vendredi 29 mai 2009

Gestes sur la grève (4)


(Les monologues inséparables)

La plage est l'unique moment de leurs rêves diurnes. Ils s'y croisent sans se toucher pendant que les rêves s'y percutent. Les rêves sont des récitatifs qui se reprennent en sautant des mots et se perdent dans le fil du ressouvenir.  Jusqu'à ce qu'un silence passe.

 

Je sens dans ma main ton sexe il se détache et ne me reste que lui Tu cries au loin ce n'est pas grave et je suis bien Je ne vois plus la balle elle est sortie de ton sexe je l’ai enfouie dans le mien tout au fond Tu me dis je la tiens dans tes lèvres je fais comme si c'était ton sein Je te répète je ne peux pas la rattraper avec ton sexe il est difficile à tenir Je ne voudrais pas le perdre je ne sens déjà plus ce qui le tient il risque de m'échapper Oui je t'entends crier au loin comme si je t'avais envoyé balader Avec la force qu'il m'a fallu pour te prendre le sexe Mais je suis en toi et je te prends réponds-tu dans un jet de petites balles toutes blanches Elles s'abîment dans le sable elles forment des concrétions alvéolaires murmures-tu en me mordant les lobes Enfin tu apparais au milieu de cette cathédrale minuscule Je me penche et j'ai presque le nez dans ton sable spermatique tout en tenant ton sexe loin du sable Tu me fais signe entre deux alvéoles comme derrière un vitrail de la Sagrada Familia J'essaie de te dire je vais te rendre ton sexe Pas de chance la marée haute vient de réduire l'édifice en un tas bientôt mis à bas Tu laisses échapper quelques bulles Je vois que ton sexe est couvert d'une algue verte Je te dis je vais prendre une douche À cette heure je m'étonne intérieurement je me dis tu m’as toute mouillée

Allons au bord du continent tu me dis souvent Je te réponds il n'y a plus de paysage là-bas Invariablement je réponds c'est justement cette disparition que je cherche pour ne plus avoir que toi  Je ne comprends pas ce désir de possession Je prétexte cette exclusion du contexte en soi il ne peut remplacer quiconque Je crois que tu veux prendre ma place même si je le sais bien nous ne sommes pas grand chose dans l'univers Tu dis nous sommes quand même ce qui le contitue c'est connu depuis longtemps dans toutes les disputes philosophiques Je ne peux te pénétrer sans rouler dans l'herbe le sable les grains les draps les nuages les jours les souffles du vent J’oublie les caresses des arbres et les bruits des voitures au loin sur l'autoroute Si tu m'entendais tu dirais l'autoroute je ne comprends pas Voilà je suis perdu dans mes raisons sans parler des tiennes Tu dis je confonds la jouissance et le rêve Je dis c’est entre le rêve et ces picotements ils sont impossibles à supporter Comme si des grains de sable ne cessaient de gêner la salivation tu susurres Et tes paroles viennent au milieu des miennes dans cette boue imprononçable Tu cries au milieu de la nuit elle grandit dans mon corps La marée monte jusqu’à nous Nous sommes trempés de bonne humeur

Je viens au monde Il répète toujours cela entre mes cuisses Et c'est du sable qui suinte de mon sablier Je viens au monde dans cette granulation cette chute des poids et des temps Et c'est du sable qui glisse de mon tablier intérieur Je viens au monde fuyant cette poche percée et rejoignant les eaux salées Et c'est toujours du sable qui ne rompt pas le cordon ombilical Rien ne vient agréger ses composants rien ne vient faire le lien rien ne vient tisser le texte de la généalogie rien ne vient filer la métaphore Je viens au monde je renverse au bon moment pour ne pas cesser de commencer ton sablier ton vase au col resserré ton vagin qui ne crisse pas qui ne crains pas le grain à moudre Et c'est toujours du sable qui me broie les os qui me livre corps et âme en mille morceaux Je viens au monde et tu t'épanches en larmes de sable comme une piéta confondante Et c'est toujours du sable qui m'enfonce dans la naissance toutes les naissances Tes naissances me noient dans tes eaux

C'est moi la balle et tu me frappes Tu pousses des cris comme un percussionniste Je te siffle dans les oreilles Alors tu me lobes Tu dis jouis jusque dans tes oreilles Je te siffle plus fort pour que ton geste percutant me renverse et me tourne et me transporte jusqu'au plus loin de ton geste J'hurle dans le mouvement de ton bras J'entraîne tout ton corps Tu redoubles d'effort pour tenir contre l'attraction Tu dis en te pinçant les lèvres je te gobe tu viendras au fond Je te frapperai pour un envoi au ciel Peut-être dis-tu cela plus grossièrement ça dépend des soirs Surtout ça dépend de la durée de la partie Je n'entends pas parce que je suis déjà loin ou peut­-être au fond de ton geste Ton cri part et se perd dans les airs ils ne cessent de s'élargir autour de nous Tu t'épuises à vouloir dire viens que je te renvoie encore plus loin Je te dis je suis dans ton geste ton bras ton sexe tendus tous les trois dans la même direction sans but que de revenir tout retendre Je tends vers toi tu me dis Je te dis je tends vers toi C'est épuisant cette tension Tu n'en peux plus et justement tu perds la balle Je gis abîmée défaite ma balle est crevée Est-ce toi qui répètes cela ou le ciel qui se dégonfle Il pleut beaucoup depuis hier soir je pense tout au long de ton écoulement Je t’écoute tais-toi

mercredi 27 mai 2009

La fabrique de l'histoire: les tueries massives de juifs en Ukraine à partir de 1941

Je viens d'écouter une émission sur France-Culture ("la fabrique de l'histoire") à propos du livre de Patrick Desbois (il paraît qu'on doit dire "Père"!), Porteurs de mémoires (2007 avec un passage télé en 2008 qui a fait passer le livre comme le fait la quatrième de couv pour une découverte alors que tout cela est connu depuis les premières études historiques et même procès), qui avec le slogan ("Shoah par balles") a cru faire un coup! peut-être pour qu'on pardonne les silences toujours aussi lourds de l'Eglise catholique et, pendant qu'on y est, ceux de l'orthodoxie (l'église orthodoxe), à un moment favorable puisque le "dialogue" inter-religieux semblait à cette époque participer de l'enchantement d'une paix dans le monde... mais l'histoire oppose aux intentions les faits et les points de vue qui les prennent en charge...

Ci-dessous un extrait d'un article beaucoup plus long paru dans Résonance générale n° 2 (printemps 2008) où je pointe ma déception quant au livre co-écrit par Husson, "l'historien" qui a accompagné Desbois, où s'aperçoit l'instrumentalisation du travail historique à de toutes autres fins...

Comment Les Bienveillantes signe une époque kitsch qui couvre les fascismes de la pensée

 

Dans Phänomenologie des Kitsches, Ludwig Giesz a créé le terme de « fétiche du passé » pour désigner les objets-souvenir. Il peut s’agir d’une paire de chaussons de bébé dont les parents font un moulage en plâtre qu’il exposent dans la salle de séjour. Je me demande si les fameux tas de chaussures d’enfants exposés dans les mémoriaux des caps de concentration ne sont pas le même phénomène inversé. Ces souvenirs-là sont particulièrement destinés à impressionner les visiteurs. Et je ne puis me départir d’un certain malaise à l’idée qu’il s’agit d’une réaction sentimentale, parce que des êtres humains ne peuvent être réduits à leurs chaussures, pas plus les enfants gazés que les enfants vivants qui chaussent aujourd’hui des pointures supérieures. Dépourvues de leur fonction première, les chaussures ne servent plus, dans un cas comme dans l’autre, qu’à être regardées. Autrement dit, elles sont esthétisées, elles deviennent fétiches, objets d’art ; mais comme la partie ne correspond pas au tout, ces chaussures ne sont que du kitsch[1].

 

On est heureux de découvrir une critique argumentée[2] du roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes (Gallimard, 2006). Puis on est très vite déçu par ce qui n’en est pas une, critique, faute de moyens critiques. Il s’agit plutôt d’une polémique et je ne vois pas d’opposition entre les propos de Littell et ceux de ses « critiques ». Par exemple ceux-ci : « Je ne recherchais pas la vraisemblance, mais la vérité. Il n’y a pas de roman possible si l’on campe sur le seul registre de la vraisemblance. La vérité romanesque est d’un autre ordre que la vérité historique ou sociologique » (Le Monde, 17 novembre 2006) où d’une part le discontinu du romanesque à l’historique et au sociologique empêche de penser autrement que dans des catégories culturelles naturalisées si ce n’est « universitarisées » et d’autre part le critère de la vérité ne fait qu’y renforcer le réalisme logique et son emprise sur la pensée et l’écriture. Propos que l’on peut comparer avec la thèse de Terestchenko et Husson[3], qui répète l’aporie du réalisme philosophique. Dénigrement du langage dans la plus pure tradition signiste et moralisation des œuvres par l’esthétique qui fixe « l’espace littéraire » : 

L’indigence ontologique du langage pictural ou poétique à traduire le « vécu » de l’expérience humaine, jusque dans la réalité la plus banale, il n’est pas d’artiste qui n’y soit confrontée. Le pouvoir de la révélation de l’art est toujours en-deçà de la présence nue de la chose, et de cet échec qui est consubstantiel à son entreprise, l’artiste ne cesse de se nourrir, et de tenter désespérément de le dépasser.(p. 226)

Qu’advient-il si l’artiste s’approprie la réalité de souffrances humaines vécues par des hommes et des femmes ayant réellement existé, pour en faire le sujet de son œuvre ? […] Ce n’est pas là n’importe quel sujet, un sujet égal à tout autre, et qui autorisait qu’on s’y plonge avec complaisance. Pour le dire en bref, ici s’imposent les règles du respect – le respect des suppliciés , que la mort a enfin rendus au repos – et du retrait, le retrait de l’artiste qui montre et donne à voir peut-être, mais interdit au regard de se repaître de ce spectacle. Le retrait s’incarne dans un style, fait de distance, de réserve, de pudeur, d’une économie de moyens, du refus de céder à la tentation des descriptions réalistes qui seraient par définition obscènes. Mais il n’y a pas que l’argument éthique qui s’impose ici. Déroger à ces règles, comme le fait Jonathan Littell dans Les Bienveillantes , ce n’est pas seulement céder à la facilité de l’obscène et du pornographique, c’est aussi franchir ces territoires de l’inopportun ou de l’illégitime dont parle Raoul Hilberg, qui sont des lieux interdits. Interdits au pouvoir évocateur de la littérature.  (p. 227-228)

Leur critique est d’abord une polémique interne à la philosophie française que les auteurs voudraient moins « nihiliste » dans la lignée d’un Claude Tresmontant. Aussi font-ils preuve d’une grande confusion mêlant dans leur diatribe Baudelaire et Sade[4], Bataille et Mai 68, Junger et Céline… Nietzsche surtout. Et quand ils signalent « l’un des passages les plus significatifs du livre de Littell » (p. 102), c’est pour complètement rater la critique alors que c’est précisément là (« aux pages 261-265 ») qu’on peut observer de près le dispositif Littell. Car non seulement ce passage est le seul dans tout le « roman » de Littell, qui montrerait que, « comme tout antisémite, Max Aue a son "bon juif", en l’occurrence, quelqu’un qui accepte le sort que lui réservent les nazis » (p. 105), mais c’est aussi le passage qui montre à quel point Littell reproduit le schéma de l’antijudaïsme chrétien qui fait de tout Juif une survivance presque sans âge (« Il aurait eu au moins cent vingt ans » p. 262) qui confirmerait presque biologiquement l’Ancien Testament. Le vieux Juif fait bien évidemment preuve d’une ruse commerçante (« J’ai appris le russe pour faire du commerce, car comme disait le Rabbi Eliezer la pensée de Dieu ne remplit le ventre », Ibid.) qui confirme la nature usurière des juifs. Et ce « vieux » va converser avec le nazi en grec, certes avec des « tournures inhabituelles » car un Juif ne peut comprendre la philosophie grecque autrement qu’avec « moïse de León, ce qui fait une grande différence »… puisqu’il a étudié « la Loi » (effacement de l’effacement de l’enseignement). Qu’ensuite, Littell en fasse « un vieux Juif gnostique » et que cela constitue une « excuse du meurtre » selon les auteurs des Complaisantes ne change rien au fait que le seul Juif singulier de ce roman de 900 pages dont le héros est engagé dans le suivi de l’Aktion des Einsatzgruppe qui exterminaient les juifs au fur et à mesure de l’avancée des troupes allemandes pendant la campagne d’invasion de l’URSS, est un Juif d’abord conforme à l’anti-judaïsme chrétien que Littell reproduit sans même s’en rendre compte ou peut-être fort consciemment…

Mais dans tout ce livre, c’est l’inaugural « puisque je vous dis que je suis comme vous ! » (p. 30) prononcé par cet ancien (toujours) nazi, qui est intolérable car nous savons et Littell nous le fait savoir non seulement par la voix de son nazi et, nous venons de le voir, par son propre anti-judaïsme chrétien, que « le Juif, lui », n’est pas comme « nous » et, nous savons que l’humanité (« Frères humains » est à l’incipit, ce qui est scandaleux comme s’il éliminait d’un trait de plume le titre et le livre d’Albert Cohen[5]) est ici captive du nazisme et de ce qui continue de le nourrir jusqu’à maintenant. Aussi, l’utilisation des chiffres concernant les meurtres commis qu’une histoire « objective » atteste et que Littell emprunte aux meilleurs historiens tout en faisant dire à son « héros » que « personne n’est d’accord » (argument classique des révisionnistes quand ils se font passer pour des historiens) vient dans son « roman » comme confirmer l’opération nazie : chiffrer[6] et éliminer les noms. 

Le succès de ce roman doit interroger. Mais c’est bien au-delà de ce succès qu’il faut considérer la situation. Et je voudrais prendre un seul exemple pour alerter en montrant qu’elle est difficile et même dangereuse.



[1]. R. Klüger, « La mémoire dévoyée : Kitsch et camps » (1996, trad. par Chantal Philippe) dans Refus de témoigner, op. cit., p. 332-333.

[2]. E. Husson, M. Terestchenko, Les Complaisantes, Jonathan Littell et l’écriture du mal, François-Xavierde Guibert, 2007. Je ne parlerai pas des défenses et illustrations de ce « roman » telle que celle proposée par le « dossier » de la revue Le Débat (n° 144, mars-avril 2007) étonnamment couplé avec un dossier « Entre Diaspora et État-nation » où les juifs sont assignés à choisir entre deux essentialismes ou encore condamné à l’impossible identité !

[3]. Édouard Husson est historien (auteur d’un livre dont le titre à lui seul fait douter de l’attention au langage par son auteur : Comprendre Hitler et la Shoah, PUF, 2000) et je m’attendais à des critiques précises sur les sources étalées par Littell. Il est fait mention d’« approximations historiques » (p. 27) mais aucune rectification n’est faite et on lit même que « l’exactitude des évocations historiques, (…) est réelle et impressionnante » (p. 162). Nos deux critiques ne pensent pas l’écriture de l’histoire autrement qu’en séparant « exactitude » et « invraisemblance » de « la psychologie de cet officier nazi » (ibid.) sans voir que l’exactitude perd toute historicité non par l’invraisemblable psychologie du héros (« qui peut croire qu’un tel bourreau ait jamais existe ? », p. 163) mais bien parce qu’il met son héros au présent pour mieux condamner au passé les victimes dans une déshistoricisation qui passe par une écriture révisionniste qui poursuit l’œuvre d’essentialisation radicale des victimes, les « sortant » de l’humanité. On lira par ailleurs ceci qui dit le sens de leur « critique » : « un des rares moments émouvants du livre, lorsque Max Aue avoue envier ceux qui peuvent, comme les opposants chrétiens à Hitler, développer une résistance cohérente au système nazi » (p. 91) : cette parenthèse en dit effectivement long puisque d’opposition juive il n’est question et de collaboration chrétienne pas plus !!!

[4]. Une phrase telle que celle-ci déconsidère les auteurs : « Sade, en effet, a pensé, à l’avance, une bonne part de l’idéologie nazie. Et il l’a mise dans la bouche de ses héros » (p. 54) ou ailleurs, avant un montage de citations de L’Histoire de Juliette : « La déclaration qui suit pourrait être signé Adolf (sic) » (p. 60), etc.

[5]. A. Cohen, Ô vous, frères humains (1972), Folio, Gallimard, 1988. La maison Gallimard se moque de ses auteurs… et l’éditeur de Littell (Richard Millet) aurait pu lui faire la remarque : ce qui montre l’insensibilité poétique et politique ou alors la bête immonde a fait son nid jusque dans nos « maisons »…

[6]. « Va donc pour le chiffre du professeur Hilberg » (p. 21) ! Tout en rappelant que « les morts algériens » de la « petite aventure algérienne » de la France ne sont jamais comptabilisés et en citant juste après « une phrase du Coran » (p. 23) : ce qui n’est pas sans insidieusement nourrir l’antisémitisme arabe ou/et musulman largement entretenu au Proche-Orient par certains chrétiens et anciens (et actuels) nazis.

mardi 26 mai 2009

Gestes sur la grève (3)


(Les faux dialogues)

La balle est tombée dans le château de sable. La nuit est tombée et la lune se lève. Les deux couples marchent. Ils errent aux limites de l'obscurité et des lueurs de la nuit, de tout ce qui dans la nuit atteint la profondeur.

Quand je pense : sous cette même lune : on peut être heureux : on peut être malheureux : le bonheur côtoie les plus grands malheurs : le malheur avec les plus grands bonheurs :  dans l'oubli des uns par les autres : dans leur coïncidence : dans l'ignorance ou le refus: le plus souvent dans l'indifférence.

Je ne vois pas : que fait la lune avec cette indifférence : tu ne vois pas la tienne.

Justement : j'essaie de t'en parler: de cette indifférence : de ce que je ne vois pas et que je te dis.

Tu es obscène : ce soir : rien ne nous presse : rien ne vient nous tirer hors de notre amour : cette lune te sers de prétexte: une lune de dérivation : viens, regarde la lune : la lune est blanche et innocente : et nous : nous sommes innocents la regardant : et je t'aime.

J'ai horreur de ces promenades du soir : regarde ce couple : j'ai l'impression de me voir jouant à l'amour : j'ai l'impression de nous voir sous un ciel serein et une lune qui s'étale : l'amour à la chantilly : voilà ce que je vois : il manque plus que les ombrelles.

Promenade digestive : ça vaut bien un avachissement : un avilissement devant un poste de télévision : un avachissement sur un lit au domicile conjugal.

Il manque plus que le chien : la vache : nous sommes tous domestiqués : domestiqués à point.

Tu devrais même ajouter : inimaginable : c'est inimaginable sur un espace aussi sauvage : il y a encore l'odeur.

Le bruit des vagues : enfin : pas ce soir : je te l'accorde : la mer est d'un calme.

J'aimerais voir cette lune : qu'elle se noie : qu'on la noie : on lui préfère d'habitude un soleil qui dans son sang se fige : quelque chose comme ça : de la crème sanguine.

Baudelaire : tu fais le beau : tu sais j'ai froid : tu ne veux pas rentrer : garde la lune dans tes rêves : nous aimer.

J'ai l'impression que les paysages : quels qu'ils soient : les paysages nous en remettent : du dualisme complètement étriqué : la lune froide, le soleil chaud : et puis la vraie nature, le vrai ciel : sur cette plage complètement fabriquée : oui, fabriquée dans nos esprits : fabriquée par tous les discours du loisir : les slogans du sea sun and sex : les Bahamas pour classe moyenne.

Pourtant cette lune : pourtant cette blancheur chaude : pourtant cette nuit : au bord d'une mer de classe moyenne : tout ce qui me fait me serrer à toi : je suis vraiment trop moyenne à ton goût : rentrons maintenant : rentrons comme tous les autres.

Tu n'es pas moyenne : tu n'es pas autre chose que ce que tu es : ni la lune : ni la nuit: ce que tu fais : ce que tu dis : sans savoir ce que ça me fait : ce que ça me dit : je te suis.

Ils se rentrent presque tous : tiens la balle : tu sais : la balle que je n'ai pas trouvé tout à l'heure : regarde : demain la mer aura enfoui le château : demain tu m'aimeras encore.

Une promesse d'amour : avec la mer comme témoin : un rêve de château : un rêve de sable : un château de sable qui tient tête : un château de sable qui tient à la marée.

Tu ne veux pas essayer : au risque de ne plus rêver : un petit tango aux pieds des vagues : viens me renverser.

samedi 23 mai 2009

Gestes sur la grève (2)


(Les répétitions fiévreuses)

Un autre couple : ils jouent à la raquette sur la plage face à face. Il cherche la précision, la finesse du geste, la danse du corps avec l'air ; elle fait tout en force, pénètre l'air de tout son souffle, libère une énergie considérable en restant surplace.

 

Tu ne veux pas t'arrêter un peu : je commence à avoir mal au poignet.

Allons ! encore un peu :  tu vas avoir froid à rester sur place ici.

Tu viendras : tu viendras me tenir chaud.

Tiens : le vent se lève : je sens le frais : je sens le soir.

Jamais on prend le temps : on prend pas le temps : le temps de regarder : le paysage d'ici.

Ce n'est pas une fois rentrés : que nous jouerons.

Nous irons danser : tu le sais bien.

J'ai l'impression de danser : de danser déjà ici : pas comme : pas comme dans une soirée : dans une soirée : ces lieux où j'étouffe.

Quand tu danses : tu oublies le lieu.

J'aime bien danser : tu le sais et puis : ici c'est comme si nous dansions : comme si nous dansions d'une façon inouïe : comme si nous dansions dans un espace libre.

 Ce n'est pas toi qui danses : c'est la balle : tu ne me tiens pas dans tes bras : je ne te sens pas : c'est pas comme sur la piste de danse : c'est pas comme quand nos corps doivent se rencontrer : dans la musique, le rythme, les accents : tout ce qui les fait se rapprocher, s'éloigner.

Regarde : tu ne cesses de faire ce que tu dis.

C'est quand même mieux : mieux quand on danse : avoue : tu ne vois pas que tu ne réponds pas à la balle : tu réponds à mes sollicitations : je suis sans cesse en train de répondre à tes envois : l'un et l'autre nous nous plions au jeu de l'autre.

Je ne vois franchement pas pourquoi tu préfères ce jeu : tu préfères ce jeu avec des prothèses : on n'en a pas besoin quand on danse.

Dans cette danse avec la balle : on ne cesse de se toucher : des frappés qui deviennent des caresses : tu ne crois pas : une danse bien plus mystérieuse : plus mystérieuse que la vraie danse : et en guise d'accompagnement : le vent : l'air, sa densité, ses mouvements, son silence : l'air qui ne cesse de nous emporter : on vit dans l'air.

Je n'en peux plus : je n'arrive plus à te répondre : tu sais que j'aime jouer : tu sais que j'aime danser : si c'est pour toi une danse : nous venons de faire un joli tour : serre-moi : arrêtons-nous un moment : tiens ma raquette : je te donne mes lèvres.

Avec la balle : entre nous.

jeudi 21 mai 2009

Gestes sur la grève (1)


(Les rencontres hasardeuses)

Ils sont côte à côte.

Il joue dans le sable, fait des formes sur lesquelles il glisse les paumes de ses mains et ne cesse de perdre ses yeux dans ces glissements et écoulements de sable. Elle est face à l’horizon.

 

Tu vois: je ne sais pas pourquoi: nous sommes ici: le sable est au fond le même partout.

Mais enfin: tu ne te rends pas compte: de notre bonheur : regarde cet horizon si loin.

Oui, il est ici comme ailleurs: singulier: incomparable: si tu préfères: mais pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ?

Écoute: tu raisonnes: au lieu de profiter de l’air: de ce moment: des beautés: d'ici.

Seulement: tu sais bien: il nous faut venir ici: et ailleurs: ça serait pareil.

Je ne te comprends franchement pas: tout t’est égal : ici ou ailleurs: et pourquoi sommes-nous ensemble ici ?: le veux-tu vraiment ?

C’est toi qui ne me comprends pas: pour accepter la beauté d’ici: tu dois comprendre la beauté d’ailleurs: de là-bas: de où l’on vit tous les jours:  de où l'on ne prend jamais le temps de s’arrêter:  de voir le soleil se coucher: de voir les nuages avancer: de voir les couleurs changer: dans l’air: dans le vent: tiens: même dans la pluie: rien n’est plus beau: si on y fait attention: les ciels de là-bas: certains peintres ne s’y sont pas trompés: chez eux pas de représentation de ces ciels-là: ils ont mieux vu les ciels là-bas: pour peindre leur lumière.

Je te comprends: tu le sais bien: seulement: comprends aussi que c’est ici: que nous nous retrouvons: que c’est ici: que nous avons ce temps: même si la carte postale peut un moment occuper notre regard: c’est quand même les mêmes nuages: c'est quand même les mêmes vents: c'est peut-être même le même air: que là-bas.

C’est vrai: je t’aime: vois le ciel de là-bas: vois le ciel de là-bas ici: parce que je t’aime là-bas: parce que je t'aima là-bas sans pouvoir te le dire: là-bas comme ici: et ici ces moments de contemplation: et ici ces pertes de temps: et ici tout ce qui mange le temps de l’amour.

Viens et vois: tes yeux: dans ce que je vois: et mes yeux dans ce que tu vois : c’est pas mieux: c'est pas mieux les yeux dans les yeux: comme on dit: comme on dit dans les scènes de première rencontre.

Seulement: ce sable qui coule: ce sable me fait aussi voir: voir que le temps change l’espace : que ton corps emporte avec lui: emporte tous les airs qu’il a respiré: et que je ne peux me contenter d’un ici : tu es pleine d’ailleurs: c’est avec toi que je voyage: c'est pas avec les paysages: c'est pas avec les espaces: c'est pas avec les horizons: ils peuvent changer: les paysages, les espaces, les horizons: et ils peuvent être les mêmes au fond: ils peuvent ne pas me changer: les paysages et tout le reste:  tu comprends.

Ne pense plus: viens dans mes creux: comme: dans ton château de sable. 

mardi 19 mai 2009

Parler poème, Henri Meschonnic dans sa voix



Un nouveau livre avec Henri Meschonnic. Je dis "avec" et non "sur" parce que le travail de Marcellla Leopizzi est d'abord une lecture au plus près de l'ensemble des livres de poèmes de Meschonnic à l'exception des deux derniers publiés fin 2008 et début 2009 (Parole rencontre et De monde en monde). "Avec" parce que ce livre nous donne dans sa seconde partie une série d'entretiens conduits par Marcella Leopizzi avec Henri Meschonnic du 16 octobre 2007 au 4 septembre 2008 sur l'oeuvre poétique. Tout cela est passionnant et nourrira nos réflexions à venir. Pour se procurer ce livre: écrire à l'adresse suivante: Alain Baudry & cie éditeur - 12, rue Pierre et Marie Curie, 75005 Paris (tél. 06 18 80 46 91 ou mail: alainbaudry@yahoo.fr) et régler la somme de 38 euros.

jeudi 7 mai 2009

Comment le poème met la narration dans la relation

Si certains disent qu’ils composent des poèmes[1], j’oppose qu’on n’écrit pas un poème : il vous écrit. Et j’ajoute que c’est un peu présomptueux de se dire poète, de dire qu’on écrit des poèmes sauf à être effectivement compositeur de poèmes[2] mais on ne parle plus de la même chose et je voudrais donc d’abord préciser ce que j’entends par poème. Si un poème m’écrit plus que je ne l’écris, c’est qu’il s’agit d’une force-sujet et encore plus précisément d’une force-relation qui m’invente en inventant ce que je deviens avec mon « interlocuteur providentiel »[3], qui invente son lecteur et je le suis lecteur en écrivant puisqu’écrire c’est d’abord apprendre à lire. C’est pour cela que j’écris… quant à être poète : on le devient au mieux et jamais dans un solipsisme de propriétaire puisqu’on est toujours poète en relation, poète avec toi qui me fais poète devenant poète ensemble. C’est la force politique de cette pratique éthique qu’est l’aventure du poème. Je m’explique au risque de me perdre, du moins d’y perdre quelques plumes…

J’ai proposé « poète en relation » et je vais explorer comment se nouent les deux sens de ce syntagme : « poète avec » et « poète devenant poète », les deux donc nouant deux modalités de la relation, à savoir la relation comme rapport, c’est-à-dire à la fois histoire d’un rapport et rapport d’une histoire. Le poème comme relation et non comme genre – ce qui je crois est engagé depuis toujours mais au moins depuis Rimbaud et peut-être Baudelaire mais si je regarde de près et donc plus loin depuis Villon et depuis Homère et depuis Berechit… donc le poème comme relation, c’est-à-dire faisant relation, lie ce qu’on appelle par commodité ici narration au faire narration ou autrement dit, il lie la fable au conteur, le dit au dire, le sens à la voix, l’histoire à l’énonciation. Et il faut entendre cette liaison comme une opération, un poème, qui transforme la narration aussi bien que l’énonciation en quelque chose qu’on ne savait pas. Notons au passage que par conséquent on ne peut plus faire avec ces notions puisque le poème ne part pas d’elles mais au contraire défait et surtout refait ce qu’on savait en ces termes. Car de termes, il n’y a plus, il n’y a que relation : primus relationis, demande le philosophe Francis Jacques – ce qu’il ne fait pas en fin de compte…

On voit par là que la question de la narration n’est plus celle du narré et pas plus celle du mode de narration mais bien celle du racontage au sens où ce qui prime c’est l’activité et non le produit. C’est dans et par son dialogisme que la narration engage alors son historicité dans celle de ses acteurs s’énonçant : aussi les notions de narrateur et narrataire, de personnages mais également d’auteur et de lecteur se voient déplacées, refaites car à chaque mise en œuvre, dès que le poème est en cours, qui que ce soit y est engagé dans une historicité, un faire langage, faire poème, faire relation qui l’invente, qui invente l’interlocution, la narration et surtout la voix qui le porte.

À un moment toutefois

je voudrais savoir si les références

ne sont pas celles dont il ne faut rien

attendre ou plutôt si elles ne sont pas

de fausses pistes qui mèneraient nulle part

loin de ce qui entre nous mobilise

l’écoute ou l’amour et ce que tu en penses

Alexis Pelletier dans son dernier livre[4] pointe ce continu d’un dire par l’écoute et l’amour, l’écoute comme amour, l’amour comme écoute et puis encore plus loin, d’un dire qui ne cesse de se reprendre non dans le solipsisme mais dans et par l’écoute de « le soir à la fenêtre une inquiétude étrange »… Car c’est justement de l’entretien d’une inquiétude que la narration portée par l’énonciation, que l’histoire portée par l’historicité, peut alors engager l’épopée d’une voix pleine de voix – au deux sens singulier et pluriel, s’augmentant de sa qualité d’appel et s’augmentant de sa pluralité interne. La narration alors portée dans l’épique défait tout ce qui du lyrisme mettait la voix en dépendance de l’individu porteur et non porté, et tout ce qui de l’épique pareillement assignait la voix à l’héroïsme d’une individuation écrasant toute subjectivation trans-individuelle dans un devenir anonyme, un devenir public et familier à la fois. Car c’est ce qui n’a pas de nom, ce qui peut passer par tous les noms, ce qui est du suggérer plus que du nommer pour reprendre à Mallarmé, qui emporte, qui ne cesse de porter, de faire sujet, de faire poème, de faire relation. Par quoi, la narration comme énonciation-relation ne cesse d’augmenter le refus de finir dans quelque identification singularisante ou généralisante, qu’elle soit individuelle ou collective, qu’elle soit la marque d’un style (fait d’époque ou fait de manière) ou le sceau d’une appartenance : elle met tout à l’aune d’une désappropriation, d’un inaccompli, d’un toujours en cours, en poème, en relation. Contre tous les individualismes et les collectivismes, contre tous les genres et les registres, les régimes et les régiments, les vangardes ou les vieux jeux.

 

On n’écrit pas des poèmes, encore moins de la poésie, si les poèmes vous écrivent et c’est bien ce travail d’une désappropriation que j’ai vu s’effectuer sur une assez longue période qui a mis l’écriture en crise pour voir venir, par exemple, à la demande de Bernard Vargaftig pour une revue espagnole, ce qui tient mon premier livre publié chez Tarabuste : « L’inconnu n’a pas le temps » (I et II). C’est cette découverte sans que j’ai su qu’elle se faisait d’une désappropriation du temps de l’écriture comme de la vie que ce texte engage en commençant par faire dire : « Je manque le temps ». Il ne s’agit pas de manquer de temps comme une bonne partie de la poésie contemporaine des années 60-70-80 a célébré dans tous les sens un temps de manque : célébration de la déréliction pour augmenter la maîtrise d’une temporalité de l’écriture comme si on pouvait la tenir dans le destinal ou l’original si ce n’est l’originel… Il s’agit de ne plus s’en tenir aux formes du temps et de « donner à voir » - mais je préfèrerais dire « donner à entendre » - ce qui ne peut se contenter de formes ou de modes voire de postures puisque « (elle n’est toujours pas domptée) » cherche cet impossible : « l’inconnu / n’a pas le temps ». L’écriture de ce livre a trouvé ce que je ne savais pas que je cherchais : une temporalité qui tient l’hétérogène du vivant dans le continu du poème. Il y a bien des maladresses telles ces italiques qui soulignent trop quand l’emprunt n’a pas besoin d’être référencé car les références, oui Alexis, « n’apportent rien » puisque c’est l’envol à tire-d’aile qui emporte. Au point de ne plus se reconnaître, d’être l’oiseau étrange du conte de Grimm. C’est pourquoi, je suis heureux maintenant de ne jamais avoir été classé et d’être plus certainement déclassé en tant que poète car, une fois classé, le poème est pris dans la nasse du poète (re)connu quand il exige de toujours chercher ce qui continue dans l’inconnu qu’il est… C’est alors que son historicité comme celle de son lecteur est toujours une invention et non une répétition, une utopie et non un terrain balisé… Aussi, plus de dix ans après sa publication, je peux dire maintenant que ce livre est une tenue du narratif par la voix, par le récitatif très hétérogène qui refuse la maîtrise d’une voix qu’on pourrait rapportée à une régie autoritaire d’un style d’auteur. Oui, ce Rossignols & rouges-gorges n’était que la recherche de cette pluralité d’un sujet du poème : l’aventure de sa recherche, de la recherche de sa voix pleine de voix. Elle ne s’est pas achevée avec ce livre, elle a trouvé plus tard, autrement, par d’autres voies narratives, des dictions trouvées : ta résonance comme ma retenue ont poursuivi la fable d’un racontage que les scènes de boucherie appelaient avec violence dans une diction où les paronomases voulaient en découdre avec toute maîtrise du dialogue comme fil tendu entre deux pôles. C’est que depuis lors la relation a tout emporté sans que je sache vraiment comment… Les pôles ont perdu la boule ! et ça tourne au point de n’y plus voir que des éclairs d’œil. Heureusement, la narration retrouve ses repères quand la temporalité du récitatif se fait genèse avec à l’heure de tes naissances. Mais, on l’aura compris : cette pluralité génésique n’augure pas d’une possibilité de référenciation autre que le mouvement de la parole, de la relation. L’heure n’a ni métrique ni origine : la narration n’a ni début ni fin ! L’heure de la narration n’est pas, pour ce qui me concerne dans cette aventure d’écriture, à choisir entre roman ou poème, entre retour ou sortie du récit, entre détour ou contour du narratif, mais peut-être à contre-époque, et disant cela il ne s’agit pas d’une posture, l’heure de la narration est à l’écoute de ce qui fait le continu d’une écriture qui ne sait ni d’où elle vient ni où elle va mais qui sait qu’elle va et vient dans et par la relation, son utopie et son uchronie. Les oiseaux n’ont que l’air sans repère : la gravitation est un mouvement qui est infiniment inexplicable par un seul schéma puisque tout tourne. Quand j’ai écrit ce qui n’est qu’un livre en devenir, de l’air, c’était simplement cet appel.

Je n’ai qu’une chose à dire et à raconter : un devenir oiseau(x) non pour le chant et pas plus pour l’envol mais seulement pour de l’air…

Quand nous nous voyons c’est l’air qui nous porte ; quand nous nous entendons c’est l’air qui nous accorde ; quand nous nous aimons c’est l’air qui nous étreint ; quand nous nous parlons, c’est l’air qui nous emplit ; quand nous nous déchirons, c’est l’air qui nous sépare.

L’air de je : c’est ton tu qui l’éclaire.



[1] J. Roubaud, par exemple, dans Poésie etcetera, ménage, Stock, 1999.

[2] C’est l’oulipisme qu’il ne faut pas confondre avec l’OULIPO et surtout avec les œuvres singulières de certains membres de ce groupe et surtout ceux qui font les frais de cette mise en boîte comme Queneau et Perec qui n’ont jamais fait montre de formalisme quand bien même ils attachaient la plus grande importance aux formes… Qu’est-ce que l’oulipisme ? Un scientisme appliqué à l’humain dans le domaine de la poésie et du langage qui prétend maîtriser les formes de langage et qui fait croire qu’on est poète parce qu’on fait des vers ou qu’on fait un sonnet ou une sixtine… Ce scientisme vient s’appliquer dans les ateliers et autres usines à littérature (j’y vois aussi bien des didactiques de la lecture que de l’écriture) sous prétexte de démocratisation : mais on voit que le ludisme et l’affairisme mêlés viennent surtout remplacer les anciennes officines cléricales ou laïques qui instrumentalisent les pratiques langagières qu’elles soient scolaires ou de loisir.

[3] J’emprunte le mot à O. Mandelstam, « De l’interlocuteur »  (1913), dans De la poésie, trad. par Mayalasveta, Paris, Gallimard, 1990.

[4] A. Pelletier, 51 partitions de Dominique Lemaître, Tarabuste, 2009.

Avec Hughes Labrusse



Un ensemble avec, autour, pour... Hughes Labrusse édité par Régis Louchaert dans un spécial Lieux d'Être qu'on peut se procurer à La Morinie, BP 260, 62504 Saint-Omer Cedex contre 16 euros et 4 de port. Cet ensemble ne fait sûrement pas le tour du prof de philo, du poète, du critique, du traducteur mais on tourne bien autour et on vise les cibles vives: les "questions" de Labrusse... J'aime que tout cela commence par une photo d'Hughes et de Françoise et s'achève presque par un poème d'Hughes traduit en roumain par Monica Salvan: "Il écrit au lendemain / d'un rêve de prostituée / il écrit / parmi les tessons / des yeux / quand un grand désordre / permet la dispersion / des traces". Mais le dernier mot, le vrai dernier mot, est "parenthèse" (p. 131)... c'est bien le "déplacement constant" à la manière de Labrusse car les parenthèses qui portent leur poids de philosophie sont aussi et surtout les pas de côté du discours, les infimes désordres qui font dériver dans les idées qui alors laissent entendre la vie, le vivant, la force du langage. Bref, j'aime Labrusse parce qu'il aime avant tout Dada et Tzara!

samedi 2 mai 2009

Mandiargues: colloque et relecture


On peut lire le programme détaillé du colloque organisé à l'occasion du centenaire de la naissance de Mandiargues à cette adresse:
J'en profite pour publier ci-dessous un texte qui attendait depuis au moins dix ans de figurer dans un ensemble qui n'a pas vu le jour. Mais la modernité de Mandiargues est toujours active.

 

Du dégoût de l’art chez Mandiargues

ou les histoires sont toujours trop belles

 

Les têtes vont au panier comme des roses.

(La Marge)

 

 

Il n'est pas rare que la réputation de tel écrivain soit aux antipodes de son œuvre, c’est-à-dire de ce qui fait qu'il a transformé le langage de son époque et continue à le faire aujourd'hui et que nulle autre œuvre ne le fait comme elle le fait. Les lectures ne manquent généralement pas : surtout les lectures prescriptives[1] mais aussi les lectures savantes qui découpent l'œuvre en autant de facettes que l'Université s'est pourvue de spécialités, et encore les lectures empathiques, amicales mêmes, de celles qui font briller le lecteur plus que l’œuvre. Autant de lectures qui font souvent de l'œuvre d'écriture qui empêche ensuite d'écrire avec l'époque, autant de lectures qui en font souvent un cadavre, un squelette, une stèle, un tombeau.

Mandiargues, par exemple.

Mandiargues, dit-on, serait un esthète. Mais il suffirait de visiter le Palais National de Barcelone avec Sigismond pour (sa)voir que « le monde de l'art (... ) c'est comme une formidable boucherie ». Certes, « une boucherie spéciale, officielle et luxueuse ». Mais voilà : « les morceaux d'art sont aplatis contre les murs, incrustés parfois dans le ciment ou le crépi, tenus souvent par les crocs de fer ». Et Mandiargues nous tient fermement par la main, d'une fermeté aussi magnétique que l'est la présence de Sergine au côté de Sigismond. Il nous tient la main pour que s'entende le discours indirect libre de la narration de La Marge, en son centre même, sur l'hygiénisme des musées, ces lieux de « culte rendu à de charogneux restes » par « les dévots de l'art ». Aussi les barcelonais fréquentent-ils plus les quartiers de putes que les musées car « peut-être à Barcelone les gens sont-ils moins fous qu’ailleurs, ou peut-être sont-ils en retard sur les folies internationales ».  Ce roman date de 1967, les queues pour les musées (nationaux) ne faisaient que commencer à s'allonger !

Vingt ans auparavant, en 1946, après ce que l'on sait en l'oubliant toujours aussi vite, Mandiargues publie Le Musée noir. Il ne s'y arrête pas au constat de faillite d'une « civilisation », d'une « culture », le titre invite à un parcours, mieux à une plongée, une visite pour le moins.  Désormais, semble-t-il suggérer, il faudrait que « les petites orphelines » – qui ne l’est orphelin ? le lecteur l'est toujours quand il est à l'écoute, la main disparue de ses parents, ses tuteurs, ses « senseurs », car sa responsabilité[2], sa vie entière, faudrait-il dire, est engagée alors ; mais quelle éthique dans cette écoute ! et qui peut prétendre lire ? – il faudrait que « les petites orphelines » entendent « raconter une belle histoire qui fait frissonner au milieu de la nuit : une histoire de fourrure et de sang ».  Mandiargues ne fait pas dans la parabole chrétienne.  « Le sang de l'agneau » qui ouvre Le Musée noir, n'est pas une histoire de Rédemption. Et si l'héroïne se nomme Marceline Caïn, Mandiargues le dit vingt ans plus tard à propos de ces nouvelles : « Que des souvenirs bibliques viennent nourrir chez eux le goût de l'art, voilà qui n'est pas improbable ».  Mais, comme « chez Sigismond, qui fut élevé à lire la Bible au moins à l'égal d'un jeune yanki, c'est le dégoût qui domine ».

La sexualité d'une pré-adolescente de quatorze ans a ses jeux, ses rites mêmes - s'allonger et poser sur sa poitrine dénudée son « amour de lapin » – sans qu’« aucune image masculine, féminine ou simplement bestiale ne donn(e) à son trouble une forme précise ». Le père est pourtant un « ruminant » que sa femme a un jour qualifié de « bouc ». Toute initiation est passage comme ici la défloration : écoulement sanguin. Celle-ci est une boucherie. Du grand art donc ! Il y a d'abord les « trois cadavres de femmes colossales » qui font se raidir Marceline : « trois espadons géants saignés à la gorge » qu'accompagneront un peu plus tard, dans la mémoire visuelle de l'héroïne, les tortues « grimpant les unes sur les autres ». Si Éros convoque Thanatos, ce n'est pas chez Mandiargues pour décliner un cliché ressassé, un mythe rabattu : l'archi-connu est rendu au processus de connaissance. Les renversements font du récit une refondation des récits fondateurs : le lapin, objet d'amour, est mangé, certes après qu'on eut fait croire à Marceline d'abord à un « petit ragoût d'agneau de lait » avant de « tout » lui dire et de constater que « cette enfant n'a pas de cœur ». Cette eucharistie, ce repas qui « ne se prolongea pas plus qu'on pense », prélude à une Passion des plus complexes.  Passion puisque le destin gouverne.  Le récit n'est pas la démonstration d'une liberté de ses acteurs comme dans le roman bourgeois : le récit de Mandiargues est proche de la légende comme le récit de Faulkner est l'épopée sur les bords du Mississippi après le commerce triangulaire. Et Marceline va droit « vers le cabaret Corne de Cer et vers les cabanes du boucher Pétrus ». Ces cabanes qui sont des bergeries ! Ces dénominations ne trompent pas : la réécriture est celle des évangiles, celle de la Passion christique. Le boucher Pétrus est un « grand nègre barbu » et « il danse tout seul sur l'estrade avec les grâces d'un oiseau de paradis mâle au temps de l'amour ». Alors tout dans le récit, mais c'est toujours ainsi avec Mandiargues, tout participe à une fête du langage (« une fête magnifique et un peu sale ») qui est une fête érotique, poétique, politique et éthique : le sang et le blanc, le meurtre et le noir, la pénétration et l'innocence, les enchaînements et le destin, le sacré et le blasphématoire, la responsabilité et l'irresponsabilité, tout s'emmêle dans des figures redoutables : une confusion de l'humain et de l'animal, « un certain genre de bonheur obscur » aussi jusqu'à « cet embrassement hideux » qui « écartèle et rompt » Marceline. Jamais une pendaison ne fut comparée à une noyade : Mandiargues récite une détresse, celle de ce second Christ qui laisse à Marceline son couteau qu'elle n'utilise pas pour le sauver mais pour s'éloigner vers d'autres bords, d'autres meurtres que la société jugera bien vite puisqu'il lui faut un coupable.  Mandiargues ne confond toutefois pas tout quand il distingue « les hommes raisonnables, et les autres [qui] ne les contredirent pas » dans leur jugement, des « quelques vieilles femmes » qui « ajoutèrent que le nègre avait sûrement été frappé, cette nuit-là, par un "coup de lune" ».

Qu'on ne se méprenne pas : il ne s'agit pas de faire sa part à l'irrationnel. Il s'agit bien plutôt de confondre, dans tous les sens du terme, nos assurances, nos fins et nos faims. Les légendes de Mandiargues sont pour aujourd'hui encore et « ses perpétuelles références à l'artistique dès qu'il est question de manger, au comestible dès que l’on entre au musée » sont, parmi d'autres qui les continuent, les redoublent, les répètent - au sens de Kierkegaard -, l'emblème de ce travail que son œuvre poursuit.

Mandiargues n'est pas un esthète : il fait avec la confusion du monde, la confusion des êtres, de l’art de la vie, ce qu'on peut essayer d'en faire qui transforme au maximum notre langage, notre être, notre vie : le poème d'une relation «une flèche d'amour ». Mandiargues est un poète, un artiste si l'on préfère, qui a au plus haut point le dégoût de l'art. Ce qui serait la seule façon de sauver les œuvres et, d'une certaine façon, notre vie avec elles ou, ce qui serait plus juste, de co-naître les œuvres et notre vie avec, car le salut évoque souvent un au-delà qui ne me semble pas du tout être la préoccupation de Mandiargues. Bref, Mandiargues, s’il est poète de son écriture, l’est aujourd’hui contre tous les esthètes et les esthétismes qui veulent sauver la poésie, la littérature, l’art. Vive le dégoût de l’art, de la littérature et de la poésie ! Qu’on ne nous raconte plus de belles histoires !

 

Serge Ritman

 

 


[1]. Mandiargues est toutefois absent des institutions scolaires étant donné la chape de plomb censurante sur tout ce qui peut envisager un tant soit peu une érotique du langage sans compter la censure ouverte à l’encontre de tout ce qui vit sexuellement...

[2]. Mandiargues utilise le mot à la fin de « Mil neuf cent trente-trois »,  cette longue nouvelle qui ouvre Sous la lame (Gallimard, 1976) : il faudrait ne pas taire cette part(icipation) du politique résistant à tout ce qui dans l’époque et au-delà atteint à l’intégrité humaine. Les charges d’une virulence inouïe contre le « furhoncle » (Franco) dans la Marge tout comme les débordements des chemises noires de Ferrare, de l’église au bordel, qui font l’acmé de cette nouvelle dont le titre fait date dans l’histoire européenne, nouvelle dans laquelle le héros s’identifie à « ce beau pays », l’Italie, son avenir : « cela finira mal… Et pour moi, comment cela finira-t-il ? Ou plus sérieusement comment vais-je finir ? » Où la fascination érotique (le fascinus est ici un bel cazzo) est également fascination politique, fascination poétique : l’hymne fasciste se mêle à l’ouverture du Triomphe de Bacchus et d’Ariane de Lorenzo de Medici.