lundi 21 décembre 2009

Lire-vivre tout l'inconnu des Jours avec Antoine Emaz


Note de lecture sur

Antoine Emaz, Jours / Tage, Editions En Forêt / Verlag Im Vald, Collection Sources / Quarante-cinquième volume (traduction en allemand par Anne-Sophie Petit & Rüdiger Fischer, décembre 2009 (www.verlagimwald.de ou info@verlagimwald.de), 12 €

Est-ce un journal qui commence le 17. 03. 07 et s’arrête le 9. 06. 08 passant par le 23. 03. 07, le 26. 05. 07, le 21. 06. 07, le 29. 07. 07, le 4. 08. 07, le 21. 10. 07, le 26. 11. 07, le 17. 01. 08, le 16. 02. 08, le 20. 02. 08, le 2. 03. 08 et le 23. 03. 08 ? Si l’on en croit les « titres » de ce que l’auteur appelle « poèmes » dans son remerciement aux revues qui en ont accueillis certains avant cette publication (p. 135), il faut le croire. Ce journal de poèmes est très intermittent (14 jours sur une année), à moins que cette intermittence ne soit la résultante d’un montage, d’une écriture en livre de poèmes. On put avancer l’hypothèse que ce journal fait poème doublement : ce serait le poème d’un journal et le journal d’un poème au sens encore double que le poème fait la vie et la vie fait le poème et en entendant ces expressions dans tous les sens car avec Antoine Emaz, rien ne peut s’arrêter : ni date qui fixerait tel souvenir ou événement, ni poème qui figerait telle forme ou pensée. Depuis Soirs (Tarabuste, 1999) Antoine Emaz nous offre ces « moments pour tenter d’écrire-vivre », comme il m’écrivait dans une dédicace le 11 novembre 1999…

"On revient"... Il faut recommencer à dire comment l’opérateur pronominal réalise la tenue du plus subjectif à l’impersonnel et donc au plus transsubjectif : le « on » engage le lecteur dans un « je » qui jamais ne peut se réduire à l’exploration solipsiste du « moi » même celui du lecteur et encore moins celui du narrateur si ce n’est de l’auteur ! J’en voudrais pour preuve que le mouvement psittaciste (« on revient / sans envie / ça revient », p. 9) est plus un appel qu’un surplace, une relation qu’une répétition. Si en effet, « la mère » fait peut-être le sujet de ce poème du journal, « momie maman » (p. 9) n’en est pas pour autant l’objet puisque c’est de l’ordre d’un ressouvenir en avant que peut-être seule l’écriture (se mettre / au travail », p. 11) construit un peu comme « en se lavant les mains » (p. 13). Parce que justement si elle est venue dans et par cette activité, c’est que seul le travail du poème, tant dans l’écriture que dans la lecture, oblige d’abord à voir ce « papier-peint de tête » (p. 15) ou cette berceuse « summertime » qui font l’implacable : « la mort » qu’il faut arriver à entendre-vivre comme « une longue note tenue / à n’en plus finir / on » (p. 19). Est-ce à dire que la venue de cet impersonnel fait disparaître l’expérientiel, le sujet ? Ce serait ne rien entendre ou plutôt ne pas rester à l’écoute de ce « et quoi vient » (p. 21) qui ne cesse de tenir tendue la corde de la vie, du poème : ce travail de réduction (« la table c’est bien / tranquille deux mètres carrés », p. 27) pour « fermement / se tenir » jusque dans la force d’un « stoïque toc » (p. 29) qui résonne dans le rire ou dans le délire ou encore dans l’écoute d’une « voix rayée plainte », celle de sa mère ou de n’importe quel instant qui côtoie « toute une envie rance ressort » (p. 41). C’est que « ça continue » (p. 43) et alors « le poème » (p. 49) a à voir avec le réel peut-être même « malgré », c’est-à-dire contre « les siècles d’art / et la composition ordonnée des discours ». Et le poème écrit « non » (p. 49) comme refus de la célébration (du « chant », p. 51) pour faire « bloc » (p. 57). Pour faire du « bloc » comme feraient le cinéma et « son travail de treuil deuil » (p. 61) non pas pour décoller mais bien coller à « aujourd’hui » (p. 63) même avec « un paysage de poche » (p. 67) tout en tenant à la fois au tangage du poème entre « désir de plus loin » et « cette table // une table ancre enclume » (p. 69). C’est le moment de refuser ce qui réduirait le travail d’Emaz à un minimalisme de la voix quand elle est le maximum d’écoute et donc d’appel. Les mots ne disent pas ce qu’ils disent : s’ils font une « valse pauvre » (p. 75), leur « tournis lent » (p. 77) invente une voix qui revient : « on commande encore aux choses » (p. 85) sans pour autant jouer au « théâtre » (p. 89) et « l’infirmière résume la nuit » (p. 91) dans une reprise de voix qui multiplie les résonances au ras du vivant. C’est qu’avec Emaz on cherche de tels résumés jusqu’à « l’énergie froide / de la lumière / sur le jardin » (p. 95) pour forcer le dehors ou le dedans. Mouvement de forçage avec toute l’angoisse qui ne cesse de tenailler pour que les mots « soient / encore en lutte » (p. 103)… C’est à proprement parler paradoxal et on ne peut faire d’Emaz le poète du néant quand cette parole ne cesse de le tirer au poème : « "j’attends / je ne sais quoi de toi / mais j’attends" » (p. 107). Voilà il a trouvé la formule : le poème comme l’écoute « d’un ultra-son de vivre » (p. 109) même si c’est « la peur » qui est son énergie et que la peur ne manque pas de rappeler « que l’on était / poreux » (p. 112) où s’entend « peureux ». C’est que la condition anthropologique se retourne avec la patience mais elle s’y tient : « de toute façon / pas de rechange à vivre » (p. 117). Cette « partie d’échecs » (p. 120) qu’il faut jouer sous « une grande page de ciel sans lignes » (p. 121), c’est un rapport tout contre pour « encore vivre / quoi / vivre » (p. 129) où deux « vivre » se cognent à « quoi » comme condition d’un « encore ». Alors l’appel résonne en douze tercets – il faudrait dire blocs de trois lignes tellement le formel est étranger à cette écriture (je n’ai pas dit la forme car c’est un langage qui comme sa vie ne cesse de travailler à se former) – pour « juste de l’énergie qui vibre éclats » (p. 133). Oui !, « enfin » (ibid.) : « scintillation d’être multiple clignement » (ibid.) comme un dire qui nous traverse multiplement ou qui nous emporte « dedans dehors lavés / à grande eau par la lumière le ciel le calme » (ibid.). Emaz met les Jours à hauteur d’une lessive labiale qui renverse le « passé passé » (p. 89) en présent présent d’une voix-relation pour qu’« on se déplie » (p. 115) infiniment : après ça on n’arrête pas de lire-vivre tout l’inconnu des Jours, de chacun nos jours à hauteur d’un poème-journal dans et par la lecture de ce nouveau livre d’Antoine Emaz.

Merci à Rüdiger Fischer d'avoir publié ce grand livre dans sa belle collection Sources et de l'offrir ainsi aux lecteurs germanophones en même temps qu'aux lecteurs francophones.

lundi 14 décembre 2009

Ton nom dans mon oui



plaie devient mot
mot devient geste
geste poème
mon oui dans le non
Ilana Shmueli


Ce poème fait comme je te parle. Ce poème fait comme tu me parles. Comme tu me parles dans mon écriture qui appelle. Sait-elle qui ? Je sais que c’est toi mais tu me fais autre et alors je monologue autant de tu que tu me multiplies. Ce poème fait comme nous nous parlons. Je fais silence ou je suis volubile. Tu es le silence de ma volubilité et je suis volubile avec tes silences. Tu attends que je te dise et tu parles d’autre chose pour que j’entende. Nous nous parlons par-dessus tout ça sans nous entendre toujours. Nous nous entendons parfois. J’élève la voix et je me tais. Tu viens et tu pars. Tu demandes sans rien dire et tu appelles sans cesse mon nom. Je l’entends loin, très loin de moi. Mais plus tu appelles, plus il s’approche. Il me pénètre. Tu m’envahis de mon nom. Il ne m’appartient plus. Il m’envahit de toi, de ton souffle. Mon nom me traverse plein de toi. Mon nom est ton appel. Nous nous comprenons par-dessus tout ça sans nous entendre toujours. Nous nous entendons souvent. Ce poème nous fait. Tu me fais ce poème comme je t’écris et je te fais ce poème comme tu me parles. Ce poème nous fait parler. Ce poème nous parle puisque nous nous entendons très loin. Ce poème nous fait très proches. Nous venons dans ce qu’il nous fait. Nous nous faisons tout entier dans sa venue incessante. Nous nous emmêlons dans son inaccomplissement. Il ne peut cesser tout pendant qu’il nous cherche. Je te réponds dans son recommencement. Tu m’appelles dans sa voix infinie.


Buée de buées, a dit le Sage des Cinq Rouleaux. Buée de buées, tout est buée dit tout autre chose que vanité des vanités. Vanité ne répond pas ta tristesse. Ta tristesse quand je ne veux plus voir ni entendre. Voir les noirceurs de ce qui nous encercle. Les noirceurs de ce qui part en cercles autour de nous quand nous perdons la vitesse de nos marches. Nous nous perdons dans la buée. Nous ne voyons plus nos pas. Nous voyons nos pas qui piétinent sur place. Je marche dans tes pas et tu marches dans mes pas et nous nous piétinons dans le noir de la noirceur. Le noir de tes lunettes qui voient le noir de mes yeux. Pupille de ma pupille, je te vois tout voir en noir. Et mes yeux se renversent en malheur du jour. Ce jour qui nous encercle dans le gris de tous les jours d’un toujours encore plus noir. Tout le passé s’éclaircit dans ce demain qui fuit. Dans nos pas qui piétinent dans nos yeux. Nos pas font le noir de nos yeux qui font des cercles. Nos yeux font des cercles dans nos pas qui piétinent en rond. En rond de ronds. Alors la spirale de nos noirceurs dans le gris des jours élargit la lumière du noir de tes yeux. Tes yeux illuminent mes pas qui éclairent le noir de mes yeux. De tes yeux qui brillent d’une lumière noire pour que mes pas portent ta lumière. Ton désespoir porte mes pas vers ta lumière noire. Ton désespoir fait l’éclair de tes yeux pleins de buée. Tu éclaires le cercle de nos buées.


C’est bien toujours dans tes yeux que je vois le ciel pour la première fois. Sans y croire du tout, le voilà comme chez Tiepolo même s’il change en si peu de temps. Ce sont tes yeux qui me demandent de ne pas rester dans quelque extase. Dans cet arrêt du mouvement quand les nuages passent toujours au gré du vent qui souffle dans tes cheveux. Dans nos regards échangés si vite parce que le silence suffit pour comprendre que l’heure vient. Le renversement du bleu dans ton noir étoilé. C’est encore dans tes yeux que le ciel plein de nuit me guide sur la mer des jours. Les jours et les travaux se nourrissent du ciel de tes yeux toujours changeants. Tes yeux font mon ciel qui continue la première fois chaque fois qu’un nuage bouge. Chaque fois que la lumière change, chaque fois qu’un ange traverse tes yeux. Je ne crois pas au ciel hors de tes yeux. Je crois au ciel de tes yeux qui cache derrière ses nuages mon ange gardien. Il ne le cache même pas puisque chaque fois qu’il change c’est mon ange qui étire ses ailes. Il étire ses ailes pour que tu cilles. Pour que tu me fasses signe que ton ciel est encore la première fois. La nuit et le jour quand tu fermes les yeux, ton ciel vient dans mes yeux que je ferme. Je ne ferme jamais les yeux sans garder ton ciel. Le ciel de tes yeux met tout mon corps au ciel de ma nuit intérieure. De mon jour qui commence toujours dans le ciel de tes yeux.


De près tu veux dominer la mer. Tu veux toujours la voir apparaître. Cette immensité qui arrondit la terre. Qui nous fait tourner et retourner l’un sur l’autre au ras des herbes qui volent. Des folles herbes sèches des dunes. Elles nous arrondissent pour nous voir venir au bord du monde avant de tomber. De rouler le long de l’océan qui n’arrête pas de divaguer sur ses bords. D’aller et venir. Non, de partir et de ne jamais en revenir de ces courbes qui l’observent au gré du vent. Au gré des lunes qui tournent. De tout ce qui se plie à tes courbes et à nos enroulements. Les roulements de résonances que font toujours les vagues qui avancent et reculent. Qui longent cette bordure à peine frisée d’une écume blanche. La dune fait tourner la terre pleine de mer dans l’écume de ton ciel. Tes yeux renversent le ciel qui tourne comme la mer sur la dune. Sur les herbes folles qui courent en rond. C’est le vent de la dune qui arrondit toutes les lignes qui vont et viennent. C’est la ronde de tes dunes qui fait le vent des caresses de l’herbe. Le vent des vagues qui caressent le bas de la dune. Qui touchent de leur écume la folie des herbes face à la mer. Face à l’immensité du temps qui entasse le sable des dunes où nous roulons depuis toujours. Et la mer continue d’arrondir la terre. De tourner autour de cette dune. De ta dune qui tourne sans jamais dominer la mer. En voyant toujours la mer apparaître pour la première fois au prochain tournant de ta dune.


C’est celle qui toujours se lève la première. Celle que je vois quand tu portes le ciel dans tes cris. Celle que je vois se multiplier dans les larmes de ton égarement qui m’emporte. Je me perds dans ta voie lactée. Pas de métaphore quand elle se lève toujours la première. Cette étoile qui toujours se lève la première m’aveugle longtemps dans ta clarté. Je n’ai jamais pu adapter ma vision à cet aveuglement. Il me tient la main dans le bonheur. Il m’aveugle dans le malheur de savoir qu’il est là fragile comme une étoile dans la main. Comme la lueur que je peux éteindre si j’oublie ma main. On ne commande pas sa main quand elle est tendue. Tu attires ma main comme l’étoile la boussole. L’étoile qui là-haut ou là-bas nous guide dans nos obscurités. Dans les obscénités. Ces dérangements qui nous mettent en boule et parfois même nous égarent l’un contre l’autre. Je n’ai pas oublié de faire un vœu quand filait ton étoile. Quand tombait la mienne sur l’horizon éclairé par la ville lointaine. Ton étoile filait pour rattraper la mienne sans nous éclairer davantage. C’était encore l’obscurité de tes mains qui gardaient le noir pour voir. Pour voir encore toujours celle qui se lève la première. Pour m’endormir les yeux ouverts avec ton étoile dans le creux de ton rêve. De ton rêve qui m’emporte jusqu’au firmament de ton étoile. Celle qui se lève toujours la première dans ma nuit. Sans oublier le vœu de sa lumière.


C’est pour nous perdre que les arbres s’approchent les uns des autres. Nous nous perdons dans le cœur de leurs attouchements. Il nous reste ces bouts de ciel qui éclairent notre solitude. Nous nous rapprochons dans leur enlacement toujours plus proche. Seule une biche une fois débusquée dans cette immensité de ciel nous a montré qu’il pouvait se réduire à un mouchoir. La fulgurance du saut de la biche sur nos corps enlacés dans les racines mettait le ciel à l’envers. Le ciel de la forêt est dans l’odeur de son humus. Nous respirons autrement dans les bras enlacés des arbres et cherchons l’air des enfouissements. Si la mort vit dans l’étagement des saisons, elle met le ciel sous nos pas et nous couche. Nous nageons dans ces couches de temps qui sentent fort la mort au point de donner vie à tout ce qui résiste aux intempéries. La forêt nous perd. Tu serres plus fort ma main et je mets plus près mon pas dans le tien. Avec la forêt nous savons que nous sommes perdus. Que nous nous sommes perdus à vie. Que nous sommes dans la mort qui bruit dans le silence de nos souffles. Mais la biche qui fuyait nous a réveillés. Nous croyions nous être retrouvés alors que nous étions bien perdus. C’est toujours perdus que le chemin se trouve. Les arbres nous montrent le chemin en nous perdant toujours plus dans notre forêt. Notre forêt où nos cris se perdent dans le ciel de nos morts et se répondent dans la terre de nos vies.


C’est tout l’un ou tout l’autre, comme disent les gens raisonnables. Il est tout ce qu’on voit ou alors ce qu’on ne voit plus tellement il est toi. Tellement je te vois sans te voir et lui avec. La beauté tient à un grain. À ce grain qui met le regard dans ta beauté. Ta beauté qui ne tient pas à ce grain mais que ce grain tient. Que ce grain ouvre à tout ce qui ne se voit parce qu’il est si voyant. Parce que je ne le vois plus autrement que comme le signe de ta beauté. Il est le signe que je ne remplace jamais par ta beauté mais que ta beauté m’envoie pour que je mette tout mon regard dans la bouche de ta beauté. Dans ton grain de beauté qui est la bouche de mon regard. La bouche de mes yeux qui oublient toujours qu’ils te parlent de ta beauté. Qu’ils répondent ta beauté en oubliant qu’ils te voient dès que ton grain les avale comme la bouche avide de ta beauté. C’est ta beauté qui met tout ton grain dans l’aveuglement de mes yeux pour qu’ils vident ton grain. Pour qu’ils remplissent ta beauté dans le grain qui fait de mon regard une bouche pleine de ta beauté. Ton grain de beauté oublie que mon regard fait le plein de son oubli pendant que ta bouche aveugle mes yeux. Ouvre mes yeux à ton grain pour que ma bouche boive ta beauté sans rien voir d’autre. Sans rien voir, mes yeux redoublent ton grain de beauté. Tu m’aveugles de beauté avec ton grain que je ne vois plus dès que je le vois comme toute ta beauté.


Les étés ne passent pas sans quelques gros volumes. Sans quelques poids que je traîne partout avec ton aide. Que tu soulèves et que je soupèse pour que les forces joignent nos lectures. Pour que la gravitation trouve au même point de voix l’attraction. Ces travaux d’été que nous observons aux bords de l’univers. Sur les chemins des fourmis et dans les ailes des aigrettes. La marée et les étoiles filantes conjoignent des forces pour que la volubilité et la retenue empêchent les voix de tomber en rhétorique. Tu ponctues les volumes d’exclamations quand j’interromps tes rêveries de citations. Tu aimes encore t’endormir dans les voix des pages qui parlent tout haut. Les pages tournent sans jamais achever aucun volume. Aucun volume n’est fini parce qu’aucune édition n’est définitive. Tu ne finis jamais les livres parce qu’ils ne finissent jamais quand tu les fermes. Tu continues mes lectures qui te continuent et nous nous perdons dans les gros livres des jours d’été. Dans les jours d’été qui traversent les volumineuses lectures comme les travailleurs de la mer. Ton nom écrit sur le sable des étés se lit dans les volumes énormes de l’amour. Dans les livres qui passent de tes yeux dans mes yeux. Nous nous enfouissons ensemble sous le poids hugolien du sable des lectures d’été.


Il est toujours minuscule. Les voisins et tous les autres le trouvent trop petit et moquent ce jardinage étroit. Ils rient de ce goût prononcé pour pas grand chose d’original toujours. De prétentieux comme si un jardin à la française pouvait se serrer à l’anglaise dans si peu d’espace. Il est toujours immense. Et alors la prétention devient si modeste jusque dans le méticuleux qui laisse pousser au hasard des vents et saisons. Au hasard des humeurs de tes genoux et des bonnes actions de mes mains. Au bonheur de tes travaux et au malheur de mes loisirs. C’est cela, je dessine et tu as le dessein. Je butine et tu as la main. Le jardin nous met au monde dans cette nature acculturée pendant que les lézards explorent notre culture en naturistes. En peau nue et froide au soleil des murs du jardin. Des dallages tantôt longuement aguerris par tes soins tantôt rapidement ajointés dans mes rêves. Il est toujours, le jardin, la miniature d’un agrandissement. Il est toujours l’agrandissement de nos corps si petits sous le vent et la pluie. Il est nos corps emmêlés dans les senteurs et les couleurs des feuilles. C’est le liseron. Ce sont les autres mauvaises herbes qui poussent comme nos désirs. Tu les recueilles dans un embellissement. Dans un dégagement de nos formes. De nos poussées. Ton infime est mon immense. Ton immense est mon infime. Jardinons toujours mon anglais dans ton français et mon français dans ton anglais. Comme au premier jour. Comme au paradis.


Nous ne nous voyons pas la nuit quand nous nous touchons. Si près nous touchons de nos mains et de toutes nos peaux la lumière de la nuit. Je l’appelle nos clairs de lune. Pour rire des vieilles lunes. Pour moquer les rossignols. Et il arrive que nous ne nous voyons pas le jour. Quand nous nous touchons nous ne nous voyons pas. Nous voyons la lumière. Nous voyons ce que seule la nuit peut faire voir. Nos clairs de lune sont cette lumière. La lumière de nos corps qui se touchent sans que nous puissions nous voir. Pourtant nous disons souvent que nous n’arrivons pas à nous voir pour dire que nous sommes loin. C’est justement quand nous sommes si proches que nous ne nous voyons pas vraiment. Mais ces clairs de lune nous font voir. Nous font voir ce que nous ne pouvons voir autrement. Nous font voir ce que nous aimons quand nous disons que nous voulons nous voir. Nous font voir ce qu’on ne peut pas voir. La lumière de notre nuit. C’est la lumière de notre nuit que nous voyons quand nous nous touchons sans nous voir. Et cette lumière qui envahit nos gestes résonne dans nos corps. Tu l’entends toujours plus vite que moi. J’entends ton écoute du bout des doigts et ton écoute parcourt mon corps. Tout mon corps jusqu’à mes doigts qui entendent tes clairs de lune. À ce moment, je ne te vois plus parce que la lumière m’éblouit. Seule ta voix me pénètre. Je te résonne. Tu m’illumines. Nous nous écoutons dans la lumière. Avec nos clairs de lune.


C’est toujours cette première fois. C’est encore la dernière fois comme la première. La fois comme toujours plusieurs et une seule. La fois qui n’arrête pas d’éblouir ma vue. Avec ce qui vient dans les yeux, c’est tout le corps jusqu’à toute la peau qui frisonne. Tout le corps sans qu’intérieur et extérieur ne trouvent les limites. L’air de ta nudité éblouit tout l’espace qui devient tout mon corps. Tout ton corps qui devient tout mon corps. Ce n’est pas le corps, c’est la lumière. La lumière de ta nudité ne fait plus seulement un corps nu mais la nudité de toute la vie ici toujours. La nudité de tout ce qui est le plus vivant. La peau qui résonne des milliers d’étoiles de ta voie lactée qui me ferment les yeux. Je ferme toujours les yeux pour mieux te voir nu parce que les yeux fermés je te voix dans tout l’espace du vivant. Ta nudité envahit ma nuit intérieure et toutes les nuits extérieures que fait le monde. C’est que le monde de ta nudité n’a rien à voir avec aucune image qu’il faudrait décrire. Ta nudité transforme toutes les nuits en lumière et tous les jours en nuits lumineuses. Ta nudité invente les jours et les nuits d’une lumière toujours nouvelle. La lumière de ta nudité la première et la dernière fois. Je ne peux que les confondre et ta nudité recommence. Comme la dernière fois, c’est la première fois.


Tes pas s’allongent et je m’essouffle. Ça s’orage, disent-ils par ici. Tu me le répètes quand rien n’apparaît. Oui ça apparaît. C’est toujours au loin mais c’est toujours très près. Toujours trop près et nous allons vite. Ils sont loin les orages qui enroulent tout dans leur colère. Tu sens toujours la colère qui gronde dans le monde. Juste à côté. Loin de nous mais si près quand il faudrait tout faire pour prévenir. Oui, ça gronde depuis longtemps et nous courons. Nous sommes essoufflés depuis bien des élections et des pérégrinations. Toujours tu sens l’orage et je m’essouffle à te suivre courir. Tu me prends la main et nous courons sur les premières flaques. Un jour tu es tombée et ça fait très mal. Tu te relèves toujours avec ma main dans ta main qui tire pour courir devant les orages. Les orages de toutes sortes qui défont les horizons de ceux qui cherchent la vérité. Tu sais seulement vivre vraiment avec les orages toujours près. Toujours loin et près à la fois. J’aime cette odeur qui devient la tienne. L’odeur de tes orages. De tes peurs qui tirent ma main plus fort pour courir avec l’orage dans le dos. Dans ton dos et je regarde l’orage pour te dire de courir encore. C’est toi qui me fais regarder l’orage et tenir dans ta main pour courir juste devant. L’orage approche. L’orage est notre course. Mon essoufflement. Tes pas qui s’allongent dans mon souffle. Je cours avec ton orage. Je cours dans tes pas. Dans tes pas qui allongent l’orage de mon souffle.


Tu dis que je ne comprends pas quand je t’attends depuis longtemps. On ne peut arrêter de chercher cette incompréhension. Cette compréhension qui ne peut jamais s’avouer. Avouer à l’autre cette attente. Te montrer ou toi me montrer que l’attente peut se réduire à des signes. Ni l’un ni l’autre ne pouvons réduire ces signes de vie à un code. Nous ne pouvons nous faire signe dans aucune langue ni grammaire ni conjugaison. Nous inventons chaque fois différemment langue, grammaire et conjugaison pour nous trouver à neuf, tout autre, vraiment. Pour retrouver ce commencement du nous qui jamais ne fait disparaître le tu de ton étrangeté. C’est cette étrange rencontre de ton inconnue qui augmente le désir. Qui augmente la retenue pour augmenter l’étrange. Pour que le face à face préserve ton étrangeté. Pour que tout le corps devienne visage dans le rougissement. Dans la rougeur qui monte du visage dans tout le corps du face à face. On ne se reconnaît plus derrière ce rouge de la pudeur qui augmente le désir de l’inconnu. De ton inconnue qui ne peut se montrer sans retenue. Sans la volubilité de la rougeur qui envahit le visage puis tout le corps et augmente la chaleur de la rencontre. Augmente tout ce qui fait relation dans le corps à corps du face à face. Dans le corps de ta pudeur et le visage de ma retenue. Dans le visage de ma pudeur et le corps de ta retenue. Tu ne comprends pas que ton appel reste sans réponse dans la réponse de mon appel. Mon appel que tu ne comprends pas. Que toujours tu entends sans comprendre. Que toujours j’entends sans comprendre cette incompréhension qui nous met dans le désir. Dans la réponse à l’appel incompréhensible de ta pudeur dans ma retenue et de ta retenue dans ma pudeur. Je te prends quand tu me prends. C’est ça, exactement ça, tu me prends quand je te prends.


Il y a dans la nuit ton cri. Tu le répètes au moins trois fois. Je ne l’entends qu’en m’affolant. Tu cries avec les étoiles. Tu cries avec ton ventre qui déchire. Je dors dans la surdité de l’écrasement. Je ne t’entends pas. Mais les étoiles traversent mon rêve. Les déchirements de ton ventre m’ouvrent les yeux. Je t’entends tomber. J’entends ton cri descendre me prendre. Dans la nuit éblouissante. Je m’accroche à ta chute. Tu tombes à la vitesse de mon réveil. Et tu m’emportes dans l’oubli de ton corps. Tu m’élèves dans tes jambes qui ne tiennent plus. Tes yeux ne peuvent voir derrière. Ils me renversent dans ton ciel très bas. Ils me voient au fond de tes étoiles. Je te crie que je viens. Tu ne réponds plus à mon vertige. Ton cri résonne longtemps. Et ton corps se réchauffe au mien. Mon corps s’engourdit quand tes yeux blancs m’éclairent. C’est que nous avons étreint notre mort. Ta vie tient à mon vertige que tu fais vivre. Tu vis dans cette nuit. Ta douleur crie à la mort. Ton cri ouvre au silence d’un sommeil. D’un sommeil plein d’étoiles. Elles filent jusqu’à notre lit. Dans nos nuits pleines d’un jour éblouissant où nous tombons. D’une obscurité vertigineuse où nous montons comme ton cri qui se hisse dans ma voix.




mardi 8 décembre 2009

Rendez-vous avec Philippe Païni

(SAUTE-FRONTIÈRE, MAISON DE LA POÉSIE

TRANJURASSIENNE - SAINT-CLAUDE (F)

QUATRE POÈTES À PROPOS DE L'EXIL

DANS LES MONTAGNES DU JURA

avec FRANCINE CLAVIEN (Suisse)

FRANÇOISE DELORME (France)

FERENC RAKOCZY (Suisse)

& PHILIPPE PAÏNI (France)

(samedi 12 décembre > 18h00

En coopération avec la bibliothèque populaire de Lajoux et Françoise Delorme,

poète et critique littéraire pour le site Culturactif.ch, lecture-rencontre

et débat avec quatre poètes réunis autour de l'exil.

avec

Francine Clavien (Suisse), éditions Empreintes

Françoise Delorme (France), éditions Atelier du grand tétras et Tarabuste

Ferenc Rakoczy (Suisse), éditions l'Âge d'homme

Philippe Païni (France), éditions Atelier du grand tétras

SAUTE-FRONTIÈRE MAISON DE LA POÉSIE TRANSJURASSIENNE

17 grande rue - Cinquétral - 39 200 Saint-Claude (France)

Entrée libre

SAUTE-FRONTIERE, MAISON DE LA POESIE TRANJURASSIENNE

17 grande rue CINQUETRAL 39 200 Saint-Claude

00 33 3 84 45 18 47

marion@sautefrontiere.fr

www.sautefrontiere.fr

Contact : Marion CIREFICE

dimanche 6 décembre 2009

Il y a la littérature engagée et les œuvres qui engagent…




Dans un projet de préface aux Fleurs du mal, Charles Baudelaire répondant à Veuillot qui l’avait attaqué dans un article du Réveil (15 mai 1858) ouvrait une réflexion sur la littérature adressée en montrant un certain dédain pour cette dernière :

Ce n’est pas pour mes femmes, mes filles ou mes sœurs que ce livre a été écrit ; non plus que pour les femmes, les filles ou les sœurs de mon voisin. Je laisse cette fonction à ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage. (Baudelaire 1980 : 131)

Classé rapidement comme le promoteur de l’art pour l’art, avec une telle déclaration, Baudelaire ne saurait, semble-t-il, constituer une référence pour la réflexion quant à la littérature pour l’enfance et la jeunesse.

Notre époque qui voit la « conversion éthique des engagements politiques » (Gefen, 2005) conforterait ceux qui « ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage ». En effet, la superposition naturalisée de l’esthétisme comme formalisme et du moralisme comme fonctionnalisme semble gouverner une grande partie de la production littéraire pour la jeunesse. Cette confusion satisfait au premier abord le grand précepte classique d’instruire en amusant mais elle actualise un ancien subterfuge de l’instrumentalisme qu’il soit politique ou religieux en organisant la censure et la propagande, la langue de bois et le cynisme. J’évoquerais à ce propos les réflexions d’un Herman Broch (1966) concernant le kitsch ou l’art tape-à-l’œil, c’est-à-dire l’art ou ce qui se dit art et qui se complaît dans les mensonges de l’époque, du culturel, du littéraire, de tout ce qui vise l’arraisonnement des activités humaines dans « un système fini ». Broch notait qu’il s’agit de toute la différence entre les deux injonctions suivantes : « fais du beau travail » et « fais du bon travail ». Ainsi que le signalait Broch, l’esthétisme lettré et élitiste contemporain tout comme l’industrie des distractions de masse ne font, particulièrement en littérature pour la jeunesse, que du « beau travail » !

Baudelaire avait prévenu : la confusion nous rattrape vite et de la confusion à l’instrumentalisation il n’y a qu’un pas. Il faut noter que Baudelaire utilisait le pluriel (« mes femmes… ») certes pour choquer son voisin qui n’aurait pas eu qu’une femme… mais aussi pour pointer une certaine pluralité qui, des bonnes actions au beau langage, se doit éthiquement de ne pas être oubliée jusque dans le fonctionnalisme des instrumentalisations et dans le fonctionnement des œuvres qui font « le beau langage » sans forcément remplir les critères culturels d’époque des « bonnes actions ». Donc Baudelaire s’en prenait aux confusions et particulièrement à celle qui associe trop vite une prétendue visée de l’œuvre ou intention de l’auteur et l’activité langagière ou force de l’œuvre toujours à l’œuvre quand elle passe outre les instrumentalisations. C’est que le syntagme « bonnes actions » n’est pas construit par opposition à un « beau langage » référant à un absolu littéraire impliquant une passivité de l’acquis quand l’action (la « bonne ») impliquerait une activité de la bonté alors même qu’il s’agit presque toujours d’une rhétorique, et non d’une pragmatique, séparant le dire et le faire dans un mieux disant. Pour Baudelaire, le « beau langage » est activité et non produit, energeia et non ergon (Humboldt 1974 : 183 ; voir Martin, 2005 : 126 et suivantes). Il suffit de rappeler ce qui suit dans ce même projet de préface :

Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, n’a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d’exercer mon goût passionné de l’obstacle.

Le divertissement et l’exercice du « goût passionné de l’obstacle » seraient là pour rappeler que le « beau langage » est un processus toujours en cours jusque dans la lecture. « Divertir » signifierait ici le fait de sortir des canons et autres rails du culturel et de l’époque, tout comme le « goût passionné de l’obstacle » demanderait d’exercer l’intempestif dans et par le langage. En effet, l’activité qui interprète toutes les autres c’est bien le langage en poème d’autant qu’il accède à son niveau critique, ce « beau langage », non en en sortant mais en le rendant à sa pleine activité, à son plus vivant et alors peut être – non qu’il faille sauver Baudelaire d’une quelconque misogynie qu’il aime cultiver – en confiant aussi ce « beau langage » à ses sœurs, à ses filles, à ses femmes… et pourquoi pas aux petites filles, aux bébés mêmes. J’y reviens in fine

S’en mêler en s’emmêlant : la fable de l’ombre et de la pelote

C’est qu’en littérature de jeunesse, on est trop vite dans le « beau travail ». Cela commence par les beaux titres, c’est-à-dire le jeu de mots dès le titre qui met la confusion à son comble comme fait tous les jours la publicité imité depuis déjà longtemps par la communication culturelle généralisée. Je me contente d’un exemple : On n’aime guère que la paix (Henry et alii 2003) ! Sur la couverture, les dichotomies continuent la fondamentale, guerre et paix, puisque le noir et blanc photographique du fonds de l’agence Magnum sommairement légendés accumule les horreurs du monde quand la couleur richement chaude des tableaux de Nathalie Novi offre autant d’images idylliques : réalités et rêves que les poèmes illustrent de tous leurs lustres naturellement « beau langage » puisque leur poéticité est impossible à construire autrement qu’à se référer à l’argument d’autorité (noms d’auteurs célèbres ou forme canonique scolaire dans la page)… Et un tel livre malgré les meilleures intentions ne propose au lecteur que la répétition d’une idée simple, trop simple pour transformer le monde… C’est qu’il aurait été écrit, réalisé pour les enfants si ce n’est pour leurs parents, leurs enseignants qui ne veulent pas entendre leurs questions, leurs propres questions aussi… C’est le paradoxe des livres engagés : ils dégagent leur lecteur de tout engagement parce qu’ils font taire le langage, du moins obligent à ignorer sa lecture. Ils cachent ce qui devrait mettre à l’épreuve un universel jusque dans ses obscurités, sa multiplicité : qu’il y a peut-être des guerres justes et des paix terriblement injustes (voir sur l’actualité de ces questions : Colonomos 2009), qu’il y a des poèmes qui disent « Ah Dieu ! que la guerre est jolie[1] » dont la valeur change si le lecteur prend le poème pour un poème et non pour une illustration idéologique[2], et que bien évidemment les auteurs ont évité dans leur anthologie mais que fera le lecteur quand il s’y trouvera confronté ? Faut-il attendre de grandir pour lire du dedans ? Non ! car avec les poèmes, comme pour la guerre et la paix, on ne choisit pas d’être dedans ou dehors… mais on se doit de lire du dedans sinon on n’est pas le poète de sa vie. Aussi, faut-il ne plus se contenter de ce « on » moyen (« on n’aime guère que la paix[3] »), de ce sens commun qui ne fait le commun par le collectif qu’en excluant l’incompréhensible, l’inaudible, l’invisible… Il vaut mieux lire tout Calligrammes ou encore C’est la guerre de Louis Calaferte[4].

Pour lire du dedans, il ne faut pas grandir mais vieillir ! car comme disait Charles Péguy dans son Clio, ce n’est pas faire de l’histoire mais « faire une remémoration ». Et il ajoutait : « Descendre en soi-même, c’est la plus grande terreur de l’homme » car « à une remémoration organique il préfère un retracé historique » (Péguy 1961 : 286). Alors vieillir prend un autre sens que biologique. Vieillir engage dans la remémoration et je prendrai par la suite ce qu’on pourrait considérer comme une figure exemplaire de celle-ci, celle de l’ombre. L’ombre qui va constituer ici le premier élément d’une poétique de l’engagement dans et par les œuvres et l’élément premier de la relation poétique.

Un livre de Tomi Ungerer (1999), né à Strasbourg en 1931, commence ainsi : « J’ai compris que j’étais vieux…[5] ». Le narrateur qui nous fait face engage un système de relation qui n’en finit pas d’approfondir l’aventure d’une remémoration organique qui ne laisse d’étonner. L’album n’offre pas, à mon sens, un récit devant le tribunal de l’Histoire où l’on sait ce qu’il faut dire : « la commune histoire (…), celle sur laquelle tout le monde est d’accord », écrivait Péguy (ibid), celle qui aujourd’hui réduit la recherche des historicités[6] à un « devoir de mémoire[7] ». Le narrateur engage le récitatif d’un corps qui s’expose avec une tache le restant de sa vie[8]. Il dédouble voire redouble l’organicité de la fable avec cette ombre, exactement comme l’amitié de David et d’Oskar a traversé l’Histoire pleine de bruit et de fureur jusqu’à cette avant-dernière planche d’une idylle concluant « cette histoire » à nous confiée par Otto « tapant comme [il] pouvai[t] sur la machine à écrire de David » : « la voici… » – ainsi se conclut l’album dans une énonciation ouverte au recommencement : passage de tache, passage d’ombre, engagement donc de la lecture avec l’écriture, de la lecture dans l’écriture toujours en cours en considérant l’album comme écriture/lecture et non comme addition du texte et de l’image comme on a coutume de le faire (voir sur ce problème : Martin 2008). Cette idylle n’est pas alors rose même si la couleur violette dominante pourrait nous le faire accroire, elle est d’abord organique exactement comme demandait Péguy. Oskar tient l’épaule de David dont le doigt pointe le nez d’Otto dans un emmêlement qui met en branle une série de relations duelles. Les deux verres d’alcool, les deux piles de livres, les deux lampions et surtout les deux tableaux de femmes nues ne manquent pas de suggérer que l’artophilie de nos deux collectionneurs ne peut s’arrêter à ce que l’institution scolaire et ses prescripteurs a cru bon de réduire à un « travail de mémoire[9] », c’est-à-dire à une instrumentalisation : « Vous abordiez un homme. Vous n’avez plus qu’un témoin » écrivait Péguy (1961 : 286)[10]… À ce jour aucune critique ou conseil pédagogique ne considère cette « autobiographie d’un ours en peluche » pour une fable de l’ombre partant de l’observation simple de la couverture pour tenter d’en comprendre la force cardinale en ce qui concerne la signifiance de l’œuvre.

Hermann Broch concluait sa conférence de 1950 par l’histoire juive de Leib Schekel qui se dirige chez un rabbin miraculeux. Ce dernier possède le don de rendre la vue aux aveugles et Leib Scheikel se justifie par ce mot : « Quand je serai devant lui, le grand homme, le vrai guérisseur, je serai aveugle et il me donnera la vue ». À quoi, Broch ajoute qu’il en est ainsi de l’œuvre d’art qui « éblouit l’homme jusqu’à le rendre aveugle et elle lui donne la vue » (Broch 1966, 325). Ce récitatif de l’obscurité qu’est Otto et que le culturel veut réduire à un récit clair et sans ombre, engage son lecteur à voir son ombre, je dirais même à vivre son ombre…

L’espace du jeu peut être dangereux surtout quand la rencontre inopinée a établi une inégalité qui ouvrait à l’aventure certes mais où le danger apparaît là où on l’attendait le moins, dans sa propre puissance enfin découverte comme altérité constitutive, et c’est toute la matière de la fable racontée par Olga Lecaye : L’Ombre de l’ours (1997). Les aventures de Victor ayant emprunté l’ombre de l’ours racontent ces jeux avec la peur et le danger quand une part de l’identité de l’autre ou, si l’on veut, quand l’altérité augmente l’identité. Quand vient la fin de la sieste de l’ours et que l’ours reprend son ombre tout en proposant de la prêter une autre fois à Victor, la politesse extrême de celui-ci n’est que pure rhétorique :

« Euh… non merci… vraiment, Monsieur l’ours », répondit Victor. « C’est très gentil … » Et prenant la petite souris par la main, il alla gaiement retrouver ses amis dans la forêt.

Le remerciement est une manière de décliner l’offre parce que l’espace de la relation (« l’ombre gigantesque [qui] lui cachait le soleil ») du début du récit qu’il avait su apprivoiser au point de la récupérer quand elle eut été volée, avait déjà permis à Victor de mieux reconsidérer la dimension nécessaire à toute relation avec ses amis : non l’amusement et sa possible mutation terrible qui fait passer la peur de soi aux autres (« Victor s’amusait terriblement »), mais la gaieté d’être ensemble, de se tenir par la main. Emmêlement dans et par l’ombre de la relation.

La fable de l’ombre peut être moins ludique et gagner le tragique. Le roman de Jean Molla, Sobibor, qui évoque dorénavant le prix Goncourt de la rentrée littéraire de l’automne 2007 (Little 2007)[11], n’en propose pas moins une tout autre expérience d’écriture puisqu’il oppose deux voix contradictoires . Le journal de Jacques Desroches y est encadré par le récit de sa petite fille qui commence et finit l’ouvrage en répétant : « Aujourd’hui, j’ai vomi pour la dernière fois » (Molla 2003 : 5 et 189). Comme le résume fort bien Michaël Latour (2008), « Emma est une jeune fille âgée de dix-sept ans. Pourtant, elle ne peut pas profiter de la vie comme de nombreux adolescents du même âge. En peu de temps, elle maigrit beaucoup et se pose des questions sur les zones d’ombres qui subsistent à propos de son passé familial. Elle s’isole et cette solitude s’accentue avec la mort de Mamouchka, sa grand-mère. C’est pourtant ce décès qui éveille les doutes de la jeune fille qui retrouve le journal intime tenu par son grand-père durant les années sombres de la Seconde Guerre Mondiale. Au fil des pages, Emma doit admettre l’impensable : ses grands-parents ont collaboré au génocide des juifs... » Mais peut-on réduire ce « travail d’écrivain bien sûr mais aussi d’historien et de sociologue » au « message transmis », ainsi qu’habituellement on réduit bien des romans en littérature de jeunesse, et s’agit-il donc seulement d’une « retranscription historique » et d’un « témoignage poignant », comme le souligne Latour ?

Dans Sobibor, la recherche de la vie pour cette jeune fille anorexique (« Peut-être vais-je essayer de vomir en mots ce que j’ai des mois durant vomi en silence », Molla 2003 : 5) met le silence au cœur du langage, comme un corps qui l’anime, un cri dans un rêve ! Par exemple quand elle s’identifie à celle dont l’enfant a été tuée par son grand-père : « Je vois Eva. Je la vois. Je suis Eva » (Ibid. : 9). Ce qui demande de passer par la lecture de tel passage du journal de son grand-père : « J’ai sorti mon arme et j’ai abattu l’enfant. Curieusement, je n’ai rien ressenti. Ni joie, ni haine. Rien. J’avais l’impression d’assister à une scène à laquelle je ne prenais pas part. J’étais le spectateur de mes propres actes, un spectateur étonnamment indifférent » (Ibid. : 128) pour qu’elle se dise et écrive ceci alors : « Rien qu’un bourreau » (Ibid. : 138) et qu’elle avale une boîte de somnifères… C’est que, pour vivre, il faut trouver sa voix ou pour entendre la vie il faut faire entendre les voix dans sa voix et gagner ainsi une éthique du vivre par une éthique du dire. Cette présence d’une voix dans la voix est comme celle de l’ombre qu’il faut apprendre à reconnaître : engagement par l’obscur dans l’aventure de la vie.

« La Belle manqua mourir de joie en trouvant dans la grande salle son père et toute sa famille, que la belle dame qui lui était apparue en songe avait transportée au château » : c’est que « la Belle » meurt surtout d’amour et que son amour filial a été emporté par ce qu’on peut appeler un amour bestial puisque, ne l’oublions pas : « Quoique le prince méritât toute son attention, elle ne put s’empêcher de lui demander où était la Bête » et le racontage se fait à l’envers puisque quand « elle se retourna vers sa chère Bête, dont le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise ! La Bête avait disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu’un prince plus beau que l’Amour, qui la remerciait d’avoir fini son enchantement ». L’enchantement est donc fini et la Bête n’est qu’un prince quand elle était « la Bête »… C’est bien pourquoi l’abandon que Nicole Claveloux montre sur la dernière planche de son accompagnement graphique du célèbre conte de Madame Leprince de Beaumont (2001), est certes un enlèvement amoureux dans les bras d’un bel homme mais la robe de la Belle poursuit ses volutes dans tout le décor qui ne cesse de rejouer un déchaînement des métamorphoses jamais achevées, où minéral, végétal et corps s’emmêlent dans la force frémissante de la relation amoureuse-monstrueuse.

Les belles aiment les monstres parce qu’ils pleurent : elles aiment cette lueur d’humanité et d’amour qui point du cœur même de la monstruosité. Le roman de Robert Cormier, De la Tendresse, met ce paradoxe à son principe : « Éric est beau quand il rame, passe les rames d’un côté à l’autre, je ferme les yeux à moitié et je le fixe et il me regarde avec une expression que je n’arrive pas à définir – je cherche un mot et celui que je trouve est un vieux mot que personne n’utilise plus mais qu’on trouve dans les livres. Attachement. Il me regarde avec attachement. Je sais qu’il n’y a pas d’amour là-dedans. Ni même de désir. Je continue à me poser des questions à propos de l’amour, du sexe, du désir. J’ai vu le désir dans ses yeux quand il regardait cette fille sur le trottoir. Ou quand il parlait de Maria Valdez. Mais je l’aime quand même. Je l’aime parce qu’il est gentil avec moi et qu’il n’en a pas après mon corps, qu’il ne veut pas me toucher ou me caresser comme les autres – le vieux Stuyvesant, Dexter ou même Gary – et peut-être qu’avec le temps il me regardera avec plus que de l’attachement et qu’il m’embrassera doucement, tendrement » (Cormier 1999 : 197). Ce monologue de Lori alterne avec celui d’Eric Poole qui a tué beau-père et mère mais que l’inspecteur Proctor, son ombre, soupçonne de bien d’autres meurtres. Lori va finir par le savoir après avoir attendu depuis ses douze ans et sa première rencontre avec le monstre, de le revoir, de l’aimer puis de mourir dans ses bras noyée. Alors, cette dernière image hante Éric qui entend résonner en lui « Aime-moi, Éric » : « Éric toucha sa joue, s’aperçut qu’elle était mouillée – était-ce donc ça pleurer ? // Plus tard, au cœur de la nuit, le monstre pleura aussi » (Ibid. : 204). Cette clausule vient comme semer le doute dans la tête du lecteur : de quel monstre s’agit-il ? Est-ce bien d’Éric, ce jeune homme obsédé qui n’est pas libre et ne le sera jamais (Ibid. : 192), comme lui dit l’inspecteur Proctor persuadé d’avoir face à lui « toujours le même monstre, Éric, hein ? » (Ibid. : 190) ? Ne serait-ce pas Proctor lui-même comme double du lecteur parce que le mal l’obsède de trouver la vérité, une vérité qui peut aller jusqu’à perdre toute raison et quoiqu’il arrive jusqu’à confondre sa vie (sa lecture) avec celle du monstre, se mettre à l’aimer comme Lori, comme Proctor… Les romans de Robert Cormier sont l’épopée de cette voix monstrueuse qui devient proche et familière jusque dans son inquiétante étrangeté. Comme le signale Cormier avec une épigraphe anonyme : « La partie d’un corps qui a été blessée reste souvent tendre au toucher ».

Il s’agit en effet avec les meilleures œuvres de penser par et dans l’ombre même monstrueuse du corps-langage. Car c’est le continu qui engage dans une œuvre, le continu du racontage comme j’aimerais enfin le montrer avec la fable de la pelote ou de l’enroulement que Cormier a su faire vivre à son lecteur jusque dans la mort de Lori.

La « petite parabole » sans début ni fin que propose Anne Herbauts (2008) est un dépliant qui déroule la pelote rouge des « sans » sur le modèle d’un « il y a » cher à Apollinaire. Cette accumulation est un emmêlement de l’humanité avec en son cœur la pelote bien contemporaine « des sans-papiers / des sans-abris / des sans-permis » mais ce fil rouge que le lecteur ne peut que tirer l’emmêle et donc l’engage à recommencer ce déplacement fort que lance « les sans bras / qui ne pouvaient rien faire / et qui faisaient quand même / avec embarras. / Ils disaient / "je t’embrasse" », comme si la politique du poème défaisait le politique dans son inanité contemporaine car il s’agit bien de faire « quand même ». Loin d’une sortie du politique par l’éthique, ce poème de la pelote rouge invente le continu éthique et politique des « sans » aux antipodes de la langue de bois et des bonnes œuvres qui « sans égards (…) dit encore / des sans-papiers / des sans-abris / des sans-permis »…

Et le lecteur n’a pas à démêler mais à s’en mêler, pour continuer le racontage de ce qui reste la fable de la pelote quand Claude Ponti fait tomber ses deux héros, Parci et Parla, dans la maison familiale et qu’il leur fait « raconter leur journée. Il leur est arrivé beaucoup de choses. De vraies aventures » (Ponti 1994 : 39). L’emmêlement organique des paroles résonne l’emmêlement érotique des parents jusqu’à la « partie de câlins » (Ibid. : 41) qui précède l’endormissement dans l’ombre de la nuit et des histoires « du soir » avant de s’endormir (Ibid. : 42).

La fable du continu ou le vacarme et l’allégresse

Alors je ne peux songer qu’à Lewis Carroll publiant son Alice racontée aux petits enfants en 1890 avec une « préface adressée à toutes les mamans » dont voici un passage significatif qui semble contredire les propos de Baudelaire :

Mon ambition est d’être lu par des enfants âgés de zéro à cinq ans. D’être lu ? Non pas ! Disons plutôt d’être manipulé, gazouillé, mis à l’oreille du chien, chiffonné, embrassé par les chéris sans lettres, sans grammaire, mais avec des fossettes, qui remplissent votre chambre d’enfants d’un joyeux vacarme, et le cœur de votre cœur d’une incessante allégresse (1978 : 9)[12].

Au premier abord le père d’Alice devenu grand-père semble bien loin des refus baudelairiens mais ce corps à corps que vise l’auteur d’Alice n’est-il pas aussi intempestif que le divertissement conçu par l’auteur des Fleurs du mal. Cette « incessante allégresse » constitue en effet l’exigence d’une force qui emmêle corps et langage dans une activité inassignable et surtout irréductible à « la » lecture des pédagogues de son temps et des didacticiens d’aujourd’hui. C’est qu’à l’instrumentalisme sous ses divers costumes d’époque et de mode qui passent et se repassent, il ne faudrait pas aussi facilement opposer un « art pour l’art[13] » toujours rapporté à un désengagement, du moins confondu avec l’esthétisme qui n’est bien souvent qu’une des formes de l’instrumentalisation des œuvres. Et nous retournerions vite dans les effets de balanciers si ce n’est dans une schizophrénie qu’Hermann Broch signalait en son temps. Précisons d’abord que l’assignation de l’œuvre littéraire à la lecture réduite à sa fonction herméneutique est ici clairement refusée, du moins traversée et donc emportée par la pluralité d’une mise en œuvre qui ne laisse pas d’étonner et de transformer les habitudes.

Kierkegaard (1994 : 698) notait pour le jeune homme qu’il observait dans sa disposition amoureuse que « Son erreur était irrémédiable : il se tenait à la fin au lieu d’être au commencement, et cette erreur est la cause du malheur de l’homme ». Carroll engage toute œuvre dans un tel commencement quand l’habitude impose une fin dans les deux sens du terme : achèvement et servitude. Ce commencement au principe de l’œuvre est porté par deux valeurs empiriques fortes : le joyeux vacarme et l’incessante allégresse. J’aime garder au vacarme outre son intensité bruitiste, sa force querelleuse si ce n’est amoureuse[14] parce qu’il met l’œuvre dans le plus vivant du vivre : la dispute et la joie, la connaissance pleine loin de toute maîtrise, dans l’emportement des commencements incessants, des recommencements, des « encore » ! Aussi, pour conclure ce qui n’est ici qu’une ébauche, qu’un lancement avec toutes les œuvres, j’aimerais revenir à Sartre pour montrer que nous sommes encore bien souvent pris dans ce qui encadre sa propre pensée.

En 1947 dans les « notes successives » qui constituent son Qu’est-ce que la littérature ? Sartre définit le cadre de pensée qui semble être toujours le nôtre même si des inflexions certaines ont eu lieu. Aussi faudrait-il rappeler ce cadre souvent évoqué mais peu interrogé[15] et qui repose sur une dichotomie fondamentale que l’enseignement a naturalisée depuis longtemps : « Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage » (1947 : 18). Position platonicienne qui fait le fond de la phénoménologie sartrienne :

Or, comme c’est dans et par le langage conçu comme une certaine espèce d’instrument que s’opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s’imaginer qu’ils [les poètes] visent à discerner le vrai ni à l’exposer. (…) En fait, le poète s’est retiré d’un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l’ambiguïté du signe implique qu’on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. L’homme qui parle est au-delà des mots, près de l’objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l’état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s’usent peu à peu et qu’on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres. (Sartre 1947 : 18-19)

Alors le raisonnement de Sartre se développe d’un « pourquoi écrire ? » à un « pour qui ? » en enchaînant l’engagement de l’écrivain ayant défait en lui le poète, puisqu’il en fait un esthète, à une dialectique de la situation qui lui impose « des thèmes à traiter, des questions à poser », certes « dans l’indistinction d’un mouvement de libre création » (Sartre 1947 : 293). Mais Sartre échoue dans l’écoute de ce « mouvement » même qui, s’agissant d’œuvre qui font œuvre ne peut s’arrêter à une quelconque position et pas plus à la répétition d’un engagement autre que celui d’une voix qui continue. Si Sartre a peut-être sauvé « la littérature » de la catastrophe après la seconde guerre et l’extermination[16], il a renforcé la dichotomie entre les « penseurs » et les bâtisseurs d’univers et de langues… C’est qu’en effet, pour tenir l’indistinction dans et par le « mouvement de libre création », il aurait fallu qu’il n’exclue point les poètes, qu’il cesse ce jeu de rôles que le signe fait jouer à la poésie d’être l’anti-arbitraire du signe. Comme dit Henri Meschonnic à son propos : « L’anti-instrumentalisme renforce et maintient l’instrumentalisme » (1995 : 126). Sartre, s’il défait les arguments de ceux qui réduisent l’engagement à l’expression, à l’explication puis à la diffusion d’un message, a rédimé en même temps l’utopie du défi baudelairien, celui d’une « magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même » (Baudelaire 1980 : 736). Cet « à la fois » constitue en effet le défi si ce n’est l’utopie d’une subjectivation maximale du langage où n’opèrent plus les dichotomies traditionnelles mais le continu qu’engage l’inséparation du « mouvement » de l’œuvre alors que les habitudes séparent et aboutissent à l’isolement de l’éthique, quand « c’est par le langage qu’un sujet advient comme sujet, c’est poétiquement qu’est sujet celui par qui un autre est sujet » (Meschonnic 1995 : 376). C’est par une poétique relationnelle que peut être évitée l’aporie que formule décisivement Meschonnic : « Et si l’éthique est seule, elle n’est plus qu’une abstraction » (Ibid.). Abstraction que Sartre refusait mais son refus n’a pas permis la poétique qui invente l’écoute de cette inséparation dans les œuvres à chaque fois à nouveaux frais et donc à chaque lecture, à chaque réénonciation.

En fin de compte, l’« engagement » de Sartre n’aurait été qu’un « choix » (Sartre 1968 : 75) extérieur aux fonctionnements mêmes de l’œuvre dans son activité toujours en commencement et un tel choix n’aurait contribué en fin de compte qu’à une démoralisation de l’art puisque ce dernier est rendu vain en regard du réel[17]. De ce point de vue, il n’y aurait pas à opposer les deux modalités d’une « mise en question de la dimension assertive du langage », « sous-assertion ou sur-assertion », comme le fait Marielle Macé (dans Bouju 2005 : 61-74) quand elle observe les constructions discursives de Valéry à Barthes et de Breton à Sartre qui déjouent toute imputabilité y compris dans ce qu’elle appelle les genres non-fictionnels prisés par les grands intellectuels du XXe siècle… En effet, ces « décrochements » reposent tous sur la dichotomie naturalisée et théorisée par Sartre légèrement déplacée par Macé entre « le lyrisme idéologique » et « la clarté » pour reprendre à Julien Benda et à sa fameuse Trahison des clercs (1927), ce qui fait revenir à la dichotomie fondamentale que la notion d’imputabilité utilisée par Macé ne fait que reprendre et que Sartre posait entre prose et poésie.

Au demeurant, la « conversion éthique des engagements politiques », repérée par Alexandre Gefen (2005) pour caractériser la littérature contemporaine à laquelle bien entendu n’échapperait pas la littérature de jeunesse, ne fait que corroborer la même situation naturalisée par Sartre puis par une grande partie de la critique littéraire : des « vérités » qu’elles soient explicites ou « indécidables » (Jouve 1992 : 125) qu’une herméneutique dévoilera, et des « formes » qui rarement frustes mais généralement transgénériques seront prises en charge par une esthétique répétant à satiété la déclaration de Barthes : « La Forme est la première et la dernière instance de la responsabilité littéraire » (1972 : 61). Herméneutique et esthétique se partagent alors les oripeaux d’une opération de dévoilement, de la vérité ou de la forme, qui engage de facto une déresponsabilisation et une démoralisation. Les tentatives réitérées de réaliser une réconciliation par « l’éthique de la forme » laissent l’éthique toujours aussi seule[18] ! Mais au cœur du formalisme russe, on oublie que Chlkovski, par exemple, rappelait ceci : « Nous sommes semblables aux riverains de la mer qui n’entendent plus le bruit des vagues… semblables au violoniste qui aurait cessé de ressentir son archer et ses cordes… Seule la création de formes nouvelles de l’art peut rendre à l’homme la sensation du monde, peut ressusciter les choses et tuer le pessimisme » (1985 : 36). Cette reprise par les « formes nouvelles de l’art » est une reprise de vie et non une répétition-révélation. Aussi faut-il toujours entendre le continu des formes, des formes de langage aux formes de vie et l’inverse dans leur plus forte interaction. Ni dégagement, ni réengagement mais écoute des historicités par le continu qui engage au plus près du commencement de la voix pleine de voix.

Le défi que font les œuvres c’est le défi de les accompagner, de nous laisser engager par elles jusqu’à découvrir alors notre liberté comme l’irréversible d’un emmêlement, celui que Baudelaire appelait de ses vœux. Je l’appelle l’irréversible de la relation dans et par le langage, l’irréversible du poème comme voix continuée qui porte chaque œuvre mise en œuvre. J’ai essayé de monter cette activité avec l’ombre comme continu d’un corps-langage et avec la pelote qui déroule et enroule sans début ni fin le racontage d’une relation toujours relancée de tous nos corps-langages comme autant de voix qui (em)portent… S’engager c’est alors « reconnaître, et observer, les activités du continu et leur force dans le langage » (Meschonnic 1995 : 79). Cela demande de toujours recommencer la critique de « ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage » parce que ces réconciliations de l’hétérogène conduisent tout droit à l’esthétisation du pire ou à la démoralisation.

Il n’y a pas d’âge pour apprendre à dissocier les activités du continu et les instrumentalismes du discontinu afin d’aiguiser, entre autres, l’écoute de l’imperceptible. C’est de tous les jours et les œuvres mettent le doigt sur cette force dans le langage qui nous engage toujours :

Toute œuvre est une œuvre en cours. Aucune n’est achevée. Ce qu’elle dit est pris entre du non-commencement et du non-achèvement. Elle ouvre invisiblement sur ce qu’elle ne fait pas. Mais c’est à la manière dont elle transforme ce qu’on ne sait pas qu’on peut savoir si elle est forte, et reste en prise sur ce qu’elle s’efforce de penser (Meschonnic 1995 : 79).

Bibliographie :

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Meschonnic Henri, 1995 : Politique du rythme. Politique du sujet, Lagrasse, Verdier.

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Ungerer Tomi, 1999 :Otto. Autobiographie d’un ours en peluche, Paris, L’École des loisirs, non paginé.


[1] Il s’agit du premier vers de « L’adieu au cavalier » dans Apollinaire 1966 : 117.

[2] Pour une lecture « du dedans », je renvoie à Meschonnic1996, 222-252.

[3] La quatrième de couverture de On n’aime guère que la paix (op. cit.) explicite ce on par un nous qui engage le lecteur dans un désengagement puisqu’il n’a pas à réfléchir à cette collectivisation qui lui est imposée : « L’œil des photographes de l’agence Magnum / nous montre la guerre / les pastels de Nathalie Novi nous disent / la couleur des jours paisibles / et les mots des poètes nous crient que les armes /ne doivent plus faire la loi sur la Terre. // Un album constitué de bannières de papier pour que les enfants fêtent la paix » : collectivisation généralisée, des photographies aux enfants en passant par « la » guerre, le discours des pastels, « la couleur des jours », « les mots des poètes ». Plus aucune spécificité !

[4] Il faut espérer que ce grand livre sera un jour disponible en édition pour la jeunesse…

[5] À noter que cet album est traduit de l’anglais par Florence Seyvos et qu’il est publié pour l’édition originale chez Diogenes Verlag AG, Zurich en même temps que l’édition française.

[6] Sur cette notion distincte de l’historicisme, voir Martin 2004 : 331-340.

[7] Cette notion prend sa source dans l’institution par Pierre Nora (1984) des « lieux de mémoire » dont son auteur lui-même a pu observer qu’elle participait à « la boulimie commémorative » alors même qu’elle aurait dû participer à « la distance critique » (préface à l’édition de 1997)

[8] Tout comme l’ombre, la tache « d’encre violette » placée au niveau de l’oreille gauche de l’ours qui nous fait face, est dans l’axe du tourne-page : en haut à droite. Elle constitue donc à l’égal de l’ombre un devenir-lecture un peu comme Gilles Deleuze et Félix Guattari parlaient de « devenir-animal » (1980 : 51) - sur ces notions, je me permets de renvoyer à Martin, 2009 (dernier chapitre).

[9] « Cette fausse autobiographie, racontée par un ours témoin et porte-parole de l’Histoire, offre aux jeunes lecteurs des parcours de lecture à plusieurs niveaux : les différentes scènes rapportées dans cet album en images et en mots - déportation, bombardement, vie quotidienne dans les quartiers urbains américains…-, pourront être confrontées à d’autres mises en mots et en images au cours de lectures en réseau. Du point de vue de la réception, le rythme du récit alterne épisodes dramatiques et apaisements, à propos desquels les jeunes lecteurs pourront exprimer leurs émotions en utilisant éventuellement d’autres domaines artistiques, l’expression dramatique par exemple. Au cours des échanges dans la classe sur leurs lectures de l’album, les élèves seront invités à éprouver leur rapport aux autres, au monde et à eux-mêmes, du fait de l’enjeu symbolique de l’oeuvre et du travail de mémoire qu’elle engage » sur le site de l’Inspection de l’Éducation nationale, circonscription de Landivisiau : http://www.ien-landivisiau.ac-rennes.fr/litterature%20c3/albums_romans_BD/otto.htm

[10] Sur cette assignation de la réflexion historique au témoignage, voir Martin 2008b.

[11] Pour une critique de cet ouvrage, voir Martin 2008c.

[12] Le texte de L. Carroll en anglais: “P R E F A C E // (ADDRESSED TO ANY MOTHER.) // (…) / And my ambition now is (is it a vain one ?) to be read by Children aged from Nought to Five. To be read ? Nay, not so ! Say rather to be thumbed, to be cooed over, to be dogs’-eared, to be rumpled, to be kissed, by the illiterate, ungrammatical, dimpled Darlings, that fill your Nursery with merry uproar, and your inmost heart of hearts with a restful laxness ! (…) // Easter-tide, 1890”.

[13] Il ne faut pas oublier que c’est Victor Cousin (« Il faut comprendre et aimer morale pour la morale, la religion pour la religion, l'art pour l'art ») qui installe, dans La Revue des deux mondes en 1845 la formule dans son positivisme discontinuiste attribuant à l’esthétique le beau et à l’éthique le bien ! Sur ce point, voir Sartre 1972 : 202-203.

[14] Alain Rey note les emplois disparus pour « assaut érotique » (1536) et « querelle bruyante » (1611) dans Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1992.

[15] Marielle Macé (« L’assertion, ou les formes discursives de l’engagement » dans Bouju 2005, 61-74) parle certes à son propos d’un « contrat d’assertivité » déplacé voire remplacé par ce qu’elle appelle une « sur-assertion » quand d’autres feraient dans la « sous-assertion » (tel serait le cas d’un Paulhan). Mais cette critique, si elle est attentive à l’énonciation, ne touche pas au cadre conceptuel et même le reproduit en dissociant « imputabilité du discours » et « esthétique de la prose » sur le modèle fréquent d’un doublon éthique/esthétique qu’il s’agit toujours de relier quand la dissociation a été opérée et donc a engagé le discontinu.

[16] Voir Surya, 2004. Michel Surya rattache au fond la position sartrienne à la sienne qui découle de la vision de Georges Bataille (« une littérature sans attaches du moins qu’elle ne se donne librement », 27) tout en en montrant au demeurant ses méandres. Mais à l’un et à l’autre, à plus de cinquante ans de distance, ne peut-on interroger leur même confusion de « la littérature » et des œuvres… confusion consubstantielle à la question fondamentalement philosophique qui les meut, « Qu’est-ce que la littérature ? », quand cette dernière vient toujours recouvrir le problème chaque fois spécifique de ce que fait la littérature avec telle œuvre…

[17] C’est Surya (2004 : 31) qui note cette équivalence et en conclut, sur le même ton (infra n. 16), ceci : « l’autotélie littéraire de Sartre est aporétique : un "tout dire" par principe finalisé exclut que puisse être rien dit qui aille contre ses fins » (32). Mais Surya confirme plus loin la portée démoralisatrice de l’engagement sartrien puisque « les sommaires des premiers Temps modernes formant le plus éclatant démenti des principes prétendus de leur directeur » (33), on n’a plus qu’à s’en remettre à « cette infime partie (mais il se trouve que c’est elle qui le sauve) : libre, la littérature ne l’est que pour autant qu’elle donne librement à l’homme de se connaître lui-même » (ibid.). Où le sujet de tout le processus subjectivant reste bien « la littérature » : aussi Paulhan (1992 : lettre du 10 décembre 1944 à André Gide) avait bien raison de rire contre un tel programme (celui de Sartre poursuivi par Surya) : « vive la littérature, comme on dit, engagée ! Mais Sartre n’arrive à la dégager du marxisme qu’en pivotant sur une liberté humaine cent fois plus légère qu’Albertine » !

[18] C’est exactement à ce point qu’il faut situer l’œuvre de Jacques Rancière (2007).