une des profondeurs du poème ! mais elles sont sans fin, ces profondeurs qui sont aussi bien en surface, et les expliquer n’en viendra jamais à bout car il s’agit de les entendre, les écouter, les faire siennes, jusqu’à la fin du poème, si l’on considère que les trente quatrains n’en font qu’un . Le lecteur devient ce que le raconteur voudrait : être « des vôtres », des nôtres ! Une communauté de voix est née : chacune singulière comme chaque petit poème – et même certains se dédoublent, gardent une multiplicité interne : n’est-ce pas le rossignol ? Écoutons pour finir le « Rossignol II » : 

Le soleil sur un tournesol

Met un point d’orgue à sa tournée

Et tu me chantes, rossignol,

Un chant plus chant que ma journée.

Guillevic nous suggère avec une force magique que ce n’est pas « le poète » qui chante – c’est peut-être la différence avec le chanteur de chansons – mais le sujet du poème, c’est-à-dire celui qu’invente le poème comme voix dans son conte (on a pu l’appeler l’interlocuteur mais il ne faudrait pas le fixer trop vite puisqu’il n’est que passage) : celui-là nous offre le chant des chants ou ce que la Bible nous a appris à appeler la connaissance, l’amour. Je fais bien sûr allusion d’une part, au « cantique des cantiques » que le poète et traducteur Henri Meschonnic a traduit sous le titre beaucoup plus juste, me semble-t-il, de Chant des chants (Meschonnic, Les Cinq Rouleaux, Gallimard, 1970) et, d’autre part, au passage de la Genèse qui dit qu’Adam « connut » Ève (« Et l’homme a connu Ève sa femme », dans la traduction de H. Meschonnic (2002, p. 38, chap. 4, verset 1). Ce « conatus » est aussi celui de Spinoza, où la connaissance n’est pas seulement un savoir.

Oui, le poème est un acte de connaissance comme acte d’amour : il nous met à la hauteur d’une relation qui nous fait sujet au plus haut point. Et cela dès l’enfance, dès l’école. C’est le poème quand il agit comme poème qui nous met en état de connaissance, de relation amoureuse avec ce qui nous invente, avec une altérité qui nous fait sujet du langage, sujet de notre vie. Bref : au cœur des apprentissages, il y a bel et bien le poème, chaque poème qui nous fait sujet dans et par le langage de tel apprentissage. C’est que avec le poème, les savoirs, tous les savoirs, sont aussi des saveurs : aucune séparation entre affect et concept, entre apprendre et s’éprendre. Sachant bien qu’à chaque fois, c’est à neuf !

Aussi, partir du fait que le poème est au cœur des apprentissages c’est simplement écouter la force de cette petite proposition de Émile Benveniste (1974, p. 19) : « Dire bonjour tous les jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention. »

C’est ce pari d’une réinvention quotidienne de la manière de faire classe, d’engager les élèves dans les apprentissages, que nous voulons faire… avec les poèmes.

lundi 15 juin 2009

L'orage


 

Tes pas s’allongent et je m’essouffle. Ça s’orage, disent-ils par ici. Tu me le répètes quand rien n’apparaît. Oui ça apparaît. C’est toujours au loin mais c’est toujours très près. Toujours trop près et nous allons vite. Non, ils sont loin les orages qui enroulent tout dans leur colère. Oui, tu sens toujours la colère qui gronde dans le monde. Oui, juste à côté. Non, loin de nous mais si près quand il faudrait tout faire pour prévenir. Oui, ça gronde depuis longtemps et nous courons. Non, nous sommes essoufflés depuis bien des élections et des pérégrinations. Oui, toujours tu sens l’orage et je m’essouffle à te suivre courir. Tu me prends la main et nous courons sur les premières flaques. Oui, un jour tu es tombée et ça fait très mal. Non, tu te relèves toujours avec ma main dans ta main qui tire pour courir devant les orages. Oui, les orages de toutes sortes qui défont les horizons de ceux qui cherchent la vérité. Non, tu sais seulement vivre vraiment avec les orages toujours près. Non, toujours loin et près à la fois. Oui, j’aime cette odeur qui devient la tienne. Oui, l’odeur de tes orages. Non, de tes peurs qui tirent ma main plus fort pour courir avec l’orage dans le dos. Oui, dans ton dos et je regarde l’orage pour te dire de courir encore. C’est toi qui me fais regarder l’orage et tenir dans ta main pour courir juste devant. L’orage approche. Non, l’orage est notre course. Mon essoufflement. Tes pas qui s’allongent dans mon souffle. Je cours avec ton orage. Je cours dans tes pas. Oui, dans tes pas qui allongent l’orage de mon souffle.

samedi 13 juin 2009

L'iconologie met la tête dans la représentation


Ceci n'est pas une note de lecture... cependant, je me permets quelques réserves sur un livre qui fera certainement son chemin dans la sémiotique française dominante. Ceci est donc une mise en garde contre un académisme qui va ripoliner la sémiotique fatiguée...

Les visual studies[1] sont représentées exemplairement par les travaux de W.J.Y. Mitchell qui plus qu’à l’interdisciplinarité préfère « l’indiscipline[2]». L’auteur d’Iconologie « plaide en faveur d’un relativisme strict et rigoureux considérant le savoir comme une production sociale, comme un dialogue entre différentes versions du monde, différentes langues, différentes idéologies et différents modes de représentation[3] ». Outre le refrain bien connu du "dialogue" qui nous refait le coup "post-moderne" du "mélange" pour nous faire perdre le corps et le sujet avec - significatif que ces études ignorent quelque étude d'oeuvre que ce soit, Mitchell rapporte de plus l’ensemble des pratiques concernées par ces visual studies à « tout un éventail de pratiques représentationnelles[4] ». Il pose comme fondement de ces pratiques la distinction dualiste entre picture et image qui rappelle très explicitement la théorie du signe de Charles Sanders Pierce même si la visée relationnelle de l’image semble l’en écarter… pour toujours y revenir quand, par exemple, il note que les « métaphores réversibles et fondatrices correspondent à ce que George Lakoff et Mark Johnson appellent ‘les métaphores au travers desquelles nous vivons’ (metaphors we live by) ». Et il poursuit en précisant qu’« elles ne forment pas uniquement des ornements discursifs mais des analogies structurantes qui marquent des épistémès entières[5] ». Mais même élevées au niveau épistémologique, les « ornements discursifs » que seraient les « images » restent des signes et donc tout le dispositif de Mitchell renforce la métaphysique du signe-absence et du signe-unité[6]. Ce n’est pas en effet la « polyvalence – comme objet du monde, comme représentation, comme outil analytique, comme dispositif rhétorique, comme figure » de « l’image dialectique[7] », qui peut répondre à ce que les œuvres nous font aujourd’hui comme hier[8], c'est la force discursive qui engage alors du sujet, toujours plus de sujet et j'ajouterais, du sujet-relation, de celui qui ne cesse de continuer une énonciation, de la relancer, de la laisser agir dans et par ce que Péguy appelait une "remémoration organique". Bref, à l'iconologie de Mitchell, il manque cruellement une poétique comme attention à la relation qu'engagent les oeuvres d'art, y compris celles que la culture ne reconnaît pas comme telles.


[1] La meilleure introduction à une histoire de cette discipline : James Elkins, Visual Studies : A Skeptical Introduction, New York, Routledge, 2003.

[2] W.J.Y. Mitchell, Iconologie. Image, texte, idéologie (1986), Les Prairies ordinaires, 2009.

[3] Ibid., p. 16.

[4] Ibid., p. 20.

[5] Ibid., p. 25.

[6] La dernière phrase de son livre est explicite à ce sujet : « Ce livre aura exploité le […] modèle […] de la conversion et de la réconciliation, et en aura fait sa perspective première : pour que notre amour et notre haine des ‘images’ s’opposent dans la dialectique de l’iconologie » (ibid., p. 313). Conversion et réconciliation assurent le signe-unité et dialectique le signe-absence… Pour une critique fort ancienne de Pierce et du signisme, je renvoie à H. Meschonnic, Le Signe et le poème (Gallimard, 1975). Aussi je m’étonne de voir entonner le refrain habituel répété par François Cusset concernant « le paysage intellectuel français » qui « tourne obstinément le dos au reste du monde depuis plus d’un quart de siècle » (French Theory, La Découverte, Paris, 2005, p. 323), non qu’il ait tort (on ne dira jamais assez la frilosité de l’université française à sortir de ses habitudes épistémologiques) mais parce qu’il devrait aussi appliquer ce constat au paysage intellectuel américain (USA) qui ne connaît que Derrida et Foucault ignorant, par exemple, Benveniste et Meschonnic… Le paysage est toujours divers et conflictuel…

[7] Ibid., p. 309.

[8] Les désignations sont d’ailleurs toujours aussi trompeuses : dire, par exemple, « tableau » (ou « livre » ou « scène » ou…) c’est oublier tout ce qui participe de l’œuvre : mise en vue mais aussi mise en scène et en condition – d’aucuns diraient en réception si je ne concevais qu’il ne s’agit pas de réception mais de co-énonciation. Une œuvre est œuvre si elle engage de la continuer exactement comme un lecteur continue un poème quand il est un poème puisqu’il ne l’actualise pas seulement, il le réalise, le met en activité . Un poème est un poème (un tableau…) s’il ne cesse d’agir sur tous les discours et donc les corps, les subjectivations les plus variées… En cela, les thèses représentationnistes de Mitchell ne peuvent rendre compte de cette activité puisqu’elles obligent à se défaire de l’activité pour trouver une origine, une source, un modèle, une vérité, que sais-je ? Le vieux réalisme défait alors le nominalisme que Mitchell a cru promouvoir pour laisser souvent la place à une rhétorique certes relativiste des "images" mais toujours aussi certaine dans sa croyance que ce sont les noms qui nous manquent (illusion logicienne) quand c'est le regard, l'écoute, l'écriture.

mardi 9 juin 2009

Ta main nue (extraits)


Ta nudité

 

La nudité n’est pas un état du corps, c’est le corps qui devient corps-relation

La nudité n’existe pas, c’est ta nudité qui est, c’est-à-dire qui me fait

Je te vois nue dans ta main, dans tes yeux, avec tout le maquillage qui te couvre, les vêtements qui te protège ou te montre, les bijoux qui en signalent d’autres

Je ne te vois pas nue, je te rencontre nue, je t’approche nue

Ta nudité est le nom que je donne à notre relation

Ta nudité est la matière de notre amour

Tu es nue donc je t’aime

On comprend que ta nudité me déshabille plus que je ne te déshabille du regard ou avec mes mains : elle me met à vif : elle me rend vivant jusque dans ce qui fait signe de mort : plus fort que la mort 

Ta nudité met ta vie dans ma vie

L’origine du monde de Courbet n’est pas vraiment vu quand on veut réduire la mise à nu à la monstration d’un secret, à l’ouverture d’un temple, à l’accomplissement d’un interdit, etc. L’origine du monde de Courbet, c’est l’extraordinaire lumière de la jouissance autour de sa propre invisibilité, de son inconnu, de la nudité comme inconnue de la relation. Ce tableau ne demande pas d’être voyeur mais voyant. C’est toute la différence entre la maîtrise et l’abandon, le dévoilement et l’extase, le plaisir et la jouissance. L’origine du monde ne montre pas l’invisible, il crée l’invisible, c’est-à-dire tout ce dont on a besoin pour vivre la vraie vie

Le plus obscène dans de telles scènes c’est peut-être le visage, et je crois que ta nudité m’apparaît le plus dans tes yeux, les yeux dans les yeux ou autrement la main dans la main

 

Ta nudité nous met dans l’impossible : elle nous porte

On ne porte pas la nudité, on est portée par elle : on est emporté : ta nudité nous jette dans ce que Marina Tsvetaieva appelait « tomber dans tomber »

 

Ta nudité est obscène mais pas de cette obscénité qui écrase au lieu d’élever, qui trompe au lieu de révéler

Ta nudité n’est pas un quart d’heure de célébrité : c’est une expérience infinie du continu du corps et du langage, de la relation qui nous fait être au plus loin, profond, haut, qui nous fait danser, voler, nager, courir, dormir : tout en même temps

 

Ta nudité c’est le noyau poétique de notre relation : c’est l’origine de notre avenir

 

dimanche 7 juin 2009

Prix Apollinaire 2009 à Jacques Ancet


Le prix Apollinaire 2009 vient d'être décerné à L'identité obscure de l'ami Jacques Ancet.
Bravo! On court vite se procurer le livre aux éditions Lettres Vives au pris de 15 euros... et je lis un commencement :
"C'est comme, minuscule à peine, une effervescence"
... un commencement qui n'en finit pas:
"ce souffle retenu, une rue vide, le monde"

Pour en savoir plus, voici la note de l'éditeur:
Dans la continuité de « La Brûlure » (Lettres Vives 2002), « L’Identité obscure » est un poème, un chant intérieur où souffle et intensité, lenteur et accélération, concentration et expansion, méditation et vision, se heurtent, se croisent et se confondent. « Au jour le jour, sans aucune idée de ce que j’écrivais, sauf que c’était ma vie, j’ai composé pendant plus d’un an ces longues laisses où se sont mis à alterner les trois pronoms « je », « tu », « on », portés par cette voix qui, une fois encore, s’était mise à parler, que je ne comprenais pas bien, mais qui m’emmenait où elle voulait et non où je voulais. J’étais dans l’emportement et le trouble et ce fut ce fragment de Lao-tseu qui, si j’ose dire, m’éclaira : « fusionne toutes les lumières, / unifie toutes les poussières, / c’est l’identité obscure ». Oui, comme toujours, c’était le poudroiement du multiple, toutes les lumières, toutes les poussières, et la force d’unification de cette voix autre, de cette identité souterraine, qui lui donnait un sens. D’où le titre du poème « L’Identité obscure.» L’auteur : Né à Lyon en 1942, Jacques Ancet est poète, mais aussi romancier (son premier ro¬man parut en 1979 chez Flammarion), essayiste (il a écrit sur Luis Cernuda et sur de nombreux poètes espagnols) et enfin traducteur. Il a égale¬ment publié aux éditions Gallimard une nouvelle traduction du « Cantique spirituel de Saint Jean de la Croix » (1997).

samedi 6 juin 2009

Gestes sur la grève (5)


(la relation sans fin)

Des revenants qui n'ont pas de passé mais qui font le présent parce que l'apocalypse a eu lieu. Ils voient des morceaux d'un passé et ne les reconnaissent qu'à peine. Ils et elles jouent comme dans une cour de récréation crevant tous les murs. Ils jouent dans le sable, jouent à la balle, défont et font. Trois petits tours. S’en vont.

 

T'aimer après ton viol

Te regarder après ta défiguration

Dire ton nom après ton immatriculation

Qui pose ces interdictions

Rien ne peux dire à la plage

Je ne peux pas mais je fais

Te sucer après ton émasculation

Qui joue à ne pas jouir

Qui oblige à un corps invivable

Qui fait l'image de ton corps

Je commence avec tout ce qui a empêché les commencements

Je t'aime dans un cri qui consonne contre toutes les images

Mon cri d'amour est de naissance et de jouissance

Mon creux d'amour est cultivé et spirituel

Tu es bestialement décivilisé et primitivement acculturé

Mon cri d'amour porte ta réponse

Je crie ton acte ton commencement ton envol

Des voix disparus viennent dans nos cris d'amour

Mon amour les faire revenir

Mon amour avec eux à côté

Tous sont là dans la plus grande obscénité

Tous nous voient faire l'amour

Ton amour dénude me laissant vêtu

Ton amour dénude la chambre le palier le quartier Dieu

Faire l'amour avec tous les corps de ta voix

Tous les morts me voient te voient nus

Tous les disparus sont nus aussi

Je t'aime avec tes morts avec tes silences

Mes morts viennent avec les voix de ton corps

Les disparus se glissent dans nos copulations

Les disparus passent dans nos emmêlées

Je t'aime dans eux les disparus qui crient

Tu viens nous aimer dans cette obscénité

Rire et pleurer dans cette obscénité

Gros rires et chaudes larmes

Grossièretés et souffles doux

Ta nudité fait la mienne

Toutes les nudités nous étreignent

J'embrasse tous tes embrassements

Donne-moi ton pied : à la guillotine

Donne-moi ton sexe : au presse-purée

Passe-moi ton nez : aux lèvres d'en bas

Passe-moi ta langue : au trou de balle

La balle est dans notre camp

Le camp est dans notre tête

Donne-moi tes nerfs : à la vieille gégène

Passe-moi ton doigt : à la mésalliance

La tête est dans notre chef

Le chef est dans son chapeau

Le chapeau le chapeau le chapeau

Mou

Fou

Fort comme la mort

Mourir de rire dans le mou trop fort de ton rire

Mon amour est un château fort

Ton amour est fort de château

Ma chatte de sable forte comme l'amour

La mer emporte mon chapeau

Les caresses violentes de la mer t’inondent

Tes tempêtes liquides sur le dos de mes crabes hilares

Ton monde fait l'amour dans la convulsion de mes guerres

Et je te fais ce que je ne sais pas

Et je te fais ce qui n'a pas encore de nom

Et je te fais parce que l'amour est trop ce désastre

Tu me fais ce désastre sans nom

Allons côte à côte vers nos naissances futures

Ils vont côte à côte les corps célestes ici maintenant

Toujours ici maintenant toujours

jeudi 4 juin 2009

Hugo-Meschonnic à Tokyo

Le plaisir d'écouter Henri Meschonnic avec un titre qui fait ce qu'il dit et dit ce qu'il n'a cessé de faire: "Etre Hugo aujourd'hui" prononcé à Tokyo le 3 novembre 2002 et disponible à l'adresse suivante grâce à l'ami Patrick Rebollar: 

http://www.berlol.net/fvh2002/fvh03mes.mp3

On peut également lire cette communication p. 161-172 dans :

Fortunes de Victor Hugo: actes du colloque
Par Naoki Inagaki, Patrick Rebollar, Maison franco-japonaise (Tokyo, Japan)
Publié par Maisonneuve & Larose, 2005
ISBN 270681795X, 9782706817953

mardi 2 juin 2009

Onze verges pour Pierre Michon


Ci-dessous une lecture critique du roman de Pierre Michon. Si vous voulez commencer par l'encensoir, allez sur le site des éditions Verdier, il y en a à la pelle... Je n'ai pas encore lu à ce jour une seule question qui dérange la lecture de ce roman: quand le confort guette, les "grandes oeuvres" même courtes académisent...

1. Il faut lire Les Onze de Pierre Michon. Il faut l’avoir lu si j’en compte les passages sur France Culture – quand mesurera-t-on plus que l’audimat le battage ? Je ne comprends pas encore pourquoi une telle radio qui prétend à la pluralité ne l’engage que dans la répétition du même : entretien en direct avec la litanie des questions et réponses qui s’enchaînent toujours de la même façon en multipliant les clichés culturellement corrects sur la littérature contemporaine… Passons avec ce qui ne passe pas trop bien !

2. Donc je l'ai lu ! et je me suis senti floué par l’exergue admirable pris à Baudelaire : « C’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre ». Oui, ils sont « onze » et il y a la litanie des noms ! Oui, il y a quatre parties – mais le nombre est bien trop compté et ne fait pas rythme. Oui, il y a foule d’adjectifs : (première phrase) : médiocre, effacé, fiévreux, sombre, arrogantes et obliques – torves : soit 6 pour  5 substantifs… Oui, il y a un paquet de références culturelles et certainement historiques (moins !) bien évidemment du côté de la peinture : de Tiepolo à Goya en passant par ce Corentin sans oublier Véronèse, David, Ingres, Rembrandt, Denon et d’autres parfois seulement évoqués. On savait que Michon avait le goût pour la peinture jusque dans le détail biographique – ce qui vit dans la peinture – depuis Maîtres et serviteurs et Vie de Joseph Roulin… Et oui, il y a de la métaphore, plein de métaphores et ça file même assez vite :

« Ainsi les hommes filent : et si les hommes étaient faits d’étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d’histoires, n’est-ce pas ? » (22)

3. Tout ça est bel et bien, « n’est-ce pas ? », autant de signes qui inscrivent presque dans le marbre de l’histoire littéraire telle qu’on se la figure par apprentissage, par innutrition si ce n’est imposition magistrales… et de figures, Michon nous en met plein (la figure !) : de la grande figure et nous sommes invités à y aller voir pour croire et célébrer… Célébrer quoi ?

« Allons, je vois bien qu’à mon tour, quelle que soit ma hâte à bondir vers la fin, à commencer par la fin, à faire tenir debout cette histoire des Onze par la seule existence indubitable des Onze, je vois bien qu’avant d’en venir au fait il va me falloir raconter à grands traits cette histoire si souvent racontée – puisque c’est bien du même homme que je parle. » (23 – fin de la première partie)

4. Le « à mon tour » est explicite : l’histoire qu’on va nous raconter n’est pas tout à fait celle qu’on croit ou alors c’est bien celle de la Littérature (« cette histoire si souvent racontée ») qui , avec sa majuscule, est qui fait l’« Histoire ». Et le « Monsieur » qui joue l’interlocuteur met le racontage à hauteur d’une certaine éternité (« éternelle comme on disait quand ce mot avait un sens », 33) : à la fois la revendication, la volonté plus que le désir ( ?), d’une sortie de l’époque et donc de l’histoire au sens où elle engagerait un tant soit peu un « je-ici-maintenant » (Benveniste) et une hauteur sur toute énonciation qui ne serait pas dans la continuité d’une époque élevée au rang d’étalon : un passé, rien que du passé qui n’a pas de présent autre que cette célébration. Ce passage sur les « belles qualités » de Corentin enfant :

« Il les montra très jeune, avec de la curiosité et de l’esprit ; et comme, il arrive toujours en ces dispositions, dans le siècle de fer et de la douceur de vivre comme dans le nôtre sans que rien en ces matières ait bougé d’un cheveu, ce dont on doit se louer, il fut très vite remarqué et pris en main par qui de droit, c’est-à-dire alors par quelque bon père, jésuite ou oratorien, subit la bonne férule et le bon apprentissage, lut le latin comme vous et moi et Monseigneur le Dauphin de la Maison de France, et prit à quinze ans le petit collet avec la tonsure – enfin, la tonsure symbolique de ces temps de beaux abbés » (39)

5. Je relève – souligne – ne serait-ce que « la bonne férule » et « le latin » (lié à « la Maison de France » comme si l’Europe ne lisait pas latin en ces temps… certes, je vois du pétainisme partout mais ça sent fort !) ! mais plus grave, comme disent les pauvres gens d’aujourd’hui, je surligne le « comme vous et moi » qui me méprise (méprise le moindre lecteur à moins qu’il n’émarge à l’élite, à l’aristocratie latiniste seule apte à comprendre…) : enfin qui met combien de lecteurs hors du « bon apprentissage » et donc sous la puissante férule de l’Auteur dans le paradoxe même que Michon exhibe plus loin. Oui, le lecteur « y voit que ce qui est, même et surtout si ce qui est paraît beau, l’écrase comme du talon on écrase une taupe » (40). Car voilà :

« De cela, Monsieur – et aussi de ce que Corentin le père bien sûr ne savait pas lire, mais encore à peine parler, et seulement patois, excellait seulement dans le savant mélange de vins violets et d’alcools blancs ; de ce que sa présence, sa vie, était à elle seule, pour qui lit Virgile, une honte inexpiable (ce qui bien sûr quand on lit Virgile, quand vraiment on le lit avec le cœur, et non pas à la façon déboussolée d’un écolier limousin, est un solécisme inexpiable, mais ceci est une autre affaire) ; de ce que, privé de langage, le père l’était aussi de ce qu’on appelle l’esprit ; que d’ailleurs s’il s’était avisé d’avoir de l’esprit et de jurer lui aussi que Dieu est un chien cela aurait donné quelque chose d’informe qu’on peut transcrire à peu près par Diàu ei ùn tchi, une sorte d’éternuement – de tout cela découle, tout ce qui nous intéresse : […] » (41).

6. On a bien lu : l’analphabétisme rime avec bien plus que l’illettrisme (un « savant mélange de vins » ne permet certainement pas d’accéder aux « Belles Lettres », à « Virgile » - cette façon de le redire ici comme quand le maître d’école vous tire les deux oreilles au cas où vous n’auriez pas entendu !). L’analphabétisme rime avec l’aphasie, à condition de considérer – ce que fait Michon – le patois comme une langue de chiens, pardon !, de malades atteints de rhinite aigue… J’ai bien lu aussi que « le langage » et « l’esprit » allaient de paire mais j’ai aussi bien entendu que, quant au langage, au beau langage, pour Michon, il s’agit toujours de langue et de faute à ne pas commettre à moins d’avoir la capacité naturelle ou acquise (!) d’expier dès que solécisme… car ceci est bien la même affaire puisque dire que c’en est une autre fait bien antiphrase, pour le moins dans ces cas qui illustrent le génie de la langue française.

7. Mais, je sais bien, tout chez Michon est l’art d’un renversement et je ne verrais que ce premier saut quand il y a un triple saut… « Le Tiepolo de la Terreur » reste « Tiepolo » et justement tout est à l’avenant pour nous le rappeler car tout ce montage historiographique est un pieux mensonge autour d’une seule chose : la célébration en des temps d’apocalypse du « pouvoir de la parole », des « hommes de lettres » même refaits en peintres ou hommes politiques… J’ai prononcé « apocalypse » et je lis : « Car s’il arrive que les Limousins choisissent les lettres, les lettres, elles, ne choisissent pas les Limousins » (51) : vous recopierez cent fois cet adage avant de donner votre copie au premier éditeur venu… car :

« et la pure gloire, en ce temps, comme dans les autres, vous venait par la littérature, qui était le métier d’homme » (52).

8. Je ne me trompe pas de discipline – c’est bien de Belles Lettres dont il est au fond question – et la peinture n’est qu’un tableau dont il faut lire le sens ou la légende (ce roman n’est que le cartel des Onze mauvais littérateurs et fait la leçon à tous les nègres et autres Limousins). Tout Michon consiste à rappeler la règle à partir de ses belles exceptions, « car il faut bien que l’exception confirme la règle » (57), nous rappelle l’instituteur et sa bonne férule !

9. On peut tomber sous le charme mais il faudrait plutôt dire l’autorité (auctoritas et je devrais majusculer) d’une telle parole : ce serait le cas dans la scène on ne peut plus sexuelle (je pourrais compter le mot « besogne » mais je sais que la métaphore file depuis déjà longtemps et que je ne vais pas me mettre à compter tous les fils : les besogneux n’y manqueront pas sous la férule de l’académisme) avec tout ce qu’il faut de boue pendant laquelle « un Limousin regarderait un tableau » : « les deux femmes […] les jupes » (71).

10. Mais ce qui me fait rater le jouir du langage c’est qu’en fin de compte, toute cette scène plus que toutes les autres et parce qu’adressée plus qu’exemplairement (« Descendez en esprit dans la boue, Monsieur », 71) afin de « descendre » au niveau de tout ce qui est méprisable, aurait dû renverser cul par-dessus tête notre « Monsieur » (mon « Monsieur » à moi lecteur…) ! eh bien non ! car vous (me) voilà devenu « chien » bon à « trousser et forcer, et saillir sans façon à la mode des chiens » (73). C’est à ce point que le politique et l’érotique ne font qu’un et que le tableau de Michon est de bas en haut, de gauche à droite, un pamphlet contre tout ce qui est « peuple » qui ne voit rien quand Michelet lui a « vue » (125) comme Michon (tiens : Michelet/Michon !). Car Michon ne veut qu’une chose en fin de compte et il l’a dit sur France-Culture : « ma façon d’écrire voudrait être despotique sur le lecteur ». Mais le bât blesse : Michon se contredit et montre plus qu’une volonté, : il montre un mépris quand, par exemple, il se compte parmi les hommes qui « accourent de très loin pour les contempler, terreurs et massacres, ils accourent sous couvert de déplorer les massacres » (132) pour aussitôt non pas se mêler un peu à cette contemplation et peut-être voir qu’elle est bien diverse, bien multiple, bien chatoyante, bien polymorphe, bien cacophonique, que sais-je ?, mais s’extraire vite pour discourir sur « les foules de toute la terre » qui « passent en flèche et sans la voir devant La Joconde » (132), etc. Une politique e tune érotique à la Céline : on continue ! Le peuple est la foule qui passe… et dont on peut se passer en n’hésitant pas à le faire passer sous les fourches du mépris condescendant : ici avec morgue, là dans le grotesque. Lui, Michon, et son « Monsieur » restent « là devant ». Devant « les onze hommes vivants » qui  « sont l’Histoire en acte, au comble de l’acte de terreur et de gloire qui fonde l’Histoire – la présence réelle de l’Histoire » (133). J’aurais aimé pour bien comprendre voir une majuscule à la « présence réelle » et pourquoi pas deux… Mais inutile de les mettre : elles sonnent comme à la messe avec tous les enfants de chœur de la « Littérature » qui sont ses servants.

11. Le renversement final est prodigieux puisque les onze deviennent ces « puissances » que les hommes de Lascaux peignaient au fond des grottes. Le roman viendrait comme agir à rebours de « l’Histoire » qui avance rappelant non un passé établi mais une force, une « puissance ». Renversement de sacralisation, de « Progrès » (« Révolution ») en « Apocalypse » (« Terreur ») par la fascination devant l’image, l’Image des « puissances de la langue », le « Roman » à la Michon. Le roman ainsi défini par sa valeur est alors un acte de Terreur et on n’oublie pas Paulhan. On peut refuser une telle Terreur non parce qu’on craint les histoires mais parce qu’on n’admet pas qu’on nous les fasse passer par « l’Histoire » : ce qu’écrit Michon aujourd’hui avec une bonne férule sur tout ce qui peut gêner, il l’écrivait dès ses débuts : « Avançons dans la genèse de mes prétentions » (Vies minuscules, 9).

Il y a chez Michon un refus de « l’interlocuteur providentiel » (Mandelstam) et une fascination pour le viol comme l’annonçait (« une Annonciation et comme une Annoncée », 16) la métaphore (allégorique) de l’écriture en Afrique qui certes va se perdre comme l’explorateur mais pour « en revenir » (Vies minuscules, 17) toujours…

Et je lis les deux caractères (valeurs-définitions) de Michon en relisant la fin de son premier texte (« Vie d’André Dufourneau ») : harmonie et sournoiserie, « cohérence sombre », « écho sarcastique et déformé d’une parole » (Vies minuscules, 24). J’ai toujours l’impression avec Michon de perdre la parole soit parce qu’on se moque de moi, soit parce que je ne peux lui répondre - répondre une oeuvre comme Claudel disait répondre les Psaumes me semble constituer l'activité de tout lecteur qui lit en étant lu - autrement qu’en passant pour un « déformé ». J’espère que je me trompe. Lisez donc Les Onze pour me détromper.