dimanche 31 janvier 2010

Dans le miel noir du rêve


Marlena Braester, Presque v’île, poèmes, éditions Caractères, collection « francophonie », 2009, 96 p., 15 €.

Si le sous-titre générique porte le pluriel, il ne fait pas pour autant de ce livre un recueil au sens où seraient rassemblés des poèmes disparates que le ton de l’auteur, celui des rêveries ou plus précisément comme l’indique l’incipit du « miel noir du rêve », viendrait unifier ou même qu’une thématique tiendrait ensemble : ici les rêves urbains ou ce que j’appellerais l’urbain des rêves, cette échappée de la ville en v’ïle… Certes, le livre trouve sa voix et la voix est bien celle d’une déambulation dans les nuits du poème, mais ce dernier livre de Marlena Braester trouve le continu d’un vertige qui ne cesse de se démultiplier, de résonner à la fois dans les deux registres qui organisent le livre, celui des lignes pleines de proses et celui des proses pleines de rythmes. Car dans ce livre, rien ne se fixe puisque la visée qui est et fait la trouvaille c’est « l’indépassable inaccompli ». On sait que Marlena Braester vit à Haïfa et l’on peut écouter de nombreux échos à ce que cette ville qui plonge dans la mer en retardant dans chacune de ses rues ce vertige des descentes. Mais ces échos résonnent d’autres villes, de lointains et d’altérités, de rêves et d’expériences qui surgissent sans cesse dans ces descentes parce que « cette nuit en face » fait venir les vagues, les villes parce que « tous les cercles fermés bougent ». Ce livre de poèmes trouve le poème de ce mouvement incessant qui glisse « vers la mer promise ». On pourrait si cela n’était pas quelque peu pris dans des effets de mode parler de déterritorialisation au sens de Gilles Deleuze mais on raterait ce qui fait la voix de ce poème dans son incessant déplacement d’une douleur et d’une jouissance, d’un cri et d’un silence pour écouter ce qui ne cesse de pencher dans une traversée fulgurante et lente, sombre et éblouissante… D’aucuns liraient avec ce livre un surréalisme actif quand il s’agirait plutôt de l’écoute d’une temporalité et d’une spatialité à la fois multiples et par leur hypersubjectivation même inouïes c’est-à-dire plus que réelles, toujours en commencements comme le vertige est le possible de la chute, le glissement saisissant avant que d’atteindre ce qui n’est plus le mouvement, le rythme, ce sujet impossible mais que seul le poème fait vivre. J’ai parlé de sujet impossible : quel est-il ? Il est justement ce vertige et donc inassignable à une seule individuation et encore moins à une assignation qui l’objectiverait. Ville, rue, je, temps, blanc, etc. : « ce n’est pas moi / mais un rythme ». Le livre s’écrit et se lit dans un dessaisissement : « tu te laisses porter par ces pentes en toi ». Le sujet est alors ce néologisme qui n’a rien d’un jeu de mots puisque c’est une expérience que ce poème continué du vertige trouve comme à son acmé : « villisible » où toutes les catégories se défont pour ne plus laisser faire que le glissement d’un av’îlissement – ce travail d’un continent qui tient les îles sous la mer, les îles comme des « chambres à l’âme maritime » que sont ces poèmes du continu du rêve d’un « nu-temps » de l’écriture égarée. C’st toute la force de ce livre : son échappée non dans un après-dire mais dans un avant-dire un peu comme le rêve tient sa force non de son interprétation mais de son irruption qui ne cesse de continuer. Marlena Braester avec ce livre a trouvé le don du poème : une lucarne sur la/le villisible… Oui, tout au long de ce livre, je n’ai cessé de lire la marée montante du poème-Reverdy et l’invention de l’amour du poème-Luca. Mais il faut une puissance d’effacement rare pour qu’aujourd’hui puisse s’entendre autre chose qu’une répétition : un rythme plein de rythmes, de sujets, de villes, de mondes, d’îles « dans le miel noir du rêve ».

samedi 30 janvier 2010

Sylvie Germain : « le souffle immense du langage »


« Certains poètes ont l’ouïe si fine qu’ils perçoivent des voix inaudibles à tout autre, des souffles infimes flottant au loin « dans les fleuves au nord du futur », et ils halent ces voix avec un soin extrême jusqu’aux rives escarpées du langage » (LP, 38[1]).


Il y aurait plusieurs façons de penser la voix en lisant Sylvie Germain. Au premier abord, son lecteur rencontre le motif assez régulièrement, et en cela il est mis en demeure d’en faire pour le moins un élément décisif si ce n’est porteur de la dynamique narrative.Ensuite, le rendu attentif à la voix est obligé de concevoir à la fois sa forte unité d’ensemble et sa pluralité constante : il y a bien une voix « Sylvie Germain » et elle est pleine de voix – au pluriel. Du cri au silence, la voix est une relation qui fait « le souffle immense du langage » (TM, 151) des romans de Sylvie Germain. Il s’agit donc d’écouter ensemble ce récit de voix et cette voix récitative pour que ce « souffle immense du langage » s’entende au plus près, en son cœur même.

À l’orée de l’œuvre, l’ouverture des six « Nuits » du Livre des Nuits met en réciprocité d’action « la nuit » et « le cri ». Plus précisément, dès lors qu’une parole rapportée comme transcription d’une voix donnée a lancé la narration, les reprises anaphoriques engagent une deixis qui va alors porter constamment cette narration : « cette nuit […] et ce cri » montre à l’envi que c’est la voix qui porte le récit, et non l’inverse, que c’est l’injonction de dire qui entraîne, plus que la nécessité d’un dit. C’est donc l’œuvre dans son ensemble qu’il faudrait d’emblée considérer comme l’écho d’une voix à d’autres voix, comme voix s’enflant de voix : « Car ce cri, […] s’en venait du fond du temps, écho toujours resurgissant, toujours en route et en éclat, d’un cri multiple, inassignable » (LN, 11). Je lis dans ce passage à l’incipit de l’œuvre de Sylvie Germain la forme précise du souffle qui porte l’œuvre emportant tout le langage et le tout du langage. Telle une fable de l’écriture par et dans la voix de voix où les « bouches de nuit et de cri confondus » font alors entendre cette « nuit hors-temps qui présida au surgissement du monde » et ce « cri d’inouï silence qui ouvrit l’histoire du monde comme un grand livre de chair feuilleté par le vent et le feu » (LN, 12). Pour autant aucune préméditation n’est à percevoir dans ce lancement de l’œuvre, pas plus que l’excipit, ce chant étrange au titre tautologique, « Nuit nuit la nuit », dont l’intensité nocturne est d’autant plus lumineuse, ne permet de boucler un quelconque projet puisque « le livre ne se referm[e] pas pour s’achever, se taire » : « Le dernier mot n’existe pas. Il n’y a pas de dernier nom, de dernier cri ». En effet, « Le livre se retournait. Il allait s’effeuiller à rebours, se désoeuvrer, et puis recommencer. Avec d’autres vocables, de nouveaux visages » (LN, 337).

Cette écriture s’opposerait alors radicalement à ce qu’un Richard Millet engage littérairement quand, avec un « nous » qui « ne possède pas de destinataire en dehors de lui-même, puisque l’expérience à laquelle il renvoie est à la fois unique et sans postérité », il nous met dans cette situation redoutable « où l’on croit avoir affaire à une voix, à une parole conteuse, au testament de tous les habitants de Siom », alors que « le ‘nous’ serait plutôt une façon de dire l’existence d’une collectivité sans testament » (Daunais, 2007). Et Isabelle Daunais en conclut très justement que « ce que nous croyons entendre est en réalité sans voix » (ibid.). Aussi, l’œuvre de Sylvie Germain a contrario ferait entendre de la voix comme puissance de vie emportant chaque mort dans une choralité infinie, toujours altérée et renouvelée par « d’autres vocables, de nouveaux visages » (ibid.). Cet appel et cet envisagement portent ses livres à hauteur d’épopées de voix qui ne cessent de s’engendrer les unes dans et par les autres. J’y vois un refus fort des apocalypses littéraires inspirées, si ce n’est nourries, par le programme heideggerien d’un « être-pour-la-mort ». Programme qui n’attribue pas seulement à la mort « une fonction primordiale[2] » mais en fait « un national-essentialisme » (Meschonnic, 2007) et un réalisme langagier qui tuent les voix, que ce soit en « aboli[ssant] toutes les voix autour de lui » – ce qui n’en produit pas pour autant du « silence », comme dit Isabelle Daunais mais bien plus souvent du bruit, un assourdissement intolérable –, ou que ce soit en les assignant toutes à une voix de son maître – « la Langue » ou autre forme d’originisme essentialisée. Contre ce bruit, contre ces « mille bruits » (LN, 334), l’écriture de Sylvie Germain invente un répons des plus beau :

« Et voilà le vieux Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup qui se met à appeler sa grand-mère en pleurant.

« Vitalie ! Vitalie !... »

murmure-t-il, comme si seul le plus ancien nom avait résisté à l’oubli, à l’enfouissement.

Mais le nom est là, tout proche, tout chaud, qui répond :

« Je suis là. Dors. Dors maintenant… »

et le nom étend sur lui son ombre blonde, le recouvre » (LN, 336).

On l’a compris, le nom, les noms comme la voix, autant de voix, voilà ce qui ne cesse de s’entendre, de se répondre, de résonner dans les romans de voix de Sylvie Germain. D’autant que ce nom, « Vitalie », est la profération de la vie par tous ses bouts, par toutes ses rimes… Ce nom est une voix vive : plus qu’un substantif, c’est un appel.

Fables

Les romans de Sylvie Germain écrivent souvent des fables de la voix. Ces fables racontent des histoires de voix qu’on croirait venues du temps où les animaux parlaient… Celle de Melchior dans L’Enfant Méduse est d’abord contée à la « petite Lucie » par son père qui « assure que ce crapaud a près de quarante ans » et dont « la voix résonne, monocorde et très grave, dans le crépuscule » :

Melchior dort pendant l’hiver, il s’enfouit sous la terre ou au creux d’une souche. Il dort avec la terre. Il se réveille avec le soleil, aux beaux jours il revient et alors il se tient tranquillement dans l’herbe nouvelle, il regarde le monde avec ses gros yeux d’or, et il voit, il entend des choses que ni toi ni moi ne sommes capables de percevoir (EM, 31).

Mais le conte pour enfants se transforme aussitôt en une fable de vie dont l’énigme va nourrir tout le roman. Non seulement le conte confirme sa dimension étiologique, mais il devient l’allégorie de tout ce qui va porter le roman. Aussi faut-il d’emblée préciser que si fable de la voix il y a dans les romans de Sylvie Germain, il s’agit de fables qui donnent corps à la voix dans les deux sens du terme, puisque l’inversion d’un devenir-animal en devenir-homme par et dans la voix y montre l’énigme de la voix fabuleuse dans sa réversibilité même, dans sa force métamorphique :

Hyacinthe se souvenait très bien du jour où Melchior avait établi sa demeure derrière la maison. Cela était arrivé très peu de temps après la mort de son père. Un soir la voix s’était levée, sombre et sourde comme un glas égrenant des pleurs et des regrets. Le crapaud psalmodiait une obscure prière, pétrie de boue, de nuit et de chagrin. Était-ce la voix du défunt […].

C’est que le cœur des hommes est sujet aux métamorphoses, aux migrations, à l’exil. Il s’attarde longtemps dans les lieux qu’il a aimés, bien après que le corps qui le porta, qui le forma, se fut dissous dans la terre. Le cœur des morts est un mendiant qui erre en quête d’une mémoire où s’établir. Et tout autant le cœur des vivants, – qui deviennent des survivants sitôt le premier deuil franchi, est un vagabond qui chemine à rebours en appelant les disparus. Melchior se situait à la croisée de ces deux trajets de mémoire. (EM, 31-32)

Ce long passage allégorique attire tout de suite l’attention sur ce que la voix fait à l’écriture, puisqu’on ne peut alors la réduire à un simple motif narratif. La voix y est en tant que telle le rappel de ce que fait l’écriture comme voix mais toujours dans et par l’attention empirique à son fonctionnement,. En l’occurrence, la remémoration du père (« se souvenait très bien ») y précède son ressassement d’abord interrogatif puis explicatif : « Le crapaud psalmodiait une obscure prière, pétrie de boue, de nuit et de chagrin ». La référence aux psaumes (« psalmodait ») montre que le récitatif de l’écriture est certainement sa visée première : ici elle est prosodiquement soulignée par les alliages consonantiques reposant sur la reprise du /R/ (en gras[3]) qui font système avec les enchaînements consonantiques adjacents (en italiques). Et cette « couleur et sonorité du bronze », cette basse continue qui fait que c’est le récitatif qui porte le récit, si elle prend explicitement les valeurs d’une métaphorisation, n’en est pas moins démétaphorisée par la matérialité discursive qui demande de concevoir un sujet dans et par le langage, une subjectivation langagière radicale : cette voix qui « s’était levée », c’est bien celle qui porte la lecture, qui la met au régime du « glas égrenant des pleurs et des regrets ». Cet égrènement fait une rhétorique de la reprise expansive dans l’explication (« C’est que »). Le ternaire y organise le mouvement de la parole : « quand le deuil… quand la détresse.. quand le froid » Ce dernier motif à valeur forte (« froid ») relance le ternaire (« s’en empare, se creuse et s’alourdit d’un vide profond ») sur la basse continue du récitatif consonantique avec ses rhizomes infinis dans la matière langagière. Et cela toujours produit du sujet ; ce que Sylvie Germain appelle « les personnages » (LP), ici « Melchior ». Mais nous savons depuis Flaubert que c’est elle, c’est nous, c’est le sujet du poème, c’est-à-dire que c’est ce qui advient dans et par l’écriture, l’écriture des voix. Que la rime de « Melchior » à « mémoire » soit approximative mais peut-être d’autant plus juste, du moins qu’elle soit dérivative d’« ior » en « oir », comme si un glissement (phonologique et typographique) était nécessaire dans la reprise. C’est aussi ce que confirme le mouvement de la sonorité générale dans la dernière phrase, tenue non seulement par la consonne d’attaque, mais également par la consonne de base du récitatif d’ensemble : « Melchior se situait à la croisée de ces deux trajets de mémoire ».

Rêves

La voix est-elle pour autant essentialisée dans les romans de Sylvie Germain ? Étant toujours différentielle, elle demande d’écouter sa spécificité et de montrer cette spécificité. À la « voix impérieuse » de sa mère, « voix de l’ordre et des ordres », répond « la voix des rêveries, du doux désordre imaginaire » qu’offre celle de son père à Lucie : une « voix si proche du silence, retenue par le doute, la crainte, assourdie surtout par la peine d’avoir été si peu et si mal entendue au temps ancien où il parlait d’amour » (EM, 39). La voix non solipsiste y est toujours « dans l’espoir d’un dialogue » (EM, 58). Mais il est vrai que ce dialogisme est d’abord celui qui justement constitue la voix des fables, « l’étonnante réalité des fables, puisque les vivants, au détour de leurs jours sur la terre, leur donnent chair, visages et voix » (EM, 69). C’est ce don, cette opération que réalise l’écriture inspirée de la voix dans sa matérialité : « visages et voix » constituent les deux modalités qui ensemble inventent le vivant dans et par le langage comme corps et le corps comme langage, comme voix constituant visage et visage faisant voix. Il y a alors à considérer une telle opération comme une inspiration double que signale ce passage logiquement contradictoire, « le songe suscité par la fable, – et cependant c’est le songe qui engendre la fable » (EM, 70), à condition de considérer cet engendrement réciproque comme la visée du fonctionnement dont le principe serait donné par le passage suivant :

Elle écoute le chant rauque, syncopé, de Melchior, ce doux génie du lieu qui veille sur la nuit, sur la mémoire, sur la paix de la terre. Elle accueille le chant de Melchior dans son enfance, dans sa propre mémoire à venir. Elle recueille une voix sur la terre, humble et grave, qui chante d’âge en âge et qui lie les vivants à leur terre, à leurs parents, et par-delà encore à leurs ancêtres disparus, à leur insu. Elle ne soupçonne pas, la petite Lucie, que cette voix un jour va se taire, que viendra un hiver au terme duquel Melchior ne se réveillera pas, que viendra une nuit de printemps muette et vide. Elle ne soupçonne pas la peine qu’elle en ressentira : une peine d’enfant, aussi furtive que profonde. Elle ne sait pas non plus que cette voix qui aura retenti si souvent dans ses soirées d’enfance résonnera plus tard, […]. Comme le coassement têtu d’un vieux crapaud. (EM, 70)

C’est par une telle « remémoration organique », en empruntant au concept de Péguy (1961, 286), que l’écriture de Sylvie Germain est travaillée. Non seulement ses personnages sont pris dans cette « œuvre clandestine » mais c’est toute son écriture qui l’est également. En « petite Lucie », le sujet de l’écriture est ici emporté par l’écoute, l’accueil, le recueil du chant et de la voix, du chant dans la voix, de la voix par le chant. Mais la fable de la voix est un songe, une fulgurance et une résonance, qui ne peut agir qu’à l’insu et dans les intermittences de l’écoute, de l’accueil et du recueillement. C’est que si la voix fait du sujet, la voix est toujours comme la liberté d’une vie humaine : fragile au plus haut point. « Lucie se tait. L’ogre lui a volé sa voix, il a mis sous verrou les mots de l’impossible aveu qui la tourmente tant » (EM, 102). Et jusque dans l’atroce, le continu du corps et du langage est à l’œuvre : « Seule Lucie connaissait la tanière de la Bête, et son nom, son visage. Elle connaissait même sa voix, et le bleu de ses yeux, et l’odeur et le poids de son corps. Elle était son otage. Elle était aussi sa sœur » (EM, 144). L’adverbe « même » fait de la voix le noyau de connaissance qui entraîne ensuite dans la chaîne des « et » une trilogie d’organicité en renversant ce qui bibliquement transforme la connaissance en son contraire. En effet, l’amour libre devient ici une prise d’otage et le rapport s’y avère consanguin et donc anthropologiquement insupportable, ce que l’adverbe « aussi » vient comme forclore. Alors la fable de la voix se poursuit comme renversement, où la voix-otage dans et par le travail du « rêver-vrai » va accéder à sa libération. Ce long travail est porté par une voix : « et c’est ainsi que la voix heurtée du grand Marcou est remontée à la surface de ses pensées, disloquées par les séances du rêver-vrai » (167). Il ne s’agit pas pour autant d’une annonciation ou d’une quelconque vision dont le mystère s’éclaircirait aussi vite qu’une leçon religieuse met les voix au registre des lois ou des leçons. La fable de la voix est d’une organicité très profonde :

Mais son attention était souvent déviée, son imagination venait faire écran entre elle-même et son reflet et la détournait de son projet, sans qu’elle en prît conscience. Elle confondait sa vie avec des personnages de contes, qu’elle avait lus, elle se paraît de courage et de gloire volés à des héros découverts dans des livres d’histoire, elle pétrissait ses idées fixes dans la glaise de scènes bibliques racontées au catéchisme. (EM, 199)

Cette confusion tel un pétrissage dans la matière conteuse, « la glaise de scènes bibliques », montrerait à l’envi qu’« il n’y a désormais plus la moindre frontière entre la réalité et l’imaginaire » (EM, 202). Ce que l’expérience de la langue étrangère fait à Hyacinthe : « La voix du dehors, la voix des lointains. La voix des vivants invisibles, inoffensive donc » (EM, 228). Ces « vivants invisibles » que l’étrangèreté de la voix fait dans et par l’écriture, c’est très précisément ce que cherche à n’en pas douter toute l’écriture de Sylvie Germain qui par le trouble de Hyacinthe n’hésite pas à évoquer Virginia Woolf et son « long et mélodieux récitatif » dans Les Vagues (EM, 230). Ce qui est l’occasion, dans un de ces moments pensifs du roman comme on en rencontre souvent, de pointer la « source profonde de ces textes » (EM, 231) : « Les mots de ces textes, marqués par le secret, par la pudeur, étaient voués au chuchotement. Confidences intérieures » (EM, 232). Ce qui est repris un peu plus loin parce que ce travail du chuchotement est le fil ténu de la voix pensive qui ne cesse d’affleurer comme tout le récit tient par ce fleuve souterrain montrant par intermittence des résurgences merveilleuses : « Échos qui parfois s’insinuaient dans les profondeurs de ses rêves, s’y attardaient longuement, faisant se lever en lui d’admirables murmures, des songes bruissants de mots soyeux » (EM, 245). Le « roman de la voix » (Jean-Pierre Martin, 1998) dans l’écriture de Sylvie Germain c’est, écriture et lecture emmêlées, cet enchaînement d’insinuations sourdes, d’attardements longs et de levées de murmures songeurs et bruissants. Il invente des passages de voix assez étonnants d’un régime narratif à l’autre. Aussi leur valeur respective plus que narrative est-elle rythmique : le rythme d’un sujet du poème vient s’y pluraliser et donc défaire toute voix autoritaire de narrateur. Aussi je n’hésiterais pas à situer Sylvie Germain dans une généalogie où Bernanos a œuvré avec force (Serge Martin, 2009). Ce qui devrait permettre enfin à la critique de sortir les « romans de la voix », ou romans de voix, de la seule généalogie autoritaire et paradoxalement peut-être tueuse de voix. Cette généalogie trop souvent revendiquée fait disparaître l’écoute au profit de ce que Jérôme Roger appelle « la notion unitaire et régissante de voix de l’écrivain propriétaire de son style » (1997, 127). Le roman de voix de Sylvie Germain ne peut se lire dans une généalogie qui toujours renvoie à Céline (voir Jean-Pierre Martin, 1997) …

Résonances

Car la vie ne tient qu’à la voix, à la pluralité des voix, à la fragilité de chacune. Plus précisément la fable de la voix est la fable de l’écriture qui est la fable de la vie. Et c’est tout Tobie des marais : une fable pensive avec et par la voix des dix « contes » qui s’enchaînent, s’emmêlent et se continuent, les dix sections du livre, pour « se transformer en mélodieuse incantation, de la même manière que les prières du shabbat ou que les clameurs des oiseaux au début du printemps, que la rumeur des eaux en période de crue » (TM, 98). Ce livre est la pensée en actes du continu du cosmique et de l’historique : « Une voix montée des profondeurs de la terre, de la glaise, du temps, – un fond sonore, obscur, sur lequel Tobie devait greffer des mots de sa langue pour inventer un peu de sens, ne pas se laisser engourdir par cette lente coulée de sons » (TM, 98). Il devient alors le livre des lectures de voix, des voix des lectures : « tout ou presque échappait à Tobie, mais il n’en ressentait pas moins un confus plaisir, c’était puissant et chaud comme une pluie d’été » (TM, 100). La confusion y est le mode du continu et la comparaison la tenue de ce continu du langage et du cosmique, du « puissant » et de la « pluie » par ce « plaisir » des voix confuses, des voix qui emportent dans leur récitatif. L’évocation du poète expressionniste allemand Gottfried Benn n’est pas anodine d’autant que sa lecture se fait pour Tobie « de l’ordre de la manducation » (TM, 101). Un tel mode de lecture est certainement une forme d’écoute du rythme de la parole ainsi que Marcel Jousse (1974 et 1975), « l’inventeur d’une anthropologie du rythme », a su le montrer. Toutefois la remarque suivante que Meschonnic a faite permet d’historiciser une telle manducation-écoute : « Même quand il est une nature, le rythme est une histoire[4] ». Aussi me contenterai-je d’un seul motif où c’est bien l’historicité qui l’emporte. Quand la grand-mère de Tobie, Déborah, prise par « l’ange de la mort » laisse son petit-fils dans « le silence assourdissant » dont le poème de Supervielle suggère qu’il sépare les morts des vivants (TM, 121), c’est par deux fois qu’une aigrette vient annoncer d’abord cette mort puis la renaissance du petit-fils : « Tobie se souvient de l’aigrette qui s’était envolée de la berge du Mignon, presque dix ans auparavant, cet après-midi où Déborah avait jeté un galet dans l’eau quelques jours avant de mourir » (TM, 152). Et c’est, dans le vol de l’oiseau, le sourire de sa grand-mère qui devient le sourire de la vie, de la rencontre avec le compagnon, Raphaël : « C’est d’une clairière de son enfance que s’en revient l’aigrette blanche, et sa danse est un rappel du sourire de Déborah » (ibid.). Il y a d’abord ce passage d’une forme naturelle, l’oiseau volant, à une forme corporelle spécifiant l’humain, le sourire, qui est une forme relationnelle et donc fondatrice d’une relation historique, c’est-à-dire inventant du sujet, du sujet-relation[5] : passage de l’aigrette à Déborah puis de celle-ci à Tobie. Il y a également la transmission de ce « nom oublié » : « Medjele » dont la spécificité est qu’« il ignore toujours de qui il s’agit » (TM, 152), donc le passage d’un inconnu de la relation, augmentant d’autant sa force d’inconnu. Et enfin, il y a ce passage de « la beauté » de « l’oiseau » qui « tournoie », qui « toujours passe à l’improviste, fulgure et puis s’en va. La beauté est erratique, imprévisible, farouche, comme les oiseaux, ces messagers » (TM, 153). Le passage de sujet, le sujet-relation, va se poursuivre avec Raphaël accompagnant Tobie et, bien plus tard, « le temps d’un battement de paupières » aura disparu (TM, 263), le laissant « sans voix » (TM, 262) – ce qui ne signifie pas une disparition de la voix mais au contraire pointe la force-valeur de la voix pour le sujet-relation. Aussi cette « voix », ce sujet-relation, le roman nous montrera in fine comment elle va se poursuivre dans une métamorphose étonnante : le rire.

Et son rire s’envole dans la nuit sur un air de valse étincelante, il tourne au ras du ciel pour demander à Dieu si les choses, vraiment, ont le droit d’être comme cela. Et les hélianthes plantés sur la tombe de Déborah dispersent leurs pétales comme autant de points d’interrogation dans le vent nocturne (TM, 265).

Ce passage de sujet semble s’achever ou plutôt prolonger ses échos dans un ballet cosmique. Cependant, il faudrait plus certainement y entendre une extension du domaine de la voix et donc du sujet-relation à tous les éléments : dispersion comme envol, comme activité vocale généralisée. La voix qui résonne de partout est, dans l’œuvre de Sylvie Germain, portée par « les personnages » comme autant de moments pluralisant un tel sujet-relation. Elle fait l’activité à la fois pleinement organique et souterrainement éthique de « ce cinquième élément » qu’évoque ce passage réflexif du récitatif romanesque de Sylvie Germain au cœur de Tobie des marais :

Chaque élément recèle des gouffres, des houles, des tumultes de beauté, et ce cinquième élément, immatériel, qu’est le langage, contient les plus hautes promesses, les plus folles prouesses de beauté, - des affres de beauté. Il est arrivé à Tobie de sentir le souffle immense du langage lui frôler le cœur, le lui faire chavirer, ou du moins tressaillir au bord extrême d’un à-pic, entre extase et désastre. Il suffit parfois de quelques vers d’un poème, d’une phrase de prose, pour arrêter le temps, exhausser un instant hors du flux continu et le mettre en suspens, soleil-pause diffusant un silence tout en frémissements, ondoiements d’aube et tintements à travers la sombre partition du temps. (TM, 151)

Ce passage est à rapprocher de la poétique d’un Péguy dans Clio et de sa « sonorité générale[6] » et plus certainement d’une poétique de la Bible comme épopée de voix[7], toujours « entre extase et désastre ».

Je n’aurais bien évidemment pas répondu à la question qu’on ne manque pas de se poser, que le roman lui-même porte en son cœur comme tout roman de Sylvie Germain. Ainsi dans Nuit-d’Ambre : « Alors d’où venait-elle donc cette voix qui fêla le silence de cette nuit étrangère, de quelle bouche ? » (NA, 418) Mais la question est plus que la demande d’une réponse et donc autre chose que la quête d’une origine. La question fait bien plus la requête de relancer un fonctionnement : « Car il vint une voix ; un chant plus frêle qu’un soupir d’enfant dans son sommeil » (NA, 418). C’est que la laissant à son lecteur pour que ce dernier la porte dans sa vie, elle est un appel à la réénonciation, un appel à la vie, à la voix : « Voix de mélopée incantant très doucement les absents » (NA, 367). Voix comme celle d’Ulyssea, cette « merveilleuse conteuse » qui « semblait connaître des histoires à l’infini, récoltées un peu partout au gré de ses voyages, ou peut-être volées à des dormeurs rêvant à voix haute dans leurs chambres » (NA, 231). Voix comme celle(s) qui porte(nt) l’écriture de Sylvie Germain.

Serge Martin,

Université de Caen Basse-Normandie

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages de Sylvie Germain avec indication des abréviations utilisées :

LN : Le Livre des Nuits, Paris, Gallimard, 1985 (Folio, 1987).

NA : Nuit-d’Ambre, Paris, Gallimard, 1987 (Folio, 1989).

EM : L’Enfant Méduse, Paris, Gallimard, 1991 (Folio, 1993).

TM : Tobie des marais, Paris, Gallimard, 1998 (Folio, 2000).

LP : Les Personnages, Paris, Gallimard, « L’un et l’autre », 2004.

Autres références bibliographiques :

Agamben Giorgio, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot, 1998

Daunais Isabelle, « La voix et le personnage : La Gloire des Pythre de Richard Millet » dans Revue des Sciences Humaines n° 288 (« Les espaces de la voix »), Lille, Université Charles de Gaulle Lille III, 2007, p. 67-78.

Martin Jean-Pierre, La Bande sonore, Essai sur le roman de la voix, Paris, Minuit, 1998.

Martin Serge, Langage et relation. Poétique de l’amour, Paris, L’Harmattan, « Anthropologie du monde occidental », 2005.

- « La prose pleine de proses de Bernanos ou l’invention d’une voix-relation » dans Questions de style (« Vous avez dit prose »), Caen, Université de Caen Basse-Normandie, 2009. Disponible à cette adresse :

http://www.unicaen.fr/services/puc/revues/thl/questionsdestyle/print.php?dossier=dossier6&file=08martin.xml

Meschonnic Henri, Critique du rythme, Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982.

- Politique du rythme. Politique du sujet, Lagrasse, Verdier, 1995.

- Heidegger ou le national-essentialisme, Paris, Laurence Teper, 2007.

Péguy Charles, éd. de Marcel Péguy, Clio, Dialogue de l’Histoire et de l’âme païenne, dans Œuvres en prose 1909-1914, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1961

Roger Jérôme, « Une voix sans nombre : Henri Michaux aujourd’hui » dans La Licorne, n° 41 (« Penser la voix »), Poitiers, Université de Poitiers,1997.

Villeneuve Johanne, « L’enchantement ou ce que l’image doit à la voix. D’après le témoignage de Philipp Müller » dans Revue des Sciences Humaines n° 288 (« Les espaces de la voix »), Lille, Université Charles de Gaulle Lille III, 2007, p. 32-43.



[1] Les citations des ouvrages de Sylvie Germain renvoient aux abréviations indiquées en bibliographie suivis de l’indication de page.

[2] Comme dit Johanne Villeneuve (2007) qui, s’il veut lui préférer « la primauté de la ‘vie’ », ne s’y « oppose pas de manière radicale » : et en effet, il tend à essentialiser « les forces enfouies de l’oralité première » quand il faudrait préférer tout simplement montrer une oralité en actes qui fait surgir, là où cela semble impossible, un sujet en actes, en actes de paroles mêmes silencieuses et alors, oui, Agamben a bien tort, comme le fait remarquer Villeneuve, de parler de « l’affreux message que les survivants adressent depuis le camp à la terre des hommes » (Agamben, 1998, 87). Et j’aime que Sylvie Germain lisant un poème de Paul Celan parle du « sens » qui « glisse et tournoie autour de l’axe volubile du poème » (LP, 41). Cette volubilité est à l’opposé du « silence » essentialisé à contre-langage auquel nous a habitué la vulgate heideggerienne française, car comme dit encore Sylvie Germain : « certains poètes ont l’ouïe si fine qu’ils perçoivent des voix inaudibles à tout autre, des souffles infimes flottant au loin ‘dans les fleuves au nord du futur’, et ils halent ces voix avec un soin extrême jusqu’aux rives escarpées du langage. Ainsi Paul Celan dont chaque poème est une épure, une incantation minérale de ‘noms imprononçables qu’il faut nommer’ » (LP, 38)

[3] Il faudrait bien évidemment les considérer au-delà du fragment phrastique puisqu’ils sont lancés par « égrenant » et « regrets » qui précèdent, et ensuite continués avec les reprises de « cœur » qui fonctionne alors comme un concentré-ouvert de « crapaud ».

[4] La citation complète d’Henri Meschonnic est la suivante : « Non plus opposer nature et culture comme les deux faces du signe anthropologique. Mais intégrer le rythme et le sens, le geste et le langage dans une même historicité. Qui est toujours une socialité. Même et précisément quand elle est individuelle, personnelle. Même quand il est une nature, le rythme est une histoire. En faire une nature contre l’histoire est une erreur que montre la théorie du langage qu’elle entraîne nécessairement. À la théorie du langage d’historiciser le corps. Partant du corps, on oublie qu’étant dans le langage, ne serait-ce que pour en parler, on est déjà dans l’histoire » (1982, 700).

[5] J’entends par sujet-relation un mouvement de la parole dans l’écriture qui construit une subjectivation dans et par la relation. Une telle relation langagière engage des passages de voix, des passages de sujets comme modes d’être, formes de vie et de langage dans la plus forte interaction. Voir sur cette notion : Serge Martin, 2005.

[6] Charles Péguy écrit : «Sonorité générale. – Quel que soit le commandement de la rime sur le vers, quel que soit le gouvernement de la force et de l’ordre et de la nature du rythme, ce commandement et ce gouvernement ne sont eux-mêmes que des éléments, des composantes élémentaires, évidemment importantes, peut-être capitales, mais nullement épuisantes, et il s’en faut, de ce qu’on peut nommer la sonorité générale de toute œuvre, non seulement de tout poème et de toute prose, de tout texte, mais aussi bien de toute œuvre plastique, de toute œuvre contée, dessinée, peinte, de toute œuvre statuaire, enfin généralement de toute œuvre. Ce n’est pas la rime seulement et le commandement de la rime, ce n’est pas le rythme et seulement et le gouvernement du rythme, c’est tout qui concourt à l’opération de l’œuvre, toute syllabe, tout atome, et le mouvement surtout, et une sorte de sonorité générale, et ce qu’il y a entre les syllabes, et ce qu’il y a entre les atomes, et ce qu’il y a dans le mouvement même. C’est cette sonorité générale qui fait la réussite profonde d’une œuvre. » (1961, 145).

[7] Henri Meschonnic écrit : « Tout sujet est épique ; parce qu’il est l’avènement de sa propre voix. L’épopée est l’avènement de la voix à elle-même. Et qui se raconte. Le sujet du poème en est l’accomplissement autant que l’allégorie. Étant cet avènement même, il est indéfiniment commençant, indéfiniment continu » (1995, 382).

mardi 26 janvier 2010

Benjamin Fondane




Les éditions du Mémorial de la Shoah-CDJC Les publications du Mémorial de la Shoah
Titre :Benjamin Fondane - Roumanie, Paris, Auschwitz - 1898-1944 (catalogue d'exposition)
Auteur :Collectif
Editeur :MEMORIAL DE LA SHOAH
Prix :35,00 €
Livraison sous 8 jours.
Résumé :
Ecrivain Juif né en Roumanie, Benjamin Fondane, déjà reconnu dans son pays, s'établit à Paris à l'âge de 25 ans. Poète, penseur, dramaturge et cinéaste, résolument « moderne » et attentif à l'avant-garde, il se tient néanmoins à distance des écoles et des doctrines, des mouvements politiques et littéraires et cherche sa voie propre, sa réponse personnelle aux questions intemporelles comme à celles posées par son époque. Durant les années 1930 et 1940, Fondane dialogue avec les personnalités marquantes de son temps : Artaud, Bachelard, Camus, Cioran, pour n'en citer que quelques-uns. Déterminante est la rencontre avec le philosophe existentiel Léon Chestov dont il devient le disciple. Parmi ses amis artistes, Brancusi, Brauner, Man Ray nous ont laissé de lui des portraits étonnants.
Arrêté le 7 mars 1944, il est incarcéré à Drancy. Sa femme réussit à obtenir sa libération, mais il refuse d'abandonner sa soeur Line, arrêtée en même temps que lui. Déporté vers Auschwitz, il est assassiné dans une chambre à gaz le 2 ou 3 octobre 1944.
Paru le : 13/10/2009
ISBN / EAN13 : 9782916966595
Nombre de pages : 127
Support : Livre
Dimension / Poids : 30 x 21 / 0,69 Kg


Plus que quelques jours pour visiter l'exposition mais le catalogue lui sera toujours disponible...

vendredi 22 janvier 2010

jeudi 21 janvier 2010

le noir pour voir


c'est le noir qui se lève
tu portes le ciel tes cris
m'emportent dans ta voix
lactée mon étoile ta clarté
m'aveugle comme ta main

elle garde le noir pour voir
dans le creux de nos rêves
c'est le noir qui se lève
et ta lumière prend ma main
ton étoile file me soulève

mardi 19 janvier 2010

Le poème engage la relation contre la célébration avec Henri Meschonnic


Ci-dessous ma communication faite au colloque « Relation du poème à son temps : interrogations contemporaines », Université de Haïfa (Israël), faculté des Lettres, département de langue et littérature françaises, Groupe de recherches sur la poésie et la poétique contemporaines, 11-12-13 janvier 2010. La photo ci-dessus a été prise sur la plage d'Haïfa en 2008.


La relation du poème à son temps pose au moins deux problèmes: qu’entend-on par poème et par temps du poème d’une part et d’autre part qu’entend-on par relation ? Aussi faut-il préciser tout de suite que si les problèmes s’enchaînent, l’habitude est souvent prise de régler le premier en réduisant le second à l’évidence : la relation se voit déshistoricisée parce que portée par ses termes et non l’inverse ; les termes étant naturellement essentialisés ou sacralisés si ce n’est banalisés ou fonctionnalisés. Bref, le poème est rendu à la poésie et le temps à la philosophie qui ensuite s’échangent les termes pour éliminer les problèmes. Or, il s’agit ici de les maintenir pour penser autant d’historicités que de poèmes, autant de sujets devenant sujets que de relations des poèmes à leurs temps, chaque fois invention d’une temporalité que seul le poème peut engager comme subjectivation dans et par une relation de devenir-sujet à devenir-sujet[i].

1. et le présent… de monde en monde

Le temps du poème, c’est d’abord l’invention d’un présent contre tous les présents qui s’imposent ou se posent comme tels : qu’ils soient présents d’énonciations ou d’énoncés, présents des actualités ou des commémorations, présents des collectifs ou des cultures, présents des manières ou des rhétoriques, présents de la présence ou de l’absence, présents de l’être ou de l’avoir comme on dit être de son temps ou avoir son temps…

Le temps du poème, c’est son inconnu même : par exemple, quand on peut lire ceci à la dernière page du dernier livre[ii] publié par Henri Meschonnic juste avant qu’il nous laisse sa vie le 8 avril 2009 :

et le présent

le présent de tous les présents

un cri

qui immobilise le temps

on l’entend

de monde en monde

C’est d’abord une relance ou si l’on préfère une reprise avec le « et » lançant biblique, ce « et » plein d’oralité, qui porte tout le livre qui le précède pour entraîner le continu de son écrire dans son lire, et surtout pour continuer la vie de « ce présent » : reprise par la définition qui n’arrête pas comme le ferait la philosophie puisque la définition tient ici par la valeur, « le présent de tous les présents » comme on dirait « le poème de tous les poèmes » ou « la vie de toutes les vies » ad libitum… Refrain lançant d’un passage du présent par le présent du poème qui exige de l’écouter, ce présent, au plus près du langage qu’invente le poème dans cette reprise, « un cri / qui immobilise le temps », quinte stridente de la voyelle, jusqu’au hiatus annoncé par la consonne répétée /k/. A ce moment de ma lecture, je ne peux que faire référence à « La rime et la vie », ce texte qui fait le cœur du livre éponyme d’Henri Meschonnic. Texte qui venait préfacer les traductions de Marina Tsvetaïeva par Eve Mailleret. Ce texte construit ce qu’on peut appeler un universel poétique qui me semble constituer une première tenue du double problème qu’ouvre ce colloque : « La rime sait d’avance. Elle est dans les mots cette relation qui sait d’eux avant eux non pas ce que vous voulez qu’ils disent, mais ce qu’ils disent de vous. Ce qu’ils montrent de vous »[iii].

Et si je suis les développements de Meschonnic en partant de sa remarque sur la « poétique du cri » de Tsvetaïeva où « la rime est un cri parce qu’elle crie une vérité » finissant par « devenir non plus une matière seulement, mais sujet du poème », c’est-à-dire « où la rime et la vie se sont rejointes en une même matière de langage », c’est bien pour entendre ce qui continue dans cette dernière page « la rime-rythme (…) comme une forme de vie », « la rime-vie » qui « fait de la vie une écoute ». Exactement ici l’écoute d’une résonance qu’il faudrait suivre partout ailleurs et ici de Tsvetaïeva à Meschonnic, du « a-a-a » que significativement ce dernier cite en exergue et commente dans un passage central à sa Politique du rythme, Politique du sujet, intitulé « Rythme, poésie, éthique, chez Marina Tsvetaïeva, de poète à poètes[iv] ». De Tsvetaïeva à Meschonnic, cette résonance continuée, c’est « inséparablement, une interrogation sur le rythme, le sujet et l’éthique du poème : ce que le poète doit au poème seul, et que le poème doit à ceux qui le lisent, si le sujet est celui qui par un autre est sujet ». Et Meschonnic ajoute : « cette interrogation, ce prolongement du poème, ces recommencements vers d’autres aventures du poème et du sujet, c’est ce que j’appelle l’allégorie de la poésie chez Marina Tsvetaïeva » qui « se ramasse » pour lui dans ce « dire un gémissement : a-a-a » où « l’impossible est aussi l’inévitable », « une relation entre récit et récitatif, qui fait le poème du sujet. Dans le a-a-a ». Et sa résonance ici dans le « an-an-an » repris en deux séries (« et le présent / le présent de tous les présents » puis « le temps / on l’entend ») comme échos d’« un cri / qui immobilise le temps ». Deux séries continués par le « on-on-on » incluant un dernier écho aux deux séries précédentes, et donc si l’on veut la relance finale de cette page et du livre voire de l’œuvre toujours en cours : « on l’entend / de monde en monde ».

Cette dernière page fait une outrance rythmique où le plus grand spectre phonologique des voyelles avec les nasales (/an/-/on/) entourant l’orale fermée antérieure (/i/) est combiné à un système consonantique qui lui fait écho (les bilabiales, /p/-/m/, s’opposant à la palatale /k/) ; elle amplifie ce défi que Tsvetaïeva engageait et que caractérisait précisément Meschonnic : s’interdire « toute autre politique que celle de la poésie même, tout autre parti que le parti de la rime – de la vie »[v].

et le présent

le présent de tous les présents

un cri

qui immobilise le temps

on l’entend

de monde en monde

Ainsi, cette dernière page défait-elle tout essentialisme spatio-temporel, et c’est un bonheur que cela passe pour le moins par une activité de langage faisant l’amour sous les mots. Elle défait surtout l’essentialisme heideggérianisant que bon nombre de poètes français ont adopté comme « habitation poétique ». Cet essentialisme rapporte le temps à l’espace, le présent à la présence comme « résidenceté » (Anwesenheit[vi]). Contre cette présence-substance, ce dire-possession, la dernière ligne de la dernière page du dernier livre de Meschonnic – et donc son titre – engage autant de rapports que de mondes, autant d’historicités, à inventer dans et par le poème comme relation infinie, relation toujours en cours : récit et récitatif mêlés pour penser « ce que Heidegger empêche de penser » avec tous ses suiveurs-répétiteurs-repreneurs : le poème, le présent du poème.

Le temps du poème, « ce n’est pas moi / ce n’est pas toi / c’est la vie / qui marche / en toi en moi » (p. 53)… Le temps du poème, « c’est la vie / qui marche », c’est le pari que la vie du poème est au plus près du temps qui fait la vie, de la vie qui fait le temps qui compte sans compter, ce temps du poème qu’aucune métrique sociale ou philosophique ne peut assujettir autrement qu’à rendre sourd au rythme, sourd à la vie. C’est pourquoi ce qui compte « c’est la vie / qui marche » dans et par le poème, par ses rimes qui nous demandent ainsi d’écouter ce qui passe sous les mots, les discours, avec le langage : « Pourquoi tout poëte, qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes, est incapable d’exprimer une idée quelconque », disait Baudelaire[vii] sachant bien qu’aucun dictionnaire, aucune stylistique et encore moins aucune maîtrise rhétorique voire politique n’assure d’un tel savoir puisqu’il est une écoute qui ne cesse de se travailler, de se refaire dans tous les sens du terme… Le temps du poème c’est donc un et de la rime infinie par le rythme et la relation contre le et de la juxtaposition heideggérienne qui accroît l’autonomisation de la pensée, sa séparation déshistoricisante et démoralisante. Il n’y a pas le poème et le présent, juxtaposition de termes ne permettant pas de penser leur relation, mais le présent du poème et le poème du présent ou alors leur absence qu’impose le premier syntagme pris dans cette mauvaise habitude de l’essentialisme résidentiel.

Jusqu’à exiger l’impossible, rimons « de monde en monde »… avec le présent du poème et le poème du présent.

2. je vis … quand on peut se taire ensemble

Un diagnostic plus précis sur l’état de la relation qui nous préoccupe ici est toutefois nécessaire. Il semble que rien n’ait changé depuis qu’Henri Meschonnic a écrit dans Célébration de la poésie : « L’état des problèmes de la poésie montre que nous sommes des sous-développés de la pensée du langage. Et ce sous-développement de la pensée est aussi un sous-développement de la société. Le fait qu’on n’en ait pas conscience le confirme et l’aggrave »[viii].

À ce jour, pas un seul poète de langue française dont les médias accueillent un tant soit peu l’œuvre et il en est plus qu’on ne croit ou ne dit, n’a posé un tel diagnostic s’agissant par exemple de l’existence depuis 2007 d’un ministère de l’immigration de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire dans le gouvernement actuel de la France avec ce qui s’en est suivi depuis lors : vague massive d’expulsions totalement aléatoires d’immigrants voire de réfugiés, « grand débat sur l’identité nationale » ouvrant la voie aux pires attitudes… J’entends bien que beaucoup de poètes en citoyens s’opposent à cette politique mais ne font-ils pas le contraire de ce qu’ils disent – et c’est redoutable quant aux poètes et aux écrivains plus généralement, bien plus que s’agissant des politiciens, des commentateurs et autres journalistes… Ce sous-développement de la société est facile à condamner quand on met la poésie, la littérature, l’art, la culture au-dessus de tous ces « monstres froids », pour parler comme De Gaulle qui empruntait à Nietzsche[ix], et qu’on ne voit pas le pire des monstres froids qui domine et même anime la poésie française : son tropisme pour la langue, sa défense de la langue. Mais ce tropisme consubstantiel à la scène littéraire française n’a pas ses meilleurs représentants chez les néo-conservateurs et autre défenseurs réactionnaires de la langue française, il s’étend comme un consensus jusque chez les vangardistes ou ultra-contemporainistes. En effet, depuis Sartre[x] – ce que Meschonnic ne cesse de rappeler[xi] parce qu’on ne fait que l’oublier, l’affirmation que « les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage » fige dans le marbre philosophique la séparation de la poésie et du « langage ordinaire », confine la poésie dans l’anti-arbitraire du signe et dans la poétisation, son seul engagement qui en fait une démobilisation généralisée et de l’auteur et du lecteur, et du poème et de la poésie… William Marx récemment voulait « en finir avec l’essence de la littérature » tout en ne cessant de nous la refaire, par les voies plus qu’empruntées de l’histoire littéraire, quand par exemple, il écrivait : « La littérature en général, personne ne sait ce que c’est, sinon peut-être qu’elle est un usage particulier du langage »[xii] : ce dernier syntagme répète mot pour mot Sartre…

Un ouvrage tout récent[xiii] dont le promoteur, Gilles Philippe dédicataire de celui de William Marx, vient comme achever aujourd’hui un tel dispositif réitérant comme à l’habitude la séparation prose/poésie instaurée par le même Sartre et devenue un pont-aux-ânes de la critique et des débats poétiques depuis lors. Je me contente de retenir ce passage qui conclut le chapitre introductif (« Une langue littéraire ? ») et qui place significativement Michel Deguy dans la voix de Richard Millet, lequel réalise pour Gilles Philippe l’apothéose de la pensée de « la langue littéraire » avec Renaud Camus[xiv] :

Cette hantise [d’une disparition du français au profit de l’anglais] justifie que, depuis 1980, le consensus réapparaisse soudain autour de l’idée que la littérature doit « faire quelque chose pour la langue » et qu’il faille un terme au conflit apparu cent ans plus tôt entre langue littéraire et langue normée : quand Michel Deguy déclare que les œuvres doivent « protéger la langue », quand Hector Bianciotti affirme qu’une des missions de la littérature est de « ralentir l’évolution de la langue »[xv], ils retrouvent étonnamment, mais dans un contexte résolument nouveau, des formules qu’on lisait à la fin du XIXe siècle.

On n’a pas assez entendu cet étonnement qui n’en fait pas un dans ce livre mais qui renforce le consensus du néo-classicisme de l’époque, ainsi que la conclusion du livre l’écrit dans un finalisme qui est là pour désespérer le premier et le dernier venus du haut d’un savoir-pouvoir responsable :

Tout se passe donc comme si, après l’expérimentation débordante, était venu le temps d’usages réglés, maîtrisés, de possibles dont on connaît désormais à la fois la disponibilité et les risques. L’histoire de la langue littéraire en France depuis Flaubert pourrait donc bien être lue comme la longue et lente configuration des pouvoirs et des responsabilités du langage à travers les imaginaires de la littérature et des discours[xvi].

Le « désormais » vaut ici son pesant de téléologie même s’il pointe la cohérence logique des discours conservateurs et expérimentateurs comme le signalait Meschonnic qui tenait les uns et les autres pour les « gardiens du dépassé » évoquant par exemple Yves Bonnefoy et Jacques Roubaud, la « grandiloquence » et la « ruse »… autant de variantes de cette « autosatisfaction » qui fait souvent le discours des académismes contemporains[xvii]. Et de la langue à la poésie, de la poésie à la langue, c’est exactement la même situation qui se renouvelle, se répète, se durcit parfois et que Meschonnic dégèle, resitue et refait ainsi :

Car il y a la poésie, et il y a les poèmes. Ce n’est pas la même chose. Certains poèmes sont écrits par la poésie. Du coup, je pose qu’ils ressemblent à des poèmes. D’autres sont écrits contre. Il y a l’amour de la poésie. De tout temps l’amour de la poésie a été la mort de la poésie[xviii].

Mais pour écouter les poèmes dans le bruit de la poésie, il y a des impostures qui rendent sourds et qui durent toujours. Une d’entre elles que pointe Meschonnic – il est encore une fois le seul à le faire dans la géopoétique française – c’est celle que répète André Velter en 1999 :

André Velter a accueilli dans Orphée Studio, Poésie d’aujourd’hui à voix haute[xix], trente poètes, à partir de lectures qui se sont tenues de 1995 à 1999.

Ce recueil annonce un « retour de la vie prodigue dans la poésie » (p. 7), après un « mutisme qui prétendait se parer des vertus du silence » (p. 7), comme si le règne du grand blanc dans la poésie française avait été l’effet des massacres de masse, « après le règne exterminateur de l’innommable » (p. 7), alors qu’il vient droit des pages du Coup de dés, comme un effet de poétisation, de culte de la poésie pris pour la poésie. Et ce prétentionnisme du blanc, cette imposture dure toujours[xx].

Cette imposture est multiple. L’« effet Celan » y participe. Meschonnic n’a cessé de montrer qu’il ne produit qu’un « après-Celan » qui est une célébration pour un effacement[xxi]. J’ai montré ailleurs[xxii] qu’il se couple maintenant avec un effet-Luca, Ghérasim Luca (1913-1994) dont la pseudo pathologie bégayante viendrait remplacer l’hermétisation de Celan, ce passage du secret au sacré, une autre forme de maladie du langage. Deux déshistoricisations qui « inscrivent le poème lui-même dans l’herméneutique », comme dit Meschonnic pour Celan, ou dans une pseudo-pragmatique de la performance vocale pour Luca, c’est-à-dire sa disparition pour les discours sur et après. Tous discours qui légifèrent et qui obligent à écrire sur, après et non avec, qui obligent le poème à servir de témoignage, de prétexte et donc de document d’un anti-arbitraire du signe : « c’est une variante de la poésie-écart-sortie du langage ordinaire », comme précise Meschonnic et par conséquent une « désubjectivation » du poème. Quand le poème fait tout contre ces désubjectivations, c’est là son plus grand rapport au temps du sujet, à cette temporalité du sujet qu’il fait venir, sentir, toucher même par l’écoute qui est son éthique :

la douleur

pour cesser ce mouvement ivre

cherche l’issue d’un cri

sous l’écoulement des visages

c’est son image

quand elle oscille dans les corps

comme une prière mûre

et l’homme est une pierre

au fond des cris

il tremble au bord d’un mot

il rend tout le silence

de son corps

Ce poème est pris à l’avant-dernier livre qui continue les tout premiers poèmes publiés[xxiii] dans un mouvement de reprise pleine de résonances puisque s’y mêlent les enfants de la guerre d’Algérie aux enfants des rafles de l’extermination nazie des juifs d’Europe. Ce poème est d’abord la recherche du propre que manifestait la déclaration inaugurale de l’œuvre poétique avec ce troisième poème de Dédicaces proverbes dont je retiens le début et la fin : « J’étais la voix des autres / […] / je passerai ma vie à ressembler à ma voix ». Et cela passe ici par cette recherche « au fond des cris » avec ce renversement que seul un poème peut réaliser puisque cette chute de l’homme comme une pierre « rend tout le silence » du corps douloureux… C’est ce continu que seul le poème trouve qui invente un impossible de la pensée en le réalisant. Plus qu’à réifier l’impossible dans l’innommable ou l’impensable comme y oblige la philosophie de l’« après-Auschwitz » ou des catastrophes rapportées à cet essentialisme effaceur des noms[xxiv], ici le poème invente l’impossible dans et par sa force. Cette force que le dernier poème du livre montre par sa transsubjectivité gnomique[xxv] :

je vis pour démentir les oracles

on sait de quoi on parle

quand on peut se taire ensemble

L’historicité de ce « de quoi on parle » est une rencontre plus qu’un contenu, c’est même un renversement du nommer (« de quoi on parle ») en un suggérer (« se taire ensemble ») comme Meschonnic ne cesse de rappeler ce test baudelairien pour savoir si le poème est un poème. L’historicité de cette rencontre, c’est une relation plus qu’une communication, c’est un silence qui fait taire les oracles et autres bruits informationnels ou herméneutiques qui eux ne peuvent connaître « de quoi on parle » quand ils se font souvent les instruments de destruction des vivants, du vivant des vivants. Le poème résiste avec sa « parole rencontre » : « je vis … ensemble » résonne avec le début du livre qui engageait ce corps-langage inouï[xxvi] : « je plonge mes bras dans le vivier / des morts ». Deux fois vie dans « vivier » ! Car seul un poème comme ceux qui nous font écouter « les cris de ces yeux / qui gouttent sur l’herbe » peut échapper à toute la poésie qui, comme toutes les autres célébrations, enterrent deux fois les morts…

Alors le poème et son cri ne sont ni inaudibles ni assignables à un hors-langage : il sont au plus près de nos vies, au plus près d’une écoute toujours possible qui seule peut continuer ce cri comme cette vie de « tout le silence » des corps, des morts, des vivants.

3. le silence entre… nous le passage

Il semble qu’il y ait une suffisance française s’agissant de la responsabilité de la poésie, de son évidente innocence si ce n’est de son impossible responsabilité dans ce qui arrive de terrible aux hommes dans ce pays et dans le monde… autrement qu’à dire qu’elle est toujours et forcément du bon côté. Si l’on passe sur les escarmouches, tout ne serait que différences de manières mais en aucun cas on ne pourrait soupçonner la poésie, tel poète de participer à autre chose qu’aux idéaux de l’humanité… Henri Meschonnic outre le diagnostic concernant le rapport étroit du sous-développement de la société et de celui de la pensée du langage quant à la poésie en France note ceci : « Alors, ainsi, la poésie serait un lieu culturel où l’intention paverait les chemins du paradis, et pas de l’enfer. Quelle aubaine ! Quelle exception aussi. Pas étonnant qu’elle attire peu de lecteurs »[xxvii].

Il y aurait donc bien une exception française incluant ce déni qui en fait justement la spécificité française car ailleurs il semble que la poésie soit plus reconnue comme une activité discursive parmi d’autres. Aussi, comme précise Meschonnic, pointant un paradoxe de la situation française où philosophie et poésie ont vu leurs eaux mêlées depuis la phénoménologie dominante : « que fait-on du devoir d’intelligibilité ? De l’intelligibilité du présent ? On laisse lâchement se faire le une-main-lave-l’autre de l’établissement » (Ibid.). et Meschonnic de noter à contre sociologisme qu’il faut par là comprendre une certaine désaffection qu’il ne s’agit pas de limiter à la notion de public mais bien d’entendre comme une faiblesse de l’appel, un refus intelligent de beaucoup de répondre à des sirènes. Certes, comme en politique, il se peut qu’une dépoétisation s’exerce comme on signale une dépolitisation mais que je sache s’inventent aussi des formes nouvelles et les formes de vie s’entendent toujours dans des formes de langage qui restent souvent dans le contemporain inaudibles pour ceux qui ne veulent ou ne savent pas entendre ce qui vit, ce qui fait relation.

La réponse quant à l’intelligibilité du présent vient toujours dans et par le poème, son risque et ses refus. Par exemple dans ce poème qui ferme Nous le passage[xxviii] :

nos yeux ne relâchent

que la fuite du visible

ils en retiennent la lumière

qui devient du temps en nous

notre temps nos yeux eux-mêmes

c’est sur nous qu’ils se referment

quand ils transforment ce que nous avons aimé

notre matière

maintenant

invisiblement

tant que toutes les choses qui sont dans la vue

n’y sont plus que des allusions

c’est pourquoi on ne peut plus

rien décrire

Ce livre dont un des premiers titres était Le silence entre nous[xxix], continue ce travail de la relation, récit et récitatif mêlés contre toutes les intentions qui déresponsabilisent le poème à bon compte. Ici, le poème invente une responsabilité décisive par une éthique du refus : un écrire contre un décrire. Le refus de parler de qui est toujours le procédé par lequel s’exerce une certaine déresponsabilisation : parler de désécrit parce qu’il décrit. Il y a à reprendre ce que Mallarmé notait dans son compte rendu du Forgeron de Banville à La Revue indépendante en 1887 :

Voilà, constatation à quoi je glisse, comment, dans notre langue, les vers ne vont que par deux ou à plusieurs, en raison de leur accord final, soit la loi mystérieuse de la Rime, qui se révèle avec la fonction de gardienne et d’empêcher qu’entre tous, un usurpe, ou ne demeure péremptoirement : en quelle pensée fabriqué celui-là ! peu m’importe, attendu que sa matière discutable aussitôt, gratuite, ne produirait de preuve à se tenir dans un équilibre momentané et double à la façon du vol, identité de deux fragments constitutifs remémorée extérieurement par une parité dans la consonance[xxx].

Si Mallarmé métaphorise l’opération de consonance que j’appellerais de résonance et que Meschonnic appelle le rythme du poème, « à la façon du vol », dans le dernier poème de Nous le passage, Meschonnic associe « la lumière » à ce « qui devient du temps en nous » dans et par le poème ou encore dans l’« équilibre momentané » de ces trois lignes qui consonnent en définition-valeur : « notre matière / maintenant / invisiblement ». S’agit-il de l’amour ? certainement ! mais ce serait immédiatement arrêter le mouvement de consonance pour une « pensée fabriquée » ou comme dit aussi Mallarmé l’usurpation péremptoire du poème par le signe, du dire par le dit, de l’écrire par le décrire. Oui, « la lumière amoureuse / et nous le ciel sur la peau / jusqu’à / jamais et un jour[xxxi] » demande de ne pas arrêter cette diffusion d’une force infinie qui défait toutes les catégories spatiales ou temporelles de l’habitude pour que le poème les refasse à l’aune d’un impossible qui est l’utopie du poème, ce « jusqu’à » qu’il réalise chaque fois dans un « accord final » qu’il faut entendre ni comme un consensus ni comme une fin mais bien toujours comme une relation en cours, un « nous sommes toujours au commencement d’apprendre[xxxii] ». Alors, chez Mallarmé, la métaphore du vol n’en est plus une puisqu’il s’agit bel et bien d’une transformation, d’un envol comme devenir maintenant. Ce que le premier poème de Nous le passage suggère avec toujours autant de force[xxxiii] :

aujourd’hui nous sommes plus jeunes que nous-mêmes

parce que nous sommes l’un l’autre

le regard avec l’instant

Ce « l’un l’autre » qui n’est pas et est « l’un et l’autre » avec toutes ses variantes relationnelles : « avec », « par », « pour », « dans », « sur », « contre », etc., invente ce que Meschonnic posait à l’orée de l’œuvre poétique comme manifeste d’une « expérience en cours » et donc comme mouvement continu à continuer continûment : « Je commence un langage qui n’a plus rien à faire de la distinction utile ailleurs entre dire et agir, qui n’a plus rien à faire de l’opposition entre l’individuel et le social, entre la parole et la langue. Comme entre dire et vivre une interaction sans privilège de l’un des termes constitue l’écriture, ainsi dans la poésie qu’on croyait personnelle se produit la poésie impersonnelle »[xxxiv].

L’engagement qu’ouvre « je passerai ma vie à ressembler à ma voix »[xxxv], n’est pas un projet solipsiste puisque la voix qui est l’utopie du poème en devient sa matière, sa matière toujours au présent : ce que j’aime appeler une matière relation, un « nous le passage », cet « intime extérieur » que je lis dans le dernier poème de ce premier livre[xxxvi] :

Je te donne lieu et temps je te donne le meilleur jour

depuis que j’ai pris sur toi la mesure de notre langage

nous savons entendre des yeux ceux qui donnent signe de livre

ceux qui donnent signe de vie nous reconnaissent.

Je te donne ce qui me sert

parler se taire ne sont naturels qu’avec toi

loin de toi je n’ai avec eux que des compromis

chez nous ils trouvent leur centre et leur gravité

ni toi ni moi ne sommes endormis.

Le poème ne confond pas « signe de livre » et « signe de vie » sinon il n’est que littérature ; aussi engage-t-il d’abord par le continu-relation qu’il est le seul à pouvoir exiger, lancer et entretenir. Cette politique du poème est un don du lieu et du temps non pour un ailleurs ou un avenir, promesses que l’intention tiendrait toujours fort bien, mais pour un ici et maintenant qui met la lecture à hauteur d’écriture et l’inverse : « le meilleur jour » est à la fois la lumière d’une connaissance irréductible à quelque dévoilement herméneutique ou apparition pragmatique mais irrésistiblement en acte de langage et de vie, et l’ordinaire du temps, des travaux et des jours, rendu à son extraordinaire, ce « légendaire chaque jour » qui titre le livre éponyme de 1979. C’est ainsi me semble-t-il que le poème, s’inventant sans cesse dans et par un je-tu, engage la voix, ce qu’il y a de plus physique et de plus indicible paradoxalement par le langage, dans une aventure, une épopée, qui n’a rien d’une conquête ou d’une affirmation autrement qu’à penser l’agonistique et l’individuation dans et par une érotique qui est un faire relation dans et par le langage, le corps-langage. Cette activité inassignable défie et défait la poésie, la littérature, la culture et plus généralement tous les programmes qui instrumentalisent le discontinu de la définition et de la valeur, du langage et de la vie réduisant la poésie à des « petites manières »[xxxvii]. Ces « petites manières » sont l’accompagnement du néo-classicisme dominant ; elles sont ce qui fait le plus de mal à la poésie puisqu’elles font toute la cérémonie de la célébration quand on a besoin, grand besoin, des fêtes de la vie.

je ne mets pas les noms du

monde comme

on s’habille en paysage

la fête entre les fêtes c’est

ce qui ne cherche même pas un

nom[xxxviii]

C’est heureux et mystérieux : avec le poème, le cri ne cesse jamais dans les silences bruyants des célébrations. Pour ne pas être endormis par leurs mensonges bruyants, ce cri, « le présent de tous les présents », « nous en connaissons / la voix »[xxxix]. Ce qui exige un « nous le passage », comme écoute du silence entre nous. Le temps du poème contre la poésie de l’époque. La relation contre la célébration. Le poème.


[i] Ce travail vient poursuivre, sans compter les livres de poèmes, d’autres essais, entre autres ce qui suit. Deux livres : Langage et relation, Anthropologie de l’amour, L’Harmattan, 2005 ; La Poésie dans les soulèvements, Avec Bernard Vargaftig, L’Harmattan, 2001. De nombreux articles parmi lesquels : « Il y a la littérature engagée et les œuvres qui engagent », colloque « Littérature de jeunesse et engagement », IUFM et Université de Strasbourg, 12-14 novembre 2009 (à paraître) ; « Henri Meschonnic et Bernard Vargaftig : le poème relation de vie après l’extermination des juifs d’Europe » dans A. Schulte Nordholt (dir.), Témoignages de l’après-Auschwitz dans la littérature juive-française d’aujourd’hui. Enfants de survivants et survivants-enfants, « Faux titre n° 327 », Amsterdam / New York : Rodopi, décembre 2008, p. 136-150 ; « Engagés, les poèmes-relations de Bernard Noël » dans F. Scotto (dir), Bernard Noël : le corps du verbe, Colloque de Cerisy, Lyon : ENS Editions, 2008, p. 69-82 ; « Avec Henri Meschonnic, la pensée, le poème comme un continu du vivre langage », dans Continuum n° 5 (« Henri Meschonnic »), avril 2008, association israélienne des écrivains de langue française, p. 63-73 ; « Déverse ta colère – déverse ! Contre « la solution finale de la question juive » et ses hoquets essentialistes : aujourd’hui défendre les vivants pour vivre leurs noms et leurs silences » dans Résonance générale n° 2, Mont-de-Laval : L’Atelier du grand tétras, mars 2008, p. 19-44 ; « Henri Meschonnic, poète libre » dans Résonance générale n° 1, été 2007, Mont-de-Laval : L’Atelier du grand tétras, p. 55-60 ; « Le poème, un retour de vie. Actualités du Kaddish » dans M. Bercot et C. Mayaux (dir.), Poésie & Liturgie XIXe-XXe siècles, coll. « Littératures de langue française », Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New-York, Oxford, Wien : Peter Lang, 2006, p. 261-276 ; « Pour une poétique de la relation » dans Gérard dessons, Serge Martin et Pascal Michon (dir.), La Pensée et le poème. Meschonnic à Cerisy, Paris : In’Press, 2005, p. 186-201 ; « Un poème du langage relation », dans Nu(e), n° 18 (« Henri Meschonnic »), Nice, 2002, p. 89-97 ; « Il y a pli & pli. Penser avec le sujet du poème », dans Europe n° 851 (supplément au n° 850, « Littérature et philosophie »), mars 2000, p. 202-212.

[ii] H. Meschonnic, De Monde en monde, Arfuyen, 2009, p. 93.

[iii] H. Meschonnic, La Rime et la vie, Verdier, 1989, p. 216. Le texte, « La rime et la vie » (p. 208-231), devait préfacer Tentative de jalousie (trad. des poèmes de M. Tsvetaïeva par E. Mailleret, La Découverte, 1986). Les citations qui suivent y renvoient.

[iv] H. Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, 1995, p. 452-463. Les citations vont dorénavant à cet extrait.

[v] H. Meschonnic, La Rime et la vie, op. cit., p. 231.

[vi] « Aus Anwesen, Anwesenheit, spricht Gegenwart » que Meschonnic traduit : « C’est à partir de la résidence, de la résidenceté, que parle le présent », dans Le Langage Heidegger, PUF, 1990, p. 253.

[vii] C. Baudelaire, Œuvres complètes, Club du meilleur livre, 1955, t. 1, p. 915 (cité par H. Meschonnic, Laz Rime et la vie, p. 214).

[viii] H. Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, 2001, p. 10.

[ix] Charles de Gaulle, Conférence de presse tenue à l’hôtel Continental, 7 avril 1954, in Œuvres complètes, Discours et Messages, t. II : Dans l’attente (1946-1958), Plon, 1970, p. 287-290. « L’État est le plus froid des monstres froids » écrivait Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra.

[x] « Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage » écrit Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, 1947, p. 18.

[xi] Par exemple, dans Célébration de la poésie, p. 25…

[xii] W. Marx, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation XVIIIe-XXe siècle, Minuit, 2005, p. 15.

[xiii] G. Philippe et J. Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Fayard, 2009.

[xiv] Ibid., p. 55.

[xv] Cités dans Richard Millet, Le Sentiment de la langue, [P.O.L., 1986], p. 213-214 [Note de G. Philippe].

[xvi] G. Philippe et J. Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, op. cit., p. 534. On retrouve encore à cette dernière page le nom de Richard Millet auquel il faudrait ajouter ceux de Pierre Michon et de Pascal Quignard qui font consensus…

[xvii] Voir Célébration de la poésie, op. cit., p. 105 et suivantes.

[xviii] Ibid., p. 86.

[xix] Orphé studio, Poésie d’aujourd’hui à voix haute, présentation et choix d’André Velter, Poésie/Gallimard, 1999. Les poètes sont classés par ordre chronologique d’intervention [note de H. Meschonnic].

[xx] Ibid., p. 134.

[xxi] H. Meschonnic, La Rime et la vie, op. cit., p. 169-174.

[xxii] S. Martin, « La relation contre la religion. Avec Paul Celan, Ghérasim Luca et Henri Meschonnic. Pour un humanisme radicalement historique » dans Faire part n° 22/23 (« Le poème Meschonnic »), mai 2008, p. 174-192.

[xxiii] H. Meschonnic a déposé ses archives (1969-2005) à l’IMEC fin 2006 : ce fut l’occasion pour lui de relire ses premiers poèmes et de les reprendre (poèmes parus dans Europe n° 393, janvier 1962 (« Poèmes d’Algérie ») ; n° 415-416, nov.-déc. 1963 (« Après nous la sagesse ») ; sept-oct. 1965 (« Le matin vient ») ; et dans La Nouvelle Critique n° 24, mai 1969, cette dernière publication portait le titre éponyme. Parole rencontre (L’Atelier du grand tétras, 2008) est issu de cette expérience. Le poème est pris à la p. 30 de ce livre. Voir Le Magazine littéraire n° 480 (1er novembre 2008): « Retour aux quais de cannelle chaude ». Entretien de Henri Meschonnic avec V. Marin La Meslée.

[xxiv] Il faut redire à ce propos l’importance d’un titre comme celui d’Henri Meschonnic : Combien de noms (L’Improviste, 1999). Le poème de la page 78 rassemble son engagement : « quand les noms les ont quittés / ils sont devenus un fleuve / et ce fleuve coule en nous / je ne sais rien faire d’autre / que d’être son mouvement / qui nous emporte / dans le bruit nous nous crions / nos / noms ».

[xxv] Ibid., p. 67.

[xxvi] Ibid., p. 11.

[xxvii] H. Meschonnic, Célébration de la poésie, op. cit., p. 136.

[xxviii] H. Meschonnic, Nous le passage, Verdier, 1990, p. 92.

[xxix] Archives IMEC, boîte « Nous le passage », dossier « manuscrits de travail ½ », liasse 1, f. 1.

[xxx] S. Mallarmé, Œuvres complètes, La Pléiade/Gallimard, 1945, p. 333.

[xxxi] H. Meschonnic, Nous le passage, op. cit., p. 12.

[xxxii] Ibid., p. 33.

[xxxiii] Ibid., p. 9.

[xxxiv] H. Meschonnic, Dédicaces proverbes, Gallimard, 1972, p. 10.

[xxxv] Ibid., p. 15.

[xxxvi] Ibid., p. 120.

[xxxvii] H. Meschonnic, Célébration de la poésie, op. cit., p. 140.

[xxxviii] H. Meschonnic, Combien de noms, op. cit., p. 41.

[xxxix] H. Meschonnic, Légendaire chaque jour, Gallimard, 1979, p. 81.