vendredi 26 juin 2009

La Poésie à l'école... avec les poèmes , 3



Premier problème:

Longs et courts

celui qui bâtit le monde est celui

qui active son errance

 

Adonis (1991, p. 34).

 

Commençons par le BAba de la situation des poèmes à l’école. La définition première reproduite à satiété par les manuels et les supports des activités en classe pose qu’un poème c’est un texte qui tient sur une page. Si l’explication en est certainement facile, la conséquence en est désastreuse : les poèmes seraient des textes qui tiennent sur une page parce que l’activité massivement réalisée avec les poèmes, depuis des décennies, c’est la récitation qui consiste à apprendre par cœur un court texte d’environ dix lignes… aussi le répertoire poétique des classes se limite-t-il à des textes qui font environ dix lignes ! Et l’immense majorité des élèves au sortir d’un cursus scolaire moyen voire supérieur ont l’idée que la poésie, c’est un ensemble de textes qui tiennent sur une page quand le premier d’entre eux dans la culture gréco-latine, l’Odyssée attribuée à Homère, fait 12 109 vers répartis en 24 chants ! L’honnêteté devrait nous faire dire à nos élèves qu’étant donné leur âge, nous ne leur offrons que des fragments, des extraits, des morceaux choisis. Mais l’habitude nous a fait gommer cette réalité. Aussi nous faut-il d’abord rappeler ce fait simple et qui devrait être familier à chacun : les poèmes sont d’une diversité considérable quant à leur dimension ! Il y en a des petits et des grands, des courts et des longs… et aucune raison valable ne doit nous empêcher de lire les uns et les autres car parfois les plus courts sont les plus difficiles et les plus longs pas si difficiles qu’il n’y paraît… mais attendons sur ce point.

On peut en tirer deux règles :

- ne jamais présenter un fragment hors de son contexte, du moins sans référence explicite à son contexte d’ensemble, y compris quand ce fragment a l’apparence d’un objet indépendant ; exemples :

1. « La Cigale et la Fourmi » de Jean de La Fontaine => extrait du Livre I des Fables (douze livres) ; première fable de ce Livre I qui en comprend 22.

2. « le printemps a dit :

"même moi je me perds en chacune des secondes qui m’échappe" »

=> c’est la treizième sur 24 des « feuilles dans le vent » du poète Adonis dans ses Mémoires du vent (1991)

- organiser le plus souvent possible des va-et-vient entre le court et le long ; reprenons nos exemples :

1. Donner aux élèves la table des matières du Livre 1 des Fables de la Fontaine. Les élèves remarqueront d’eux-mêmes qu’il y a beaucoup de « couples », de « La Cigale et la Fourmi » à la dernière fable, « Le Chêne et le Roseau » et donc que le dialogue entre deux protagonistes est au principe de bien des fables et, si ce n’est le dialogue, c’est la controverse, la dispute, la confrontation. Ils liront bien plus facilement la fable choisie sans avoir besoin d’explications en s’étant familiarisés avec un répertoire plus large et forcément congruent.

2. Lire magistralement les 24 « feuilles dans le vent » du poète Adonis. Les élèves, en charge du seul fragment 13, remarqueront peut-être que le (ra)conteur donne la parole par deux autres fois à quelqu’un (« la faute » en 6 et « mon histoire » en 11) et ils pourront mieux comprendre cette parole du printemps en lisant la dixième « feuille du vent » : « je balaie avec l’attente / les araignées de la poussière »…

On sait que l’activité scolaire a tendance à privilégier les textes courts pour d’autres raisons que la mémorisation : elle se consacre le plus souvent à la lecture intensive, à l’observation rigoureuse et au plus près du texte. Mais les Programmes de l’école de 2002 demandent de l’ouvrir à d’autres perspectives : celle de l’œuvre intégrale en particulier, celle aussi d’autres modes de lecture dont la lecture cursive y compris magistrale et enfin celle qui permet de construire des réseaux entre des textes et aussi entre des passages ou des éléments textuels qui peuvent être fort éloignés les uns des autres. Autant de perspectives qui impliquent qu’on fasse toute sa place à des lectures ouvertes à des répertoires beaucoup plus vastes afin de donner une tout autre valeur à l’attention qu’à certains moments on demandera d’avoir pour tel ou tel fragment imposé ou librement choisi. Alors, l’élève découvrira que la lecture consiste d’abord à lier et délier : construire des rapports entre des fragments et un ensemble, des fragments entre eux, des lectures dispersées entre elles…

Bref, le gain de cette capillarité entre le court et le long dès le plus jeune âge est double, non seulement en poésie mais en lecture : la lecture du fragment se nourrit de l’horizon de son contexte et la lecture longue d’un texte dans son ensemble ou de fragments multiples s’ancre dans des balisages qui n’ont de sens que parce qu’ils accompagnent un périple au long cours. C’est tout le sens des Programmes actuels concernant la littérature : donner sens aux textes lus et travaillés en classe parce que ce sont des œuvres. On en tirera donc l’enseignement suivant concernant la poésie : pas de poème qui ne soit définitivement confiné sur une page… même s’il n’en occupe qu’une ligne ou deux ! Tous les poèmes sont au long cours… même les devinettes des îles Maurice – tout aussi bien les haïkus – demandent de tenir ensemble le court et le long. La devinette, certes, a son existence propre mais elle vient toujours dans une série qui commence et parfois se scande par des rappels rituels :

Sirandane ?

- Sampek

Dilo dibut ? (De l’eau debout ?)

- Kann. (La canne à sucre.)

Dilo ampandan ? (De l’eau qui pend ?)

- Koko. (La noix de coco.)

Dilo durmi ? (de l’eau couchée ?)

- Ziromon. (La courge.)

 

Ainsi commencent les Sirandanes recueillies et traduites par Jean-Marie Gustave le Clézio et son épouse Jémia (1990). Formule magique, sirandane/sampek, qui ensuite déclenche un enchaînement rapide de questions-réponses… dont, bien sûr, chaque maillon est une perle mais qui perdrait de sa force sans son collier : jeu de l’instant qui met en branle une sagesse éternelle et infinie.

L’enjeu de la tension entre le court et le long, c’est bien celui de l’infini des lectures et donc de la chance donnée à chaque lecteur de toujours pouvoir recommencer, relancer sa lecture par un fragment ou en se laissant porter par le mouvement de l’œuvre dans son ensemble, dans tout ce qu’elle porte avec elle. Chance qu’aucun élève, même et surtout si ses compétences paraissent faibles, ne devrait se voir retirer sous aucun prétexte.  Même si les poèmes sont difficiles…

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