mardi 23 février 2010

La prose : une fabrique du continu ? Pour quelle conception de la voix?


(Je reviens sur un livre publié il y a dix ans mais, à ma connaissance, je n'ai pas encore vu de critique de ce livre du point de vue du rythme; le travail qui suit est extrait d'un ensemble à paraître)

Quand Chateaubriand suggérait qu’« à travers la narration, on entend[e] partout une voix qui chante et qui semble venir d’une région inconnue »[1], nous pourrions d’abord reconnaître le topos d’une scène, d’un lieu (« région ») dont proviendrait la voix, comme sujet-relation, mais notons immédiatement que cette « région inconnue » est très clairement la désignation d’une utopie, donc d’un « non-lieu » – Mallarmé s’entendrait vite autrement qu’on a l’habitude de le comprendre dans cette direction. Mais ce régionalisme remis à l’utopie, nous pourrions encore limiter cette suggestion de Chateaubriand à la proposition d’un genre littéraire nouveau : le « récit poétique » ou la « prose poétique » appelée encore « prose lyrique ». Ce à quoi a déjà répondu fortement un des meilleurs spécialistes de cet auteur, Jean Mourot[2] :

C’est aux deux moments où le vers subissait une crise qu’on s’est ingénié à rechercher son analogue dans la prose : au XVIIIe siècle et au début du XXe. Conséquence inattendue de la critique du vers au XVIIIe : on versifiait la prose. Et c’est à l’époque où des poètes (à la fin du XIXe) déguisent sous la continuité de la prose et y ramassent dans un désordre calculé, sous le nom de rythme, tous les procédés de la versification, arithmétique, syllabique, périodicité accentuelle, répétitions sonores, qu’à l’inverse des critiques s’avisent de tronçonner la prose pour y déceler, sous le même nom de rythme, les mêmes procédés.

Le même Mourot indiquait alors que « le rythme de Chateaubriand, en ce qu’il a de plus personnel, devrait être recherché dans la phrase, dans le mouvement privilégié de sa phrase caractérisé par la brièveté de l’élan et la longueur du repos »[3]. Malgré une formulation qui peut laisser apparaître un binarisme (élan vs. repos et bref vs. long) que la stylistique à laquelle se rattache Mourot ne peut qu’agréer, il faut reconnaître à Mourot ce que Meschonnic signalait[4] : « Plus que les réductions de la poésie au mètre, la stylistique du rythme est efficace parce qu’elle est dans l’empirique. L’empirique n’y est pas théorisé mais il a l’avantage d’être la vie ». Cela ne nous semble pas être le cas de l’« essai sur la prose » que Jean-Paul Goux[5] a pourtant significativement placé sous la tutelle d’une notion à laquelle on n epeut qu'être particulièrement attaché : le continu.

Le continu : image ou concept ?

Goux part d’un agacement et d’une indignation de romancier[6] à l’égard du « poète » :

Une condescendance persistante du poète à l’égard du roman peut agacer ou indigner. Tout se passe comme si, tout continue de se passer comme si, pour le poète, l’exigence littéraire était nécessairement, de droit ou par essence, du côté de la poésie. (p. 5)

Sont alors convoqués pour attester cette « condescendance du poète », Paul Valéry puis Yves Bonnefoy et Jean-Michel Maulpoix, enfin Saint-John Perse. On comprend alors que Goux oppose à « cette arrogance du poète » le meilleur aréopage de romanciers théoriciens : Milan Kundera, Nathalie Sarraute et Virginia Woolf. Mais « le poète » vient lui-même équilibrer la confrontation puisque :

Il le sait si bien qu’il lui arrive même parfois, exceptionnellement, de le reconnaître : « Tout ce qu’il y a en français d’invention, de force, de passion, d’éloquence, de rêve, de verve, de couleur, de musique spontanée, de sentiments des grands ensembles, tout ce qui répond le mieux, en un mot, à l’idée que depuis Homère on se fait généralement de la poésie, chez nous ne se trouve pas dans la poésie, mais dans la prose »[7]. (p. 6)

Goux s’en prend ensuite particulièrement à Valéry pour retourner son argumentation en faveur du roman :

Que ces trois critères essentiels par lesquels Valéry définissait la spécificité du poétique : la fabrique de la liaison, la fabrique du mouvement et la fabrique de la voix, soient tout aussi bien au cœur des exigences littéraires de certaines proses romanesques, c’est ce que ce livre voudrait montrer. (p. 8)

Goux pardonne à Valéry son emportement contre le roman car celui-ci s’en prenait certainement aux romans « qui constituent toujours le fonds de roulement de la librairie » (p. 8). Remarquons que Goux ne respecte pas le sous-titre de son ouvrage critique qui faisant de « la prose » un genre nous annonce un essai sur le roman pour en fin de compte dissocier « certaines proses romanesques » ou certain « type de romans ». Au cours de l’essai, nous lisons un passage significatif qui répète cette exclusion en livrant ses goûts :

Qu’y a-t-il derrière ce désir que la prose puisse transporter comme la musique ? derrière ce désir moteur, génétiquement moteur, qui fait écrire Histoire, mais certainement pas Les Gommes ; qui fait écrire Morbidezza, Vous qui habitez le temps ; Maîtres et serviteurs, ou La Grande Filature[8], mais certainement pas… tout ce qui fait évidemment le fonds de roulement de la librairie, et ce qui fait aussi une part considérable du roman français contemporain. (p. 138)

Mais au-delà de cette concession toute sociologique, et une fois l’opération d’exclusion naturalisée par les topoï d’une esthétique du goût, il nous faut alors revenir au principe qui fonde cet « essai sur la prose » : l’opposition prose/poésie que Goux rapporte à une opposition roman/poésie, laquelle est elle-même située dans des exemples que Goux rend exemplaires de ces genres sans historiciser vraiment cette exemplarité, cette généricité. Toutefois l’opposition princeps ne peut engager à une historicisation puisqu’elle est justement son refus par principe. Certes, Goux ne reprend pas tel quel le schéma culturel de la fin du XIXe siècle qui identifiait vers et poésie, rythme et mètre, prose et parlé ou langage de raison. Il semble même le modifier considérablement pour offrir à « la prose romanesque » une « poétique de la liaison », « du mouvement » et « de l’épaisseur » (p. 9-10). Ces trois poétiques ou les trois moments de cette poétique de la prose viendraient se fondre dans une « poétique du continu » étant entendu que, pour Goux :

Le « continu » n’est pas un concept, mais une image privilégiée par laquelle, en la faisant jouer de toutes les manières, je me suis attaché à cerner les valeurs esthétiques dans la prose romanesque. (p. 9)

Et nous serions pleinement satisfait quand Goux veut, dans cette perspective, contester « la valorisation du fragment et du discontinu » de « l’esthétique moderne, de la poétique moderne » (ibid.) s’il ne réduisait aussitôt la force de cette notion – nous discuterons plus loin s’il s’agit d’un concept ou d’une image – à sa prise en compte « des réponses aux questions et aux angoisses de l’homme devant la temporalité », comme dit Michel Imberty[9] auquel Goux fait significativement référence pour construire le concept de temporalité, à rebours de la conceptualisation ouverte par Benveniste pour lequel « c’est par la langue que se manifeste l’expérience humaine du temps » : « Ce que le temps linguistique a de singulier est qu’il est organiquement lié à l’exercice de la parole, qu’il se définit et s’ordonne comme fonction du discours[10] ».

À première lecture, il semblerait que Goux suive Benveniste, mais il pose bien une transcendance temporelle hors langage ainsi qu’une « expérience existentielle du temps » qui en dépend complètement:

Il y a chez Imberti et chez Burgos[11] un commun souci de relier à l’expérience existentielle du temps ces deux grandes modalités de réponse qu’elle impose à l’œuvre (musicale ou littéraire) : la continuité littéraire, comme la musicale, travaille contre l’irréversibilité du temps, soit qu’elle ruse avec le temps en liant ce qu’il sépare, soit qu’elle le dépasse en construisant son propre temps, selon ses propres règles, un temps capable de substituer à la dispersion, à l’éparpillement et au discontinu de l’existence ordinaire, l’homogénéité d’un temps non séparé. Le roman peut être cette machine à fabriquer du continu, contre le discontinu existentiel. Ce lieur qu’est le romancier œuvre à fabriquer du continu avec du discontinu. (p. 22)

Rappelons que pour Benveniste[12] :

Le temps du discours n’est ni ramené aux divisions du temps chronique ni enfermé dans une subjectivité solipsiste. Il fonctionne comme un facteur d’intersubjectivité, ce qui d’unipersonnel qu’il devrait être le rend omnipersonnel. La condition d’intersubjectivité permet seule a communication linguistique.

La conception du continu que développe Goux est, nous ne faisons que commencer à l’apercevoir, une variante des conceptions discontinuistes. Relevons deux conséquences d’une telle conception, clairement exposées par Goux : le continu littéraire s’oppose plus qu’il ne fait lien avec « l’existence ordinaire » ; la « machine » du « lieur » qu’est le romancier ne produit qu’un continu temporel et justement ne pense pas d’autres types de relation. Enfin, il faudrait souligner le fait fondamental qui bloque une telle conception dans une temporalité culturellement établie faisant du récit canonique occidental le schéma directeur de toute subjectivation temporelle littéraire et langagière. Si Goux semble vouloir passer d’une « esthétique du temps » à une « poétique du rythme » (p. 10), nous n’oublierons pas qu’il accompagne immédiatement cette proposition du projet suivant :

[…] La poétique du continu est amenée à rencontrer un nouvel être mythique, qui n’est pas la pulsion, quoiqu’il ait pu en être dit la métaphore, un nouvel être mythique qui est, comme le rythme dans l’œuvre écrite, entre corps et langage ; je veux dire la voix, cette voix jamais ouïe qu’est la voix de la prose […]. (p. 10)

Nous nous éloignons donc ici définitivement d’une historicisation : quand la voix est prise dans le mythe, il semble difficile ensuite de pouvoir entendre la voix dans son histoire ou l’œuvre comme une histoire qui arrive à une voix, à ce que fait une voix au langage. Mais la raison en serait simple, c’est que, pour Goux, la continuité est « une question d’esthétique » (p. 15), d’où son insistance sur la « fabrique ». Dans cette configuration, il apparaît alors nécessaire de disposer d’une « philosophie de la composition » (p. 23) qui soit « une mise en ordre » (ibid.) que Goux résume ainsi : « Lier, mettre en rapport, c’est remembrer ou reconstituer – transformer le fragmentaire en totalité cohérente » (p. 25).

Que « le sentiment de beauté » s’y associe semble naturel pour Goux à condition d’y associer une pensée du désir empruntée à Guy Rosolato[13] et de la mémoire que fournit le « beau commentaire » de saint Augustin (Livre XI des Confessions) fait par Paul Ricœur[14]. Cependant Goux ne suit pas Ricœur qui voit une résolution de l’attente dans la narration ; il pense qu’elle « est tout à la fois postulation d’une fin et expérience de l’inachèvement » (p. 46) en mêlant un point de vue ontologique à une proposition de Jacques Ancet qui s’arrime à Benveniste (« traverser la narration vers "cette source du temps" où ne brille plus que la lumière du présent ? »[15]). La position de Goux perd toute ambiguïté quand il « partage sans réserve les analyses de Laurent Jenny » :

Si la phrase […] peut décrire quelque chose de cette temporalité paradoxale de l’événement, c’est qu’elle en participe. Elle-même a dû se projeter comme une pure ouverture, ignorante de sa fin, avant de découvrir cette fin qu’elle présupposait depuis le début.[16]

Cependant, Goux met cette « ouverture » dans « le désir – cette tension à l’œuvre dans la liaison » : « ce désir est le moteur du mouvement, son énergie » (p. 72), revenant alors aux thèses de Rosolato et de Imberty pour lequel « nous jouons notre temps pour que nous en jouissions »[17]. Alors Goux dit ne pas résister « à la tentation d’établir des analogies entre le roman et l’appareil psychique » (p. 77). Ce qui lui permet de développer sa théorie du rythme sur celle de la pulsion :

Ainsi placée à la source de tout processus énergétique et dynamique, reliée génétiquement à l’élaboration des fantasmes du temps, caractérisée par son rythme de tension et de détente, et rattachant enfin dans l’expérience dynamique de l’œuvre ses deux temps de création et de réception, la pulsion semble bien permettre d’appréhender les processus énergétiques et temporels dans l’œuvre littéraire. (p. 80)

Nous voyons alors Goux réaliser un équilibre subtil entre une référence à la théorie de Meschonnic et les théories traditionnelles du rythme, en l’occurrence « la tradition grégorienne ». Laquelle l’emporte dans l’éclectisme de Goux[18] : « Fonder l’analyse du rythme sur cette cadence de l’arsis et de la thesis, c’est toujours choisir de mettre en avant la tension psychique qui anime le mouvement temporel » (p. 91-92). Aussi, Goux ne peut que renvoyer « une nouvelle fois à l’analyse psychologique de l’œuvre musicale » afin d’établir « une approche pertinente pour l’œuvre romanesque » (p. 99) et conclure que « le rythme est une énergie dans le temps, c’est ainsi qu’il peut être une forme dans le temps » (p. 102). Cette « forme » ce sera « le mouvement vers l’avant » que produit la syntaxe de la phrase dès son attaque :

[…] une expérience très élémentaire du désir : et nul doute qu’aucune phrase ne rendra jamais sensible la moindre force si elle n’a pas été portée, dès son attaque, par ce désir. On peut nommer ce désir sentiment d’un déséquilibre qui appelle un rétablissement, ou bien « porte-à-faux », comme le dit encore Gracq au sujet de la phrase célinienne[19]. (p. 127)

Ce qui permet à Goux de reprendre la vieille métaphore qui du mouvement fait un transport : « ce qui fait mouvoir le texte est aussi ce qui contribue à nous émouvoir » (p. 131) mais nous l’avons déjà souligné sans que Goux ne l’ait encore explicité : « Mon propos sur la prose romanesque engage en chacun de ses points un jugement de goût, il est inséparable des émotions et des transports d’un lecteur » (p. 132). Mais nous ne pouvons faire comme Goux qui confond les métaphores musicales faites par des écrivains et une pensée de l’écriture. Les métaphores renseignent plus sur la pensée que sur l’objet. Il faut aussi préciser que quand Kleist écrit : « Je crois que la basse continue contient les notions essentielles permettant d’expliquer l’art d’écrire »[20], il ne confond pas la basse continue et l’écriture, la voix musicale et la voix de l’écrit ; tout le travail reste à faire quant aux « notions ». Nous pouvons maintenant affirmer que Goux confond (délibérément ?) notions et images. Et nous ne pensons pas que « la basse continue [soit] pour Kleist l’image d’un souci : celui d’animer en arrière-plan la prose par une pulsation rythmique ininterrompue et liante » (p. 135). D’une part s’y entendrait un dualisme opposant cadence et mélodie, rythme et chant que Kleist ne conçoit certainement pas : ne suggère-t-il pas plutôt ce « chant sous le chant » dont parle Mallarmé ?

La voix : un intermédiaire ou le corps-langage même ?

Alors Goux met sur ce fond sonore « la voix » qui constitue le propos de son dernier chapitre. Il fait référence à Meschonnic, à sa notion d’oralité, mais pour la reverser dans la psychanalyse, dans « le corps du désir de la voix dans l’écriture » (p. 149) allant jusqu’à proposer une belle métaphore puisque « ce mot de friction est riche de sens »[21] :

La voix comme la peau se frotte : elle est massée dans la phonation ; elle entre en frottement avec ce qui lui résiste et qui est le langage qu’elle porte ; elle peut enfin entrer en friction avec la voix de l’autre à laquelle elle se frotte. (p. 151)

Puisque « la voix fait couler la langue » (p. 152), « comme medium », elle « met en relation, et d’abord le sujet lui-même avec son origine » (p. 153). Prenant appui sur les thèses de Denis Vasse[22], Goux fait de la voix « un concept-limite entre le corps et le langage », qui « partage encore avec la pulsion cette propriété dynamique essentielle d’être une poussée » (p. 155). Cette « poussée » est fondamentalement une force amoureuse que Goux décrit ainsi, après avoir commenté Barthes : « La voix commande chez l’écrivain une part essentielle des rapports amoureux qu’il entretient avec le corps de la langue » (p. 156). Goux montre ainsi qu’il continue le programme de l’amour-de-la-langue des Milner et compagnie. Mais Goux a bien lu Meschonnic, sans le rappeler explicitement, et en confondant la représentation du discontinue du langage avec le langage lui-même :

Et si la voix dans l’écriture est cette activité du corps dans le langage que constituent l’oralité et son rythme, si elle est marque de la subjectivité, une fonction continue dans le discontinu du langage, alors, en effet, la transcription devrait être par principe incapable de donner une voix à l’écriture. (p. 158)

C’est que Goux veut reprendre le programme du dossier du Nouveau Recueil (n° 35, "Ecrire la voix", Champ Vallon, juin-août 1995) qui constituait une tentative de « transcrire la voix » plus que de l’écouter ; aussi Goux propose-t-il de distinguer « transcrire » et « reproduire » et d’envisager une transcription qui soit une « écriture » (p. 165). Il donne pour cela à la prose romanesque un programme : « La prose pose une voix, et j’aimerais aborder cette voix jamais ouïe par un triple biais : celui du ton, celui de la tension et celui de l’enthousiasme » (p. 166). Reprenant les « principaux points d’appui de la réflexion d’Alféri[23] » qui « portent sur les propriétés communes de la voix et du texte, qu’il réunit sous l’expression de "tresse" ou de "tressage" –une tresse, c’est-à-dire une syntaxe », Goux se rallie à la conception textualiste d’Alféri qui met « le procès de la voix » dans la « nécessité de son procès », « la nécessité d’un texte, mais aussi celle de la littérature »[24]. Goux situe alors le principe de la voix dans la langue plus que dans le discours. Pas étonnant alors à ce qu’il renverse une proposition de Boris Pasternak qu’a fait connaître Meschonnic, lequel signalait que « chez Pasternak », « l’opposition traditionnelle de la poésie au roman » est « neutralisée » parce que la culture russe vivait depuis longtemps ce fait que « la prose même, en russe, linguistiquement, rhétoriquement, est proche de la poésie ». Voici la proposition de Pasternak[25] :

La poésie est la prose, la prose non au sens d’un ensemble d’œuvres prosaïques quelles qu’elles soient, mais la prose même, la voix de la prose, la prose en action, et non en récit. La poésie est le langage du fait organique, c’est-à-dire du fait avec des conséquences vivantes. [Et bien sûr, comme tout au monde, elle peut être bonne ou mauvaise, selon que nous la gardons dans l’inaltération ou que nous nous ingénions à l’abîmer. Mais quoi qu’il en soit, c’est précisément cela,] c’est-à-dire la prose pure dans sa tension de transfert, qui est la poésie. [nous indiquons entre crochets le passage que Goux ne cite pas, p. 181]

Aussi, Goux qui veut faire leçon à Meschonnic qui voyait dans le « transfert » une « expression difficile », pose que Pasternak fait deux choses à la fois : il « a en vue la voix dans la prose, il nomme "transfert" cette propriété de la voix d’être un intermédiaire entre le corps et le langage, propriété qui, mise en action dans l’écriture, assure le dépassement des oppositions de la poésie et de la prose » (p. 181). Goux se contredit lui-même dans ce « dépassement » alors que son « essai sur la prose », assimilée constamment au « roman », ne fait que durcir une telle opposition. Mais ce qui nous paraît le plus outrecuidant c’est qu’il fait de la voix ce que Pasternak n’en fait pas : un « intermédiaire ». Et, une fois de plus, Goux fait appel à Ancet (ibid.) pour le sauver d’une telle confusion, alors qu’Ancet dit le contraire de Goux : « Une voix est là – un corps, littéralement inscrits dans l’organisation matérielle du texte. […] »[26].

Nous conclurons en suggérant que Goux a du continu « plein la bouche »[27] mais pas assez dans l’oreille. Il oublie que si « la prose en action » fait du continu c’est toujours dans et par le poème de la relation que fait tel discours. Goux a voulu oublier que ce problème était ancien[28] et surtout qu’ « il n’y a pas la prose mais les proses »[29], pas « la fabrique du continu » mais le continu du poème (en vers ou en proses voire ni en vers ni en proses mais, par exemple, en lignes) qui nous fait certainement chaque fois entendre un mode de relation où dire et vivre ne font qu’une seule matière : un continu, une prose –nous l’accordons volontiers à Goux qui a peut-être simplement voulu rappeler que le travail de la prose dans le roman est autant sinon plus qu’un travail de récit un travail de prosodie ; mais nous le savions déjà depuis au moins 1977[30].


[1]. F. R. de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, t.1, Paris, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1951, p. 664.

[2]. J. Mourot, Le Génie d’un style : Chateaubriand, rythme et sonorité dans les Mémoires d’Outre-Tombe, Paris, Armand Colin, 1960, p. 30.

[3]. Ibid., p. 317. Mourot parle ensuite de la « sonorité de Chateaubriand, sa voix » (p. 319).

[4]. H. Meschonnic, Critique du rythme, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 212.

[5]. J.-P. Goux, La Fabrique du continu, essai sur la prose, Seyssel, Champ Vallon, 1999. Dorénavant, je renvoie à cet ouvrage.

[6]. L’auteur est en effet romancier (voir, entre autres — nous signalons le premier et le dernier paru — J.-P. Goux, Le Montreur d’ombres, Ipomée, 1977 ; La Maison forte, Arles, Actes Sud, 1999). Signalons que Goux n’hésite pas à observer sa propre écriture (p. 158 et suivantes, sous l’intertitre, « L’écrivain à l’écoute », il cite et commente des extraits de Mémoires de l’Enclave, Paris, Mazarine, 1986.

[7]. P. Claudel, « Réflexions et propositions sur le vers français », Positions et Propositions, Œuvres en prose, Paris, Paris, Gallimard, « La Pléiade », p. 43 [note de Goux].

[8]. Après Claude Simon et Alain Robbe-Grillet : Philippe de la Génardière (Actes Sud, 1994), Valère Novarina (P.O.L, 1989), Pierre Michon (Verdier, 1990), Danielle Aubry (Champ Vallon, 1997) [note de Goux].

[9]. M. Imberty, Les Écritures du temps, sémantique psychologique de la musique, t. 2, Paris, Dunod, 1981.

[10]. É. Benveniste, « Le langage et l’expérience humaine » (1965), Problèmes de linguistique générale, 2, op. cit., p. 73.

[11] Goux fait référence à J. Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, Seuil, 1982, p. 145.

[12] Ibid., p. 77.

[13]. G. Rosolato, La Relation d’inconnu, Paris, Gallimard, 1969.

[14]. P. Ricœur, Temps et récit I, L’intrigue et le récit historique, Seuil, 1991.

[15]. J. Ancet, « La voix et le passage », Le Nouveau Recueil, n) 35, juin-août 1995, Seyssel, Champ Vallon, p. 126 [cité par Goux, p. 47].

[16]. L. Jenny, « La phrase et l’expérience du temps », dans La Parole singulière, Belin, 1990, p. 169-179 [cité par Goux, p. 69)].

[17]. M. Imberty, Les Écritures du temps, op. cit., p. 149 [cité par Goux, p. 73].

[18]. Il prend appui sur J. Pineau, Le Mouvement rythmique en français, principes et méthode d’analyse, Klincksieck, 1979 lequel se fonde sur Dom J. Gajard, Notions de rythmique grégorienne, Desclée, 1944 lui-même cité par R. Court, « Rythme, tempo, mesure », Revue d’esthétique, n° 2, 1974. Le titre de ce dernier article montre combien la conception du rythme de Court qui voit dans l’ictus le moment où une nouvelle arsis prend appui sur la thesis, revient à une métrique certes dynamique mais plus ontologique (« instant véritablement métaphysique », dit Court, p. 146) que rythmique au sens de Meschonnic.

[19]. J. Gracq, Œuvres Complètes, II, Paris, Gallimard, « La Pléiade », p. 1533, n. 3. Gracq est l’écrivain certainement le plus cité par Goux.

[20] H. von Kleist, Correspondance complète, 1793-1811, Paris, Gallimard, 1976, p. 418. Goux met ce fragment en exergue à tout son essai.

[21] Il le trouve chez Roland Barthes dans L’Obvie et l’obtus, Seuil, 1982, p. 241. Relevons le fait souligné d’ailleurs par Goux (p. 151) que ce passage de Barthes vient d’un article (« Le grain de la voix ») donnée à la revue Musique en jeu consacré à la musique chantée.

[22] D. Vasse, L’Ombilic et la voix, deux enfants en analyse, Seuil, 1974.

[23]. P. Alféri, Chercher une phrase, Christian Bourgois, 1991.

[24]. Ibid., p. 65.

[25]. H. Meschonnic, Critique du rythme, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 460-461. Ce texte de Pasternak traduit par Meschonnic, date de 1934. Meschonnic note qu’une première traduction avait été donnée dans la N.R.F. en 1934, mais qu’elle était « inexacte » : « La poésie c’est la prose, la prose dans son essence, dans sa sonorité, dans son dynamisme, dans son élan premier ». Traduction que Goux aurait dû choisir puisqu’elle correspond certainement à sa pensée.

[26]. J. Ancet, « La voix et le passage », art. cit., p. 120-121.

[27]. Expression de Gustave Flaubert à propos de Rabelais (lettre à Louise Collet, 17 février 1853) que cite Goux (p. 182) pour donner aussitôt une leçon au premier parce qu’il confond « lui aussi voix et style » (p. 183) sans, d’une part, historiciser la notion de style, et, d’autre part, voir qu’il vaut mieux confondre voix et style comme Flaubert que rythme et scansion, prose et roman, continu et homogénéité temporelle, ainsi que Goux le fait tout au long de son essai.

[28]. Voir G. Dessons et H. Meschonnic, Traité du rythme, des vers et des proses, op. cit., p. 110-116.

[29]. Ibid., p. 115.

[30]. H. Meschonnic, Pour la Poétique IV, Écrire Hugo (deux tomes), Paris, Paris, Gallimard, 1977.

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