dimanche 17 octobre 2010

Un nouveau livre de James Sacré: America solitudes


A l'occasion de la parution de ce grand et gros (presque 350 pages) livre de James Sacré, America solitudes, aux éditions André Dimanche, je publie ci-dessous une étude réalisée pour un colloque d'américanistes sur le thème de la relation et qui m'avait donné ainsi l'occasion de lire quelques-uns des poèmes maintenant dans ce livre.


Le poème-relation : avec James Sacré, L’Amérique un peu


Le développement des théories relationnelles ou pour le moins de la dimension relationnelle dans les sciences humaines et sociales est un symptôme de la situation intellectuelle, de la pensée et de l’art. Il semble qu’après le tournant linguistique des années soixante (voir Rorty, 1967), nous ayons eu un tournant subjectif puis éthique. Avec la fameuse « question du sujet » dans les années soixante-dix prolongée par ce que Philippe Sollers (2000 : 83) appelait non sans dérision l’« autrification[i] » qu’on pourrait également désigner comme l’autruisme, on peut observer un tournant relationnel dans les sciences humaines et sociales et peut-être plus largement un tournant éthique. Mais les tournants cachent souvent des reprises d’inflexions si ce n’est de rebroussements bien antérieurs. Il faudrait, par exemple, observer comment chez Habermas (1981), « l’agir communicationnel », c’est-à-dire la tentative de poser une forme raisonnable de la relation, semble aujourd’hui s’achever, dans les deux sens du terme, dans la religion. Jean-Claude Monod caractérise les plus récentes thèses d’Habermas (2008) de « revirement mystérieux[ii] ». Il y aurait alors à lever ce mystère en montrant que « la raison communicationnelle » était déjà prise dans la réification de termes plus que dans les processus relationnels, dans l’institution de bornes normatives plus que dans l’écoute des mouvements du langage c’est-à-dire dans l’écoute de la langue en activité comme « l’interprétant de la société » (Benveniste, 1974 : 95).

Que l’attention à la relation constitue de plus en plus un levier vers la définition de nouvelles théories critiques est bien évidemment à observer de près. Si l’on se contente de l’actualité la plus signifiante dans ce domaine, le livre d’Axel Honneth (2006) ne peut qu’attirer l’attention avec son sous-titre (« Vers une nouvelle Théorie critique ») d’autant qu’il propose une critique de la théorie d’Habermas sans toutefois pouvoir déplacer sérieusement « la théorie du langage » de ce dernier (Honneth, 188). Il se contente en effet d’en appeler à « développer le modèle de la communication élaboré par Habermas dans le sens de ses présuppositions intersubjectivistes, voire sociologiques » (Honneth, 191). Mais le chantier relationnel autour de la notion de « reconnaissance » ouvert par Honneth n’est pas à laisser aux sociologues ni à l’interactionnisme linguistique. Il intéresse les littéraires et tous ceux qui sont attentifs aux œuvres de langage car il y aurait à montrer par la poétique que « la théorie de la reconnaissance » sans « théorie du langage » ne peut « combler la lacune théorique que Habermas avait laissée » (Honneth, 193). En effet, selon Michaël Foessel (2008), pour Honneth il s’agirait de « donner de la chair au "paradigme communicationnel" en l’ancrant dans le monde vécu » pour « conférer une dimension éthique aux expériences quotidiennes » en saisissant « le potentiel normatif à l’œuvre dans les discours que les sujets tiennent sur eux-mêmes et leurs situations » (Honneth, 193). Cette dernière expression montre la dichotomie opérée entre la subjectivation dans et par le discours et cette objectivation qu’effectuerait un « discours sur » constituant une conscience de la conscience… à l’infini ! Certes, Honneth demande de « restituer une unité à nos expériences morales » et promeut « l’idée d’un continuum entre des situations que la tradition libérale avait tendance à opposer : les relations affectives, les rapports juridiques, les liens sociaux » (Foessel, 2008). Mais c’est pour retrouver très rapidement le paradigme communicationnel d’Habermas dans le voeu d’un « langage commun » qui dépasserait les « alternatives du "eux" et "nous" ». Ce qui revient à réhabiliter le kantisme d’un sentiment universel (Kant, 2001 : 33). Une telle réduction à un normativisme hors langage, que d’aucuns voudraient dépasser par une « capabilité[iii] » (Sen, 1985), constitue une sortie du langage qui rend inattentifs à ce que les œuvres de langage réalisent du point de vue relationnel, ne serait-ce qu’en construisant la continuité recherchée par Honneth lui-même puisque c’est le langage qui contient la société et non l’inverse (Benveniste, 1974 : 95).

Aussi, il semble nécessaire d’opérer « la dissociation des idées » (Gourmont, 2007) : il y a relation et relation ! Partant d’une expérience contemporaine d’écriture, l’œuvre de James Sacré (né en 1939) dont on observera seulement quelques fragments pris à son itinéraire nord-américain, j’essaierai d’opposer aux tentatives d’ontologisation et d’esthétisation de la notion une conceptualisation dans et par le langage avec la notion critique de « poème-relation » (Martin, 2005).

Voici le premier poème d’un livre, L’Amérique un peu (Sacré, 2000).


Quand on arrive au Texas (le temps quand même de bien s’engager

Dans l’étendue du pays) l’autoroute s’allonge

Dans un mouvement qui mesure le paysage,

Les camions ont une plus grande allure de puissance

A cause qu’on les dirait

Tirant après eux plus d’espace

Pour l’emporter jusqu’en des villes sur la côte est,

Ou dans quelque gros bourg à l’ouest

Où leur équipée va se défaire

En la banale animation de petits commerces locaux.

On voit aussi des troupeaux de bovins dans la campagne de presque prairie avec des bouquets d’arbres,

Tout tranquillement broutant

Sans s’inquiéter de savoir si par exemple c’est pas

Des tonnes de hamburgers que transportent ces camions

Et leur force épique qui s’en va finir

En petit discours de comment ça va et voilà

La livraison faite[iv].


La notion d’« altérité en poésie » (Collot et Mathieu, 1990), réapparue conjointement au tournant subjectif puis éthique des sciences humaines et sociales, devrait immédiatement aider à observer les mouvements qu’opère, parmi bien d’autres, l’œuvre de James Sacré d’autant qu’à l’Amérique on peut adjoindre le Maroc et la Vendée dans une palette d’« étrangèretés » fort singulières[v]. Ici, l’histoire littéraire pointerait une attention voire un retour au « monde » posant un « je » altéré par la rencontre de « l’autre » – d’aucuns n’hésiteraient pas à mettre des majuscules pour souligner la conceptualisation quand il s’agit presque toujours d’un réalisme appliqué qui soit ontologise soit esthétise le triangle notionnel en vue de défaire le rapport fondamental de toute relation dans et par le langage, à savoir le « je-tu[vi] », qui engage au nominalisme relationnel. Aussi, avec l’identité et l’altérité, la thématisation des poèmes est-elle vraiment d’un grand secours ? Poètes et critiques ont pris l’habitude de leur réserver un traitement plus directement philosophique (le « même » et « l’autre ») ou psychanalytique voire ontologique (« présence » et « absence »). Auparavant, la critique du lyrisme, dans la lignée de Francis Ponge[vii] en particulier, a pourtant marqué les années soixante et soixante-dix : les formalismes (Tel Quel et OULIPO, Change et TXT…) se sont succédés pour contester le primat d’un sujet sans altérité (un « moi » sans « autre ») au profit d’un super-sujet, d’une langue sans limites du moins mise hors d’elle-même, et pour annihiler la séduction d’un amour sans « absence » au profit d’une « gram-mère » (ou d’un père-sévère-joueur) du « manque », du « trou », du « blanc ». Alors vinrent les « nouveaux lyriques » et les adeptes du « lyrisme critique » qui disaient renouer avec le « je », le « monde » et « l’autre » (Collot, 1997)[viii] mais leurs tentatives répétées a confirmé souvent le désenchantement nihiliste des formalismes et laissé la poésie dans son rôle de célébration de la poésie. Quant aux formalistes, littéralistes et autres anti-lyriques, ils se sont vus également rattrapés par « la question du sujet » quand Emmanuel Hocquard (1996 : 273- 286), par exemple, célèbre l’élégie dans un parcours autobiographique qui confine à la déréliction de l’impuissance du langage mise sous le sceau de l’inauthenticité, du manque d’être heideggérien[ix]. On voit par là que les schémas habituels qui organisent l’histoire de la poésie contemporaine jusqu’à récemment ne permettent pas l’attention aux expériences singulières (écritures et lectures) pour chercher un sujet de l’écriture qui ne soit ni la confusion du sujet et de l’individu ni sa subordination à un super-sujet (« la langue[x] » ou « lalangue[xi] ») comme ur-sujet ou sujet destinal[xii]. C’est dans le rythme-relation du poème qu’il y a à chercher l’historicité, les historicités contre l’historicisme, d’un sujet du poème.

L’altérité du poème de James Sacré, de ce point de vue, se voit embarquée dans de trop gros « camions » : le « lyrisme critique » dégénère en « force épique »… Oui, il me semble percevoir à l’œuvre dans ce poème inaugural une critique des habitudes : le lecteur rôdé au schéma de l’histoire littéraire contemporaine est dérangé… Oui, le lecteur est réveillé par ces « camions » : bruit dans la communication poétique trop bien huilée des autoroutes du sens même quand ce dernier ouvre la route au « sensible »[xiii]… Il faut alors tout recommencer.

Ce texte est donc le premier élément d’un petit ensemble qui en comporte six composant la section première intitulée « L’autoroute s’en va partout. Nulle part », elle-même inaugurant un ensemble de huit sections qui constituent le livre intitulé L’Amérique un peu. Cet ensemble se termine par un texte fermant la dernière section intitulée « On s’aperçoit de rien peut-être » (Sacré, 2000 : 77) :


L’Amérique un peu, c’est pas

Pour en dire grand chose

Mais plutôt pour mettre ensemble

Des poèmes que ce pays donne.

Je les reçois dans le plaisir autant

Que dans la colère souvent.

Pays qu’on a si longtemps connu.

On sait mal ce qu’on en dit,

Ce qu’on a connu aussi.


Le titre du livre y apparaît pour délivrer après coup la visée de l’ensemble. L’écriture s’y avoue prise dans une relation non maîtrisée, puisque son résultat est déclaré le fruit d’un don : « des poèmes que ce pays donne ». Certes, cette « Amérique un peu » a demandé de « mettre ensemble » ces poèmes donnés vers une relation relancée : travail d’arrangement qui se présente comme une sorte de contre-don, de don en retour ? Quoiqu’il en soit, ce texte qui vient boucler l’ensemble indique clairement qu’on ne peut l’évaluer à l’aune d’un « parler de » ou au régime d’une thématique voire d’une intention de dire mais bien plus comme la continuation d’une relation, d’un don, d’une connaissance qui dure et qui n’est certainement pas de l’ordre d’un achèvement que formulerait un savoir. Bref, aucun établissement, pas plus de certitude autre qu’une relation en cours : narration sans fin et liaison sans termes.

L’apparence semble contredire ce dernier propos si nous revenons au premier poème qui commence par nous faire « arriver » pour nous amener à en « finir »… Mais la narration réduite au schéma narratologique qui pose le récit entre deux termes, ne résiste guère à la force discursive. Tout d’abord, il faut noter qu’« arriver » et « finir » sont pris dans un mode de dire qui est celui de l’inaccompli : le Texas, qui est le point d’arrivée et donc de départ de la narration, est lui-même pris dans un allongement de l’indéfini (l’incise parenthétique) si ce n’est de l’infini et l’achèvement est mis au futur proche (« s’en va finir ») sur le mode d’une reprise infinie ou du moins de la répétition d’un motif discursif ordinaire (« comment ça va ») dont on sait, après Benveniste, que « c’est chaque fois une réinvention » (Benveniste, 1974 : 19)[xiv]. Ensuite, force est de constater qu’« arriver » et « finir » sont emportés par l’impossibilité d’un sur-place ou d’une réduction de l’espace à quelque stase puisque les « camions » portent le pays dans tous les sens (« est » et « ouest ») tout comme les « troupeaux de bovins » apparemment paisibles se voient transformés en « tonnes d’hamburger que transportent ces camions ». Mais surtout la narration se résume finalement – ce serait le sens de la chute – en la relation, éliminant à proprement parler ses termes, entre ces camions qui traversent le Texas ou plus précisément transforment le Texas en un paysage ne cessant de s’allonger, de s’infinir, et l’énonciation qui emporte dans l’impersonnel de ce regard singulier vers une écoute de la « banale animation » comme de n’importe quel « petit discours ». Autrement dit, la narration s’emporte dans la liaison, dans l’emmêlement des camions et des voix ordinaires, dans et par le poème-relation, son faire relation, sa geste épique, sa force de « livraison faite ». Renversons la formule car c’est ce que fait le poème : il fait livraison, il invente « dans le plaisir » et « dans la colère » cette partie d’un ouvrage, d’un faire, qu’il livre à son lecteur au fur et à mesure de son écriture. Ce contre-don devient don et appelle une relation infinie qui est un faire au sens où une forme de vie transforme une forme de langage et inversement : « l’énorme rumination de commerce et de consommation qu’est ce pays » (Sacré, 2000 : 14) devient « l’équipée » du poème – et on pense bien évidemment à Victor Segalen[xv], l’« épique » de l’ordinaire – et il faudrait voir si « l’épopée est l’avènement de la voix à elle-même » (Meschonnic, 1995 : 358), le poème comme relation, la relation comme poème. Aussi, « arriver » et « finir » font un poème non de termes substantivés mais de verbes à l’inaccompli. Et c’est cette « rumination » qui importe comme quête d’une voix, recherche d’un passage de voix, activité relationnelle dans et par le langage. La diatribe contre le consumérisme ou une certaine forme de marchandisation dégradante n’est certainement pas absente à condition de l’entendre prise dans la volubilité du passage comme, parmi d’autres, un de ces gestes de retenue, un élément parmi d’autres d’une « en allée ». Le propos, comme le poète, comme le lecteur, sont portés par le dire plus qu’ils ne le portent.

Ce qui s’entend sans qu’on ait besoin d’expliquer dans ce poème récemment publié (Sacré, 2008 : 63) dont je garde seulement la fin – il s’agit du « village hopi, Moenkopi[xvi] » :


[…] on distingue

Les gens montés sur les toits et le bruit très loin des tambours

Et là plus devant, comme dans un tableau de Brueghel (sic[xvii])

Des paysans font des feux d’herbes, avec des gestes de paysans

Et la toute petite tache rouge du tracteur brille au bout du labour

C’est comme dans un tableau de Brueghel ou comme

Dans un titre de poème d’André Frénaud,

Feux et fumées à travers la campagne à Moenkopi

Et bruit de fête en cet endroit d’emmêlement

Du territoire hopi avec les terres navajos et plus largement dans le temps

De la campagne indienne avec celle

De la Bourgogne ou de la Vendée, celle

De tous les paysans du monde dont la matière inventée par eux se mêle

À des dessins et couleurs de peintre, à des figurations de mots dans ce poème,

Où j’arrive en effet chez moi : nulle part et partout.


« Cet endroit d’emmêlement » constitue comme une définition en acte du poème-relation qui met ensemble la description d’un village hopi, un tableau de Pierre Bruegel, un titre de poème d’André Frénaud pour assurer les liaisons du « territoire hopi avec les terres navajos » en les élargissant infiniment, c’est-à-dire fort singulièrement, à la Bourgogne (pays de Frénaud) et à la Vendée (pays de Sacré) jusqu’à « la matière inventée » par tous les paysans du monde : une matière faite de rimes sans fin, de résonance générale. Si la représentation est convoquée in fine et elle l’était, semble-t-il depuis le début par le régime descriptif, c’est pour la transformer en relation : « ce poème, / où j’arrive en effet chez moi : nulle part et partout ». Loin de la recherche d’un « habiter le monde » auquel devrait se consacrer la poésie dans la tradition heideggérianisante bien française, loin d’une topologie qui défait la relation des historicités et des bougés de l’inconnu des voix[xviii], James Sacré est habité par son poème qui le porte (« j’arrive »). Cette subjectivation (« chez moi ») est une transsubjectivation : un passage de sujet quand sont tenus ensemble un « nulle part » et un « partout », un passage de « matière inventée », un poème-relation.

Pour ne pas vraiment conclure mais reprendre la lecture, je repartirais d’une caractéristique que j’ai à peine esquissée dans ces textes de James Sacré : leur force relationnelle emmêlerait une forme agonistique et une forme de partage ainsi que Marcel Mauss le notait concernant la forme-don exemplifiée par le potlatch et le kula, où s’emmêlent la concurrence et la solidarité, le conflit et sa neutralisation[xix]. En effet, le mouvement relationnel du poème-Sacré est celui du partage que vient toujours contrecarrer celui du retrait. Je prends le dernier court poème de la suite donnée à la revue Rehaut (Sacré, 2008 : 64) :


Si j’étais un petit garçon noir

Longtemps je me demanderais

Ce qu’il a voulu dire

Cet Indien de quelque part en Arizona :

Ah qu’il a lâché (mais de quoi parlait-on ?)

Un « black white American » ! D’ailleurs je me demande encore

Avec mon vieux cœur de petit garçon blanc.


Qu’en fin de compte « garçon noir » et « garçon blanc » riment de loin, d’un bord à l’autre du poème, cela signale à la fois le partage et la dissymétrie concernant la même question qui n’est plus la même tout en restant la même : comment un universel s’engage dans et par deux singularités inassignables, du moins incompatibles, et dont l’intégrité est la garantie même de cet universel que le poème-relation invente… C’est d’ailleurs non une définition identitaire mais bien une recherche commune (où identité et altérité ne s’oppose plus) qui fait cet universel, la recherche d’un partage dans une agonistique, la confrontation par le partage d’un inconnu. Ne résultant pas d’une transcendance inatteignable mais s’obtenant par l’invention d’une grammaire relationnelle qui engage le déictique d’implication situationnelle (« cet Indien ») dans l’inconnu de son historicité active : « quelque part en Arizona »… Et il faudrait lier les présents du conditionnel et de l’indicatif, ou autrement dit l’hypothétique et l’assertif, dans une même énonciation de l’historicité radicale du poème-relation, et alors la relation se trouverait dans une tenue de la durée, dans un temps qui s’invite et s’invente comme catégorie anthropologique relationnelle. Ici, le « petit garçon noir » et le « petit garçon blanc » ne sont plus les termes prédéfinis d’une relation mais les variables interdépendantes d’une relation « encore » en cours[xx]… La relation par le poème met le passé au futur en inventant un futur du passé.

J’aurais pu en fin de compte me contenter du titre : L’Amérique un peu. Qu’est-ce à dire ? Plus qu’à dire quelque chose, c’est l’invention d’un dire. Si, certainement, on entend bien que James Sacré ne prétend pas plus que nous donner « un peu » d’Amérique, il y a surtout le mode de dire qui reprend bien des titres de Sacré (1978, 1981 et 1993) depuis Figures qui bougent un peu, Quelque chose de mal raconté et La Poésie : comment dire ? … Ce rythme-relation du « un peu » et du « mal » dit, qui pointe un degré faible dans le mouvement d’éloignement du degré zéro, comme signale le grammairien Grévisse pour « j’ai un peu dormi la nuit dernière »… Cette syntaxe qui en poésie contemporaine jouerait paradoxalement d’un tour soit régional soit ancien, fait surtout le rythme d’un refus de toute esthétisation de la relation ainsi qu’Édouard Glissant (1990) la promeut dans sa Poétique de la Relation[xxi] : pensée oxymorique d’une errance par l’enracinement, d’une rupture par le raccordement et d’une esthétique dénommée poétique. Jean-Loup Amselle avait raison de signaler qu’une telle « poétique de la Relation […] loin de nous prémunir contre les identités-racines, produit en fait le résultat inverse, à savoir constituer en tant que telles les identités qu’elle connecte » (2001 : 42). L’Amérique un peu, c’est aussi, dans et par la relation que fait le poème, inventer contre les essentialismes un rapport qui vise au maximum le peu dans l’identification, dans la description et dans la nomination pour viser au maximum le beaucoup dans la suggestion, dans la relation et dans l’identité par l’altérité et l’inverse. Avec les poèmes de James Sacré, j’aurais seulement voulu montrer que l’altérité n’est pas un thème qui peut venir donner le change à la relation et que les poèmes sont toujours autant d’historicités qui, à contre-historicisme, laissent la relation à l’inconnu d’un inaccompli. L’Amérique un peu avec James Sacré.


Bibliographie :

Amselle, Jean-Loup. Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures. Paris : Flammarion, 2001.

Benveniste, Émile. Problèmes de Linguistique Générale, II. Paris : Gallimard, 1974.

Collot, Michel. La Matière-émotion. Paris : PUF, 1997.

- et Mathieu, Jean-Claude (dir.). Poésie et altérité, colloque de juin 1988. Paris : Presses de l’école normale supérieure, 1990.

Dessons, Gérard. Émile Benveniste, l’invention du discours. Paris : In’Press, 2006.

Foessel, Michaël. « La reconnaissance ou les nouveaux enjeux de la critique sociale » dans Esprit. Paris : Le Seuil, juillet 2008.

Glissant, Édouard. Poétique de la Relation. Paris : Gallimard, 1990.

Gourmont (de), Rémy. La Dissociation des idées (1900 et 1902). Paris : URDLA, 2007.

Habermas, Jürgen. Théorie de l’agir communicationnel. T. 1. Rationalité de l’action et rationalisation de la société (1981), trad. par J.-M. Ferry. Paris : Fayard, 1987.

- Entre Naturalisme et religion. Les défis de la démocratie (2008), trad. par C. Bouchindhomme et A. Dupeyrix. Paris : Gallimard, 2008.

Hocquard, Emmanuel. « Cette histoire est la mienne, Petit dictionnaire autobiographique de l’élégie », dans Rabaté, Dominique ; Sermet (de), Joël ; Vadé, Yves (éd.). Le Sujet lyrique en question. Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux, 1996.

Honneth, Axel. La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, trad. par O. Voirol, P. Rusch et A. Dupeyrix. Paris : La Découverte, 2006.

Houdart-Mérot, Viollaine et Bertucci, Marie-Madeleine (dir.). Situations de banlieues. Enseignement, langues, cultures. Lyon : INRP, 2005.

Kant, Emmanuel. Vers la paix perpétuelle (1795). Paris : Hatier, 2001.

Martin, Serge. Francis Ponge. Paris : Bertrand-Lacoste, 1994.

- L’Amour en fragments. Poétique de la relation critique. Arras : Artois Presses Université, 2004.

- Langage et relation. Poétique de l’amour. Paris : L’Harmattan, 2005.

Meschonnic, Henri. Modernité Modernité (Verdier, 1988). Paris : Gallimard, 1994.

- Politique du rythme. Politique du sujet. Lagrasse : Verdier, 1995.

Milner, Jean-Claude. L’Amour de la langue. Paris : Seuil, 1978.

Rancière, Jacques. Le Partage du sensible. Paris : La Fabrique, 2000.

Rorty, Richard (dir.). The Linguistic Turn. Recent Essays in Philosophical Method. Chicago : The University of Chicago Press, 1967.

Roubaud, Jacques. Poésie, etcetera : ménage. Paris : Stock, 1995.

Sacré, James. Figures qui bougent un peu. Paris : Gallimard, 1978.

- Quelque chose de mal raconté. Marseille : André Dimanche, 1981.

- La Poésie : comment dire ?. Marseille : André Dimanche, 1993.

- L’Amérique un peu. Montréal (Québec) : éd. Trait d’union, 2000.

- « En traversant le territoire Hopi » dans Rehauts, n° 21. Paris : Rahauts, printemps-été 2008.

Segalen, Victor. Œuvres complètes. Volume 2. Paris : Robert Laffont, 1995.

Sollers, Philippe. Passion fixe. Paris : Gallimard, 2000.

Sen, Amartya. Commodities and Capabilities. Oxford : Oxford India Paperbacks, 1987.



[i]. P. Sollers écrit : « Je est un Autre ? Je t’aime. La propagande de la notion d’Autre, l’autrification, l’autruchification, est une façon hypocrite de propager la haine sous prétexte d’amour. » (Sollers, 83). Sur cette question, je me permets de renvoyer à « Écouter l’autre en écoutant le poème du langage » dans D. Groux (dir.), Éducation à l’altérité, Paris, L’Harmattan, 2002.

[ii]. J. Cl. Monod (auteur de La Querelle de la sécularisation. De Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002), « Habermas et la dialectique de la sécularisation » (recensement de Habermas, 2008), laviedesidees.fr, publié le 8 décembre 2008.

[iii]. Dans Repenser l’Inégalité, éditions du Seuil (p. 65-66) l’auteur définit la capabilité comme « les diverses combinaisons de fonctionnements (états et actions) que la personne peut accomplir. La capabilité est, par conséquent, un ensemble de vecteurs de fonctionnements qui indiquent qu’un individu est libre de mener tel ou tel type de vie. »

[iv]. Premier poème de « L’autoroute s’en va partout. Nulle part », première séquence de L’Amérique un peu (Sacré, 2000, p. 11).

[v]. Je continue ici un travail commencé ailleurs. Voir, entre autres, « Au cœur de la relation dans le langage : l’amour-en-poésie dans l’œuvre de James Sacré », dans C. Van Rogger Andreucci (éd.), Actes du colloque « James Sacré » Université de Pau - Mai 2001 (Saint-Benoît-du-Sault : Tarabuste, 2002) ; « Cœur, élégie rouge » dans Langage et relation, Poétique de l’amour (L’Harmattan, 2005, p. 205-218) ; « Les gestes parlés de James Sacré au Maroc : un poème-relation », pour le colloque « Écrivains et intellectuels français face au monde arabe » sous la direction de Catherine Mayaux (Université de Cergy-Pontoise, janvier 2008, à paraître).

[vi]. Voir sur cette question (« du sujet » !) : Dessons, 2006 : 107-108).

[vii]. Pour observer par exemple le continuum Proust-Ponge, voir Martin (1994 : 83-85).

[viii]. Lecture critique dans L’Amour en fragments. Poétique de la relation critique, Arras, Artois Presses Université, 2004, p. 74-93.

[ix]. Lecture critique dans Martin (2005 : 186-194).

[x]. Voir exemplairement tel axiome posé par Jacques Roubaud et répété à satiété par beaucoup : « La poésie est amour de la langue » (Roubaud, 1995 :109).

[xi]. Voir sur cette notion lacanienne, le livre décisif dans le contexte poétique français de Jean-Claude Milner (1978) et la critique de ce livre dans Martin (2004 : 181-189).

[xii]. « Peut-être quelque chose de la modernité commence là où il n’y a plus de super-sujet. Là où le sujet se cherche. Et où il est traqué », propose Henri Meschonnic (1994 : 48).

[xiii]. Je fais ici trop rapidement allusion à Jacques Rancière (2000) dont le poème-relation constitue une critique à poursuivre…

[xiv]. La citation complète est la suivante : « Dire bonjour tous les jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention ».

[xv]. Il faut citer ce passage de Victor Segalen dans Équipée (1995 : 266) : « Ce livre ne veut donc être ni le poème d'un voyage, ni le journal de route d'un rêve vagabond. Cette fois, portant le conflit au moment de l'acte, refusant de séparer, au pied du mont, le poète de l'alpiniste, et, sur le fleuve, l'écrivain du marinier, et, sur la plaine, le peintre et l'arpenteur ou le pèlerin du topographe, se proposant de saisir au même instant la joie dans les muscles, dans les yeux, dans la pensée, dans le rêve, — il n'est ici question que de chercher en quelles mystérieuses cavernes du profond de l'humain ces mondes divers peuvent s'unir et se renforcent à la plénitude. / Ou bien, si, décidément ils se nuisent, se détruisent jusqu'au choix impérieux d'un seul d'entre eux, — sans préjuger duquel d'entre eux, — et s'il faut, au retour de cette Équipée dans le Réel, renoncer au double jeu plein de promesse sans quoi l'homme vivant n'est plus corps, ou n'est plus esprit. »

[xvi]. L’ensemble présenté dans la revue Rehauts (Sacré, 2008) comporte dix poèmes, celui-ci est le neuvième. On peut considérer qu’il vient compléter un ensemble que Sacré continue autour des États-Unis d’Amérique où il a longtemps vécu et travaillé.

[xvii]. Le Larousse propose deux orthographes que Sacré télescope : Bruegel ou Breughel. Ce télescopage orthographique – il faudrait aussi signaler les coquilles fréquentes dans les éditions des textes de Sacré – ne participe-t-il pas à « l’emmêlement » relationnel de son poème…

[xviii]. Il faut revenir sur la notion de « pays » qu’on pourrait croire assignée à une conceptualisation heideggérienne quand elle engage tout autre chose et peut-être même tout contre les conceptualisations d’un « habiter authentiquement le monde » puisque c’est à l’histoire des vivants que le « pays » engage : et « pays » n’a d’existence que par ses « paysans ». Il faudrait montrer chez Sacré que le « pays » dérive de « paysans » et non l’inverse en rappelant que c’est le discours qui fait la grammaire, ici le lexique, et non l’inverse ou, autrement, en rappelant le bel article de Benveniste, « Deux modèles linguistiques de la cité » (1970) dans Benveniste (1974 : 272-280). Voir mon commentaire dans « Au-delà des banlieues, il y a des hommes libres » dans Houdart-Mérot et Bertucci (2005).

[xix]. Je renvoie au numéro 36 (« Présences de Marcel Mauss ») de la revue Sociologie et Sociétés, Montréal, 2004.

[xx]. Je en peux m’empêcher de rappeler le poème de Baudelaire « Le joujou du pauvre » et sa clausule : « Et les deux enfants se riaient l’un à l’autre fraternellement avec des dents d’une égale blancheur ». Pour un commentaire, voir Martin dans Houdart-Mérot et Bertucci (2005).

[xxi]. Pour une analyse critique, voir Martin (2004 : 166-176). J’aime à rappeler que Glissant met significativement la majuscule à la notion non seulement dans le titre mais dans le propos qui en découle.

Aucun commentaire: