lundi 27 avril 2009

Parler poème, Henri Meschonnic dans sa voix


Un nouveau livre...
On y revient bientôt...

Un "très grand Moderne"

Henri Meschonnic vient de nous quitter. Nous savons qu'homme de désir et de passion, il a travaillé jusqu'au dernier moment — pour preuve, cet ultime et récent opus que nous sommes fiers d'avoir publié. Celui qui voyait le présent comme poésie et la poésie comme présent, celui qui demandait : « qu'est-ce que penser, qu'est-ce qu'un poème, sinon une pratique de l'utopie ? », nous laisse une œuvre abondante, une œuvre de marcheur et de poète, qu'il va falloir lire encore, commenter, critiquer, pour prolonger le mouvement de ce très grand Moderne.


et une note de lecture sur Dans le bois de la langue à l'adresse:

vendredi 24 avril 2009

Avec Henri Meschonnic, la pensée, le poème, comme un continu du vivre langage




(la photo prise lors de la présentation au salon de la revue à Paris en octobre 2008, du numéro 5 de la revue Continuum dirigée par Marlena Braester et de son dossier consacré à Henri Meschonnic: de gauche à droite: Pascal Maillard, Marlena Braester, Henri Meschonnic et Serge Martin; 

je reprends ma contribution publiée dans cette revue que l'on peut se procurer à l'adresse suivante: braester@bezeqint.net pour 15 euros)




« Je passerai ma vie à ressembler à ma voix »

Henri Meschonnic, Dédicaces Proverbes, p. 15.

Cela commence et ne cesse de commencer par ce poème, cette rencontre, cette connaissance, cette voix :

notre vie un

récit qui ne commence chaque fois qu’à

la prochaine phrase

nous ne pouvons pas suivre juste

respirer mais

quand on peut parler

le corps se rassemble

on boit à toi à moi la table

tient et le sens entre nous

met l’espace au même rythme que nous

nous pouvons reprendre nous

écoutons une histoire

nous en connaissons

la voix

Ce poème qui est le dernier de Légendaire chaque jour, livre que je lis avec Claire à sa sortie en 1979, m’a fait vivre depuis lors avec l’œuvre toujours en cours de Henri Meschonnic : d’une part ses livres occupent une place considérable dans ma bibliothèque – étant entendu que cela ne se mesure pas seulement linéairement –, d’autre part, je pense que la recherche qui m’anime depuis lors porte en exergue ce poème puisque, ne serait-ce que le titre de ma thèse, « langage et relation[1] », atteste pour le moins de ce qui a été ainsi lancé jusque dans l’aventure de l’écriture avec un livre comme Ta Résonance et celui qui a suivi Ma Retenue[2].

C’est que depuis 1979, bientôt trente ans, je n’arrive pas à suivre Henri Meschonnic mais j’arrive à (mieux) respirer parce que plus que d’en savoir tel concept, le rythme par exemple mais aucun concept n’est séparable d’une configuration qui met la pensée en mouvement et il me faudrait alors engager ceux d’historicité, d’oralité et de modernité, il me semble que j’en connais la voix. Et d’ailleurs avec une telle voix il n’y a pas à suivre ! Il y a à répondre en trouvant sa voix. Et une telle voix y aide. Mais quelle est cette voix ?

Cela commence par une invitation à lire autrement qu’on a l’habitude : « Peut-être qu’un poème commence quand on ne sait plus ce que signifie l’opposition entre facile et difficile[3] ». L’hypothétique y est porté par l’énonciation. Plus : par la relation et donc le sens y est porté par l’oralité, le rythme. Lire autrement la poésie mais aussi tout le reste. Et écrire pareillement autrement des poèmes, des essais.

C’est ce qui importe quand je respire avec Meschonnic : c’est justement de travailler à l’écoute d’une telle voix, c’est-à-dire à son engagement vers « l’invention d’une historicité par un sujet » et « l’invention d’un sujet spécifique par cette historicité ». C’est que cette voix, contrairement aux allégations qui empêchent de l’entendre, n’est jamais autoritaire, prescriptive, hautaine pas plus qu’elle n’ambitionne la totalité, voire la plénitude comme tous les scientismes que vous rencontrez à tous les coins de l’Université, de la recherche, des médias aussi. Elle n’est pas non plus démagogique voire appel à l’irresponsabilité, à la démission sous prétexte d’éclectisme. Cette voix travaille ses rapports, ce qui est difficile. Elle ne cesse d’appeler à la conscience des enjeux d’une part et d’autre part elle ne cesse de rapporter chaque position à la situation concrète, à la spécificité du point de vue qui situe, se situe. Cela donne le sommaire de Poétique du traduire[4] : « 1. La théorie c’est la pratique ; 2. La pratique c’est la théorie ». Confusion ? Fusion ? Non ! Mais justement travail et écriture « pour distinguer la conscience des enjeux, qui est la théorie, et la spécificité du concret, qui est la pratique. Les deux, bien sûr, indissociables » (PDT, 20). On est loin de la schizophrénie généralisée et de son balancier meurtrier pour les individus comme pour la société. Par exemple, voyez le rejet de la théorie confondue avec la science dans ce qu’on appelle la vie, la politique, le social et l’enseignement, la littérature et la poésie, etc. Aussi voyez l’aveuglement et l’impuissance qui s’en suivent quand la décision, la démocratie, la liberté, la connaissance et même le jugement sont renvoyés aux spécialistes, l’évaluation et la critique confiées aux « savants ». Ce qui les fait souvent passer avec raison pour des « faiseurs » et alors on parle de « crise » du politique, de l’éthique, de la pensée quand ce n’est pas de l’intelligence et de l’art... Ce qui conduit tout le monde, poètes et citoyens, savants et adolescents… à l’irresponsabilité.

C’est que cette voix demande de travailler ce qui tient ensemble une pluralité et une homogénéité, pluralité des réénonciations comme des situations, homogénéité du dire et du vivre, du parler et du penser. Cette voix est avant tout écoute : écoute de ce qui l’appelle comme de ce qui la multiplie. Cette voix est toujours dans « la prochaine phrase », que ce soit l’inaccompli du travail propre, du poème de la pensée sans cesse en cours, ou que ce soit la phrase d’un « tu » qui vient répondre – non à la question mais à la voix dans la recherche de sa voix propre : « reprendre ». Sachant bien que de progrès il n’en est pas question car comme disait Péguy dans Clio, cela reviendrait « à être une théorie de la caisse d’épargne » en ajoutant que « malheureusement pour ce système, pour le système de cette théorie, la réalité ne monte point aussi facilement à l’échelle » ! On comprend alors, sans l’excuser, la déception de ceux qui abandonnent vite Meschonnic pour des « logiciens » sans « force organique », selon l’expression pertinente de Péguy : ils lui préfèrent le « résultat présent, socialisé, des recherches passées[5] » quand avec Meschonnic il faudrait travailler à ce que « l’art et la pensée ne [soient] jamais contemporains de leur passé » (Ibid.). Ce qui demande le refus de tous les académismes et mondanismes. Alors s’engage une aventure, l’aventure d’une voix :

Quand un poème a la poésie non derrière lui, mais devant. C’est-à-dire ne sait pas d’avance ce qu’elle est. Ne sait plus. N’est rien d’autre que sa propre historicité en train de se découvrir. Ce qui fait d’un poème qui devient poème et qui reste poème, comme de chaque aventure de l’historicité – d’un concept en train de s’inventer, et qui transforme ensuite tous les autres, de rapports entre des corps jamais essayés, d’une lumière jamais rythmée ainsi auparavant – quelle que soit la matière, quel que soit l’art, une figure, allégorie et dénudation, de l’historicité radicale de toute valeur. Et de la valeur de l’historicité. (PRPS, 549)

Car cette aventure est chaque fois l’invention de cette relation inédite entre valeur et historicité qui fait que le poème est poème, qu’une pensée est pensée, qu’une vie est humaine faudrait-il ajouter. Alors cela demande effectivement comme on a lu dans le passage ci-dessus autant de contres que de pours, et cela demande certainement un arrachement par le négatif et au moment même du plus affirmatif, de son élargissement, cela demande une « dénudation » pour que la réciprocité transforme ce qu’on prendrait pour une tautologie en une activité qui ouvre à la force de l’inconnu.

Alors, ce que j’aime dans cette voix, c’est aussi sa fragilité. Elle fait souvent l’objet d’opprobre : je l’entends régulièrement sous l’accusation du répétitif et du pamphlétaire. Mais c’est là qu’est sa force.

Première version du répétitif : lisez un livre et vous aurez tout lu, les autres ne font que le répéter. On voit alors certaines bibliographies s’arrêter à Pour la poétique 1, livre de 1970, quand il suffirait de lire pour le moins une recherche qui, certes parfois avec des variations infimes, ne cesse de se poursuivre. Il est vrai que beaucoup de recherches s’en tiennent à appliquer un schéma quand celle-ci, cette recherche, veille à son rythme, au mouvement de la pensée autant que de la parole. Et Saussure ne disait-il pas que ce sont les petites différences qui font la valeur, laquelle est fondamentalement différentielle. C’est que cette recherche construit toujours une historicité et jamais un absolu, travaille à une conceptualisation plus qu’à un appareil de concepts. Ce que fait une voix à la pensée.

J’ai tenté d’observer ce travail avec la notion d’historicité sur une vingtaine d’années[6]. Il faudrait le montrer avec d’autres exemples, par exemple avec les lectures de Saussure. Je me contente d’une remarque. La réédition de La Rime et la vie en poche ne change pratiquement rien à la première édition antérieure d’une bonne quinzaine d’années si ce n’est l’ajout d’une texte juste avant le court envoi qui clôt l’ouvrage : « Traduire, et la Bible, dans la théorie du langage et de la société » (RV, 420-441). Il faudrait montrer comment cet ajout augmente la force du livre. J’essaie. Ce texte fait, entre autres, le point sur « la confusion entretenue et encore enseignée entre Saussure et le structuralisme » en proposant « neuf contresens qui opposent radicalement le structuralisme à Saussure » (RV, 423) et un dixième qui alors permet de « reconnaître la continuité entre Humboldt et Saussure, contre l’idée reçue qui les opposait l’un à l’autre » (RV, 424). Mais ce que réussit ce texte c’est de tenir ensemble au plus près cette dissociation produite par la critique du schéma du signe et par la critique de l’hétérogénéité des catégories de la raison régnante pour montrer que repartir de Saussure, « et plus particulièrement de ce que montrent ses inédits parus en 2002, avec ses deux concepts majeurs de point de vue et de systématicité interne » (RV, 425), c’est au fond « partir du poème pour penser toute la théorie du langage comme un rapport d’interaction entre langage, poème, éthique et politique ». Ce qui donne maintenant toute sa valeur à la lecture de Saussure certes plus précise et fouillée qu’inaugurait, par exemple, Le Signe et le poème (p. 208 et suivantes en particulier) en 1975. On ne dira jamais assez que Meschonnic, seul contre l’époque, dans ces premières années soixante-dix engage son anthropologie historique du langage dans une grande aventure de pensée qui sans l’écriture des poèmes n’aurait pas eu l’ampleur et la force que nous lui connaissons maintenant – il faut aussi signaler l’accueil de Georges Lambrichs aux Cahiers du chemin. Oui, ce qu’osait engager Dédicaces proverbes en 1972 est toujours aussi actif[7] :

Je commence un langage qui n’a plus rien à faire de la distinction utile ailleurs entre dire et agir, qui n’a plus rien à faire de l’opposition entre l’individuel et le social, entre la parole et la langue. Comme entre dire et vivre une interaction sans privilège de l’un des termes constitue l’écriture, ainsi dans la poésie qu’on croyait personnelle se produit la poésie impersonnelle. (DP, p. 10)

Seconde version du répétitif : ne lisez pas les poèmes, c’est un essayiste ou/et ne lisez pas les essais, c’est un poète – avec la variante récente : ne lisez pas les traductions, c’est un poète[8]...

C’est qu’on ne veut pas voir qu’il y a de la pensée dans les poèmes et du poème dans les essais tout comme il y a un poème de l’hébreu biblique parallèlement à une pensée du poème-relation dans les traductions de la Torah. Je pars de mon expérience : le travail que j’ai engagé depuis une dizaine d’années à partir de la notion de relation en m’essayant à construire une poétique de la relation dans et par le langage, s’il s’appuie fermement sur l’anthropologie historique du langage lancée par Meschonnic prend son élan dans ses poèmes qui ne cessent d’engager une telle poétique, c’est-à-dire une pensée de la relation[9]. Je veux dire que ses poèmes agissent peut-être plus fort encore que les essais alors qu’il s’agit d’écrire pour moi l’essai de cette recherche sachant bien que par ailleurs l’écriture de tentatives de poèmes en constitue autant sinon plus l’aventure. Significativement, je pourrais me contenter ici de signaler la dédicace du premier livre de poèmes : « plus par toi que pour toi » (DP, p. 5) qui engage tous les poèmes qui vont suivre sous le signe de cet opérateur relationnel qu’est le « par », « mot-sujet, mot pour le sujet » dans ce syntagme et certainement dans l’œuvre de Meschonnic[10]. Je le lis dans ce dernier poème d’un des derniers livres[11] :

tellement de moi sont devenus

mon absence

tellement de cris n’ont laissé

que des barbelés

je me retire

pour ne pas ajouter mon silence

à tout ce silence

laisser respirer une douceur

juste murmurée

qui vient de si loin

c’est elle qu’on sent

par toute la peau

par elle

nous sommes là

La force d’un tel poème se voit en n’en retenant au cœur de l’écoute que ce mouvement : « tellement / tellement / par / par / nous sommes là ». Ces intensifs relationnels qui font la charpente du rythme de ce poème viennent comme tenir en son cœur le silence syntaxique (le « pour » de la sixième ligne n’est significativement pas repris à la huitième) qui fait passer de la septième à la huitième ligne. Lignes qui se tiennent par la consonne [s] tout en penchant (5 / 5-4), tout en faisant pencher tout le poème vers une équivalence (4 / 4) : « une douceur », c’est « nous sommes là » ! Oui :

Le continu corps-langage, c’est l’enchaînement des rythmes de position, d’attaque et de finale, d’inclusion, de conjonction, de rupture, de répétition lexicale, de répétition syntaxique, de série prosodique. C’est une sémantique sérielle. (RV, p. 427).

Sémantique sérielle que je lis à même ce dernier passage pris à un essai : « Le continu […] / c’est […] / C’est […] » et les trois syllabes d’attaque qui posent un concept vivant comme un corps-langage qu’il est chaque fois dans chaque historicité de l’écriture-lecture : « C’est une mantique rielle » ; et encore « l’enchaînement » qui (dé)chaîne les dix complémentations lancées par autant de « de » comme autant d’opérateurs du continu corps-langage. Ce continu qui permet de « postuler un sujet du poème » dans et par « un système de discours ». Meshonnic écrit cette définition comme la théorisation et l’exemplification à la fois de « ce que disait Péguy » qu’il cite juste avant : « C’est signé dans le tissu même. Il n’y a pas un fil du texte qui ne soit signé[12] ». Ce qui s’entend et se voit à chaque page de Meschonnic : non des formes que d’aucuns diraient poétiques comme quand les philosophes esthétisent leurs écrits mais bien des attitudes de pensée, une poétique relationnelle qui met l’activité de penser dans une éthique du langage qui passe par son oralité – c’est ce qui fait, dans le passage cité ci-dessus, la valeur du verbe être (« c’est ») non comme une rhétorique de la définition mais comme un agir, un faire, un inaccompli aussi et non une stase, une opération et non un produit, un « en cours » et non un « bon à tirer », etc. Il suffit de lire un peu plus loin : « « plus que ce qu’un texte dit, c’est ce qu’il fait qui est à traduire » (RV, p. 428).

L’accusation de pamphlétaire qui empêcherait de lire la recherche est fréquemment employée quand ce qui caractérise cette recherche c’est que son écriture est pleine de lectures et par là-même l’inclusion d’une pluralité de voix dans sa voix. Ce dialogisme porte la voix à hauteur d’altérité et la critique à hauteur de responsabilité. D’aucuns parlent de réductions quand il s’agit d’opérateurs d’historicité qui sont autant de réénonciations : exemplairement, je prendrais le Mallarmé de Meschonnic contre l’effet Mallarmé : « Toujours la "disparition élocutoire du poète", chez Mallarmé, jamais "le poème, énonciateur" », comme écrit fortement Meschonnic[13]. Cette voix critique n’est ni la méprisante qui ignore, ni l’étouffante qui célèbre. Elle est une voix qui construit sa différence, son historicité propre dans une prosodie personnelle qui engage l’écoute comme invention de voix : une autre écriture par une autre lecture et l’inverse également. C’est vrai que peu atteignent à cette force où corps et langage engagent la lecture à hauteur d’écriture, c’est-à-dire de poème de la pensée. Et on retrouverait alors à ce moment ce que disait Mallarmé à Lefébure, du « Poète moderne » qui est en fait « un critique avant tout ».

Mais ne suis-je pas avec cette « voix » dans ce que Reverdy disait de certaines œuvres dans un texte de 1938 :

Des œuvres qui retenaient dans leurs rets assez de mystère pour n’être que très difficilement accessibles aux guetteurs du présent – bref des œuvres qui comportassent entre leurs éléments constitutifs visibles, assez de blanc, assez de marge pour que les générations suivantes puissent venir y déposer, sans jamais affaiblir ni profondément altérer la pureté et la valeur de leur originelle structure, autant et même plus de substance qu’elles pouvaient en extraire elles-mêmes. Car une œuvre qui dure sans vieillir, qui grandit en durant, c’est une œuvre à laquelle tous ceux qui prétendent l’aimer, la comprendre, la commenter, la répandre en l’amplifiant d’une légende qui, d’ailleurs, la plupart du temps la déforme, collaborent[14].

Ce qui, avec Meschonnic rend toute transposition, toute vulgarisation, toute défense même extrêmement périlleuses : oui, ici même je risque de « la déformer » alors qu’il s’agit de la poursuivre, voire même d’en partir, au sens où il faudrait surtout ne pas la répéter mais s’en nourrissant sans cesse inventer son propre, s’inventer, faire œuvre jusque dans la solitude, contre les contemporains. Mais c’est heureux, comme toutes les grandes œuvres, celle de Meschonnic trouve sa force jusque dans l’humour, plus précisément dans le rire qui préside à ce que d’aucuns voudraient voir réduit au pamphlet quand il s’agit justement de laisser au(x) contemporain(s) le réalisme des noms. Alors en Sherlock Holmes moquant tous les docteurs Watson, Meschonnic frappe à la Tardieu au cœur d’un raisonnement :

Ce n’est donc plus de la langue qui est à traduire mais un système de discours, pas le discontinu mais le continu. Élémentaire, docteur Bonsens, docteur Formol.

Voilà certainement qui transforme toute la théorie du langage. (RV, p. 428)

Cette rapide incise qui montre à l’envi que l’oralité est première dans cette écriture non pas tellement parce qu’elle appellerait un effet mais bien plutôt parce que cette frappe formulaire est toute entière passage de voix comme font tous « les maîtres du rythme qui trouvent dans le commun (…) de ces airs traditionnels qui commandent ainsi toute une réussite », comme disait Péguy dans Clio. Et comme écrit Meschonnic :

Parmi les signes et les propriétés du contre-savoir de la poésie, je mettrais une sorte particulière de rire. Un rire propre au comique de la pensée, vu de l’historicité. Un rire de soi et des autres. Rire qui n’a pas le ludique, qui se prend trop au sérieux, et ne donne pas dans l’ironie. Le rire de la critique. C’est le rire du théâtre de Guignol. Faute d’avoir celui des dieux chez Homère. (PRPS, p. 184)

Puisque Meschonnic parle de Guignol, je lis deux pages plus loin – pour montrer à quel point le continu n’est pas un vain mot mais bien une prise décisive pour entendre un tant soit peu la « sonorité générale » (Péguy encore) de l’œuvre, le poème de la pensée qui fait au plus fort la pensée du poème à contre-esthétisme et à contre-simplisme :

Deux idées reçues, deux idées massues semblent si bien installées aujourd’hui qu’elles empêchent de les reconnaître comme des confusions, sinon des impostures, de toute manière des obstacles pour penser le sujet, penser la société – c’est la même chose, penser le langage et la littérature. Et c’est toujours la même chose. (PRPS, p. 187)

De « reçues » à « massues », il y a plus qu’un bon jeu de mots pour introduire à la confusion de l’individu et de l’individualisme d’une part et de l’individu et du sujet d’autre part ! Que la « massue » guignolesque intervienne n’est pas sans introduire aussi la notion de « masse » qui est, politiquement et éthiquement, l’écrasement bien connu des subjectivations dans les discours, politiques ou sociologiques entre autres. Et la répétition de « la même chose » est non seulement la reprise du mode de l’enchaînement qui est au principe de l’activité de penser mais aussi la reformulation insistante du continu sujet-société, langage-littérature, continu qui est à même d’engager ce qui met le sujet à hauteur de la société et l’inverse, le langage à hauteur de la littérature et l’inverse dans un « penser Humboldt aujourd’hui[15] » par la Welchselwirkung[16], ce que j’appelle la relation dans et par le langage. Ce « toujours la même chose » est une relance, comme un refrain, de ce que Meschonnic écrit en le disant et dit en l’écrivant :

L’opérateur de cette solidarité interne est inséparablement une poétique de la modernité et une poétique du sujet, sans doute aussi inséparables d’une poétique de la vie moderne et de la ville moderne, impliquées dans le rapport du poétique au politique. (PRPS, p. 189)

Solidarité et inséparabilité puis implication font les valeurs opératives du continu par leur enchaînement sémantique, syntaxique et prosodique jusque dans les résonances de « vie » à « ville » et les liaisons qui ne cessent de se refaire.

J’en arrive à ce qui est certainement décisif dans ce poème de la pensée : ce récitatif des inséparabilités c’est la pensée maximale dans et par le langage où s’entend non l’idée mais le sujet comme subjectivation du langage, à savoir un sujet de la pensée par le sujet du poème et donc un débordement de toute pensée arrêtée à l’histoire de la pensée. Alors le continu d’une telle œuvre, à peine esquissée ici, est bien l’allégorie d’une éthique du sujet de la pensée qui dans et par son langage, et au plus fort dans et par le poème et la pensée du poème, « sert à vivre », comme dit Benveniste pour le langage. On voit bien alors que le continu d’une telle pensée-écriture, des essais aux poèmes et l’inverse, n’a pas pour enjeu le style mais bien le rythme. Et on n’en a pas fini avec le rythme quand bien même on suivrait Meschonnic. Et on n’a même pas commencé quand on arrête Meschonnic à la première formule venue – je pense à toutes ces bibliographies pour étudiants qui figent l’œuvre sur la « forme-sens » de Poétique 1, oubliant au demeurant son rapport avec la « forme-histoire »… On n’en a pas fini parce que « le sujet est son rythme » et que c’est à chacun de le continuer sous peine de ne pas trouver son « sujet » et donc son « rythme ». Je tentais de le suggérer en commençant : si vous commencez à écouter la voix à l’œuvre dans Meschonnic vous commencerez à entendre la vôtre au cœur d’une vision presque comparable à celle qu’on lit en Exode 20-18[17] :

Et tout le peuple ils voient les voix      et les éclairs     et     la voix du chofar         et la montagne     qui fume

        Et le peuple voyait     et ils étaient dans des transes         et ils se tenaient     de loin

Oui, pour lire, écrire, penser avec Meschonnic, tout comme il faut oublier les « coups de tonnerre » des traductions qui refusent d’entendre le signifiant du texte d’Exode 20-18, il faut refuser de suivre ceux qui veulent réduire l’œuvre au répétitif ou au pamphlétaire sans voir les voix du continu. C’est tout l’enjeu d’un penser dans et par la voix (les voix), et par là-même d’un vivre dans et par le poème. Oui, lire, écrire, penser avec Meschonnic c’est  engager un penser-vivre dans et par le poème-relation.

 


[1]. Deux ouvrages en sont issus : L’Amour en fragments, Poétique de la relation critique (Artois Presses Université, 2004) et Langage et relation, Poétique de l’amour (L’Harmattan, 2006). Un autre est à paraître sous le titre de Rythmes amoureux, Poétique du corps-langage.

[2]. Le premier a paru chez Océanes à Saint-Denis-d’Oléron en 2002 et le deuxième chez Comp’act à Chambéry en 2005.

[3]. H. Meschonnic, La Rime et la vie (1989), Gallimard, 2006, p. 88. Plus loin RV suivi de la page.

[4]. H. Meschonnic, Poétique du traduire, Verdier, 1999. Plus loin : PDT suivi de la page.

[5]. H. Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, 1995, p. 482. Plus loin : PRPS suivi de la page.

[6]. Dans L’Amour en fragments, op. cit., p. 331-351.

[7]. H. Meschonnic, Dédicaces Proverbes, Gallimard, 1972. Plus loin : DP suivi de la page.

[8]. J’essaie d’en rendre compte dans « La traduction comme poème-relation » à paraître dans un ensemble sur la traduction littéraire dirigé par B. Bonhomme et M. Symington (Université de Nice) chez L’Harmattan.

[9]. Voir « « Un poème du langage relation » dans Nu(e) n° 21 (Nice, septembre 2002).

[10]. A. Eastman, « La grammaire du sujet chez H. Meschonnic » dans B. Bonhomme et M. Symington (dir.), Le Rythme dans la poésie et dans les arts, Interrogation philosophique et réalité artistique, Champion, 2005, p. 385. Plus haut, Eastman écrit : « Dans et par "par", le sujet du poème, pourrait-on dire, est homologue à la poétique de lapensée chez Meschonnic ».

[11]. H. Meschonnic, Infiniment à venir, Dumerchez, 2006, p. 37.

[12]. C. Péguy, Œuvres en prose 1909-1914, éd. Gallimard, « Bibliothèque de la pléiade », 1968, p. 1034.

[13]. H. Meschonnic, Célébration de la poésie (2001), Verdier, 2006, p. 68 ; voir aussi p. 76, 101, 207 (avec la référence), 262 et le « manifeste pour un parti du rythme » est, comme Célébration de la poésie, un penser Mallarmé aujourd’hui par ce leitmotiv décisif pour la pensée du poème après plus d’un siècle de mallarméisme ; CP suivi de la page, dorénavant. Il y a encore plus court et donc plus fort quand Meschonnic appelle le « suggérer » de Mallarmé contre le « nommer » de la vulgate poétique et, entre autres, contre la relégation par Michel Deguy du suggérer au symbolisme (CP, p. 75).

[14]. P. Reverdy, Cette émotion appelée poésie, Flammarion, 1974, p. 113.

[15]. « Penser Humboldt aujourd’hui » dans H. Meschonnic (dir.), La Pensée dans la langue. Humboldt et après, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1995, p. 13-50.

[16]. W. von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi, trad. de P. Caussat, Seuil, 1974, p. 123. Voir notre Langage et relation, Poétique de l’amour, L’Harmattan, 2005, p. 48.

[17]. H. Meschonnic, Les Noms, traduction de l’Exode, Desclée de Brouwer, 2003, p. 112 et les notes concernant ce verset p. 282.

lundi 20 avril 2009

Au pays de l'oubli (fin)



Il récitait quelques poèmes. Des ressouvenirs en avant. Qu’il écrivait en marchant. Qu’il notait ensuite. Dans ce qu’il avait appelé. Mon livre de route. Un titre restait lisible. Sur la première page. Dans ta marche.

 

légers déplacements

loin d’une gesticulation

à la redéfinition d’un

espace de l’émotion

neuve j’arpente ton déplacement

 

miracle et nudité d’un

dépouillement du corps en marche

violence d’une démarche dans ta

peau d’un non-lieu

ahanant arpentant

je me suis mis dans ta marche

 

résister à l’immersion

en perpétuant l’andain

gestes et rythmes avec une

légère ondulation sur la crête

dans mes reprises ta danse

sur les flots tu lèves

légères et parfumées

les herbes tu recueilles

mes chemins tu marches une continuité

une approche une proximité

le bouchon flotteur d’un

rapprochement

ma marche dans ta marche

 

mes premiers pas ton souvenir

un enfant marchant

un photographique

passage de nos premiers pas

 

les grands espaces traversés

font les dimanches

vers le digne dôme

dans les genêts sans nombre à gravir

 

toutes marches confondues

ton poème défait

une allégorie parfaite

de mes marches allotropiques

 

tes longues coulées de couleurs

déversant mon ressassement

non un de tes égarements

le lent labeur de ma lente

marche tes longues inscriptions

anthropomorphiques et cosmiques

lente apparition de ta vue

non surgissement le magique

flux de tes paroles lentes

magiquement vraies et claires

se dévoilant le regard dans ce

texte me liant en touches

t’accumulant dans le labeur

du peintre écrivant nos malheurs

laborieux à l’œuvre des silences

parenthèses s’ouvrant en sauts

s’approchant plus proche de ta

lente émotion belle inondant

l’œuvre de beautés au tragique

ravissement

composition picturale sans image

charriant dans ta marche

les couleurs du temps

les matières versant l’œuvre en

marche s’écrivant poème

mouvement lent révolution

comme ton regard lent vers les oublis

de la mémoire mise en bouche

ton texte inondant ma vision

lecture écriture de notre rêve

 

sentiers de ma mémoire écrite

tes pas inscrits dans les miens

au cœur d’un mouvement

une horizontale élévation

 

marchant s’entretient une inscription mouvante

 

meurtris mes

pieds ont ta vision

je fabrique la mémoire

de ton lieu partout

 

se colore ta matière

intériorité sculpturale

que mes yeux parcourent

dans ton mouvement engageant

dans cette marche le printemps

de l’automne

 

alors

ton espace remplit mon vide

enfouis en tes plis nos corps

se vident pleins de marches

 

l’avancée irréfléchie des pieds

transmettant ta chaotique vision

mon sol ma solitude

dans ta déambulation

mes pupilles dilatées

se contractant

dans ton va-et-vient

 

perpétuation te perpétuant

dans ton rêve ma marche

 

ainsi

sans m’attarder du sol

aux coups d’œil vers tes lointains

 

sollicitant seulement ton avancée

 

au rythme chaotique de

ta phrase en visions d’un

corps neuf

 

cette façon qu’ont nos voix de rester

là pour s’écouter partout

 

cet après-midi sous ta pesanteur fine

ta pluie continue

peut-être seulement rouiller mon pays

trace de ta nue

 

statique puissance souveraine

ta géographie tes éléments mobiles

une gamme immuable

trop reconnaissables

se jouent de ma vision

trop bien disposés

trop pressés

en est-ce une encore

tu bouges ton immobilité

je fixe tes mouvements

 

alors

aimer cette promenade cette période aimer

le neuf dans le bougé

ton regard hors ma vision

 

tes rêveries portées au fil du courant dans

mon lit comme tous les paysages

portant ton fort courant de ce jour-là

donnant l’impression de piétiner

nous halant au gré de ta vitesse de tes courbes

 

les anfractuosités ces replis de ta marche

nous plissent comme rire dans sourire

 

pour suivre ta rive enfoncée

alors cette péniche

remontant et si

nous nous abandonnions à ce fleuve

 

le bonheur à tes côtés

n’est que ton voyage

dans tous mes déplacements

vers l’inatteignable destination

seuls havres

mais goûter ta marche

comme vivre l’ivresse

et les poids qui distendent

tes désirs qui ne s’entendent

l’attachement

nous est l’infini

détachement

de ta commune

marche

 

marcheur  

au corps dénudé

noyé dans la multitude finie

 

alors ta volubilité

ton passage

sur la pétrification

vivante de mon sol

étagement de tes saisons

senti par l’appendice du voyage

hors notre histoire pas d’espoir

au rythme de tes naissances géographiques

ton bâton à ma main

 

érection

d’un appel tous tes noms

dans le paysage ton rythme

des lieux inconnus

 

cette longue randonnée ton vertige

entre ton ciel et l’eau

secoue déambulant le rêve

de mouvements et de gouffres

 

comme le poème me noie

ta crayeuse falaise

dans le vacarme des mouettes jette ta

blancheur aux verts remous

sous ton ciel qui chevauche mes nuages blancs

et déploie ton vertige au péril de ma marche

au bord d’un précipice

vers nous sans que fonde

ta chute et

les éléments orphiques

au fond de tes pas sous leur tournoiement

 

ma marche suspendue

s’élance dans ton poème

 

tes mots et se déploie

la courbe tabulaire avec

ta marche mon labyrinthe

 

tes mots et le dithyrambe

tes marches dionysiaques

ta dynamique nos corps

des objets drossés

à ton gouvernail sans

gouverne

tu établis sur ma terre

une côte

 

pour y accoster

côte à côte ta marche

et inconnu la volubilité

s’y mouvant sans cesse

 

continu le flux de

discontinuités événementielles dans

ce passage

par ces quotidiennes marches vers ton ciel ponctué

sombre vu d’ici-bas

j’erre je passe je marche je repasse tu

m’enfuis l’inexorable

fuite de mes marches contourne de tes détours

ma géographie dans

ton temps je continue

notre relation son flux

la lente accumulation

de nos marches

 

semblable à mon désespoir

ma dispersion

ma procession somnambulique

dans tes marges

nos humaines sécrétions

 

de tes marches

grossissant mon lent cortège

théories de mots en errance

sécheresse noyée dans le flot de tes pas

défilant

 

nomade dans le déambulatoire

de tes promenades

le poème va l’amble et il me semble

perdre ton auditoire

mon chœur te contourne dans le

silence ambulant à écouter la galerie répugne

ton chemin sous terre

des mots de ta marche

en un sentier transversal creuser

la bouche de mon

musée le mouvementé

une galerie de marches

dans les mots sédentaires

 

les chemins t’écrivent

effacent ton inscription

et l’essai désespéré cette histoire

d’un cheminement

de tous ceux qui parcourent les paysages

leurs rêves nus

 

détours au rythme des accidents

simple invitation appel simple

suivre les passages du voyage

effacer l’inscription dans le paysage

 

j’écris alors ta

géographie dans ton histoire

nos multiples marches

pérégrinations avec la mort

en retours de vie

 

lente aspiration

aspirant la déambulation

sans s’attarder aux accidents

d’une vision purement anecdotique

noyé le regard déplace

le lieu perdu dans la joie

d’une commune géographie

je marche marchant tes lieux

avec ta vie ma vie marche

et ta lente expiration

inspire ma déambulation

tu me marches je te suis

 

Dans ta marche. Il continuait. Refermant le cahier de route. Il le donna ou l’oublia. Le conte n’en finit plus. Depuis toujours. De bouche en bouche. Au pays de l’oubli. Plus loin que la mémoire. Je te suis donc tu me marches. Il me le dit dans le silence. Infiniment. Il aura été mon écoute. Au pays de l’oubli. Là où l’on entend ce qui est tu.