mercredi 21 mars 2012

Henri Meschonnic: "Nul ne sait où il va. C’est le bonheur de vivre."

Henri Meschonnic avec Georges Lambrichs
et Les Cahiers du chemin (1967-1977)
Entretien avec Serge Martin (novembre-décembre 2008)

NB: A l'occasion du colloque international Paroles rencontres Ouvrir les archives Henri Meschonnic à l'IMEC (Caen) les 28 et 29 mars 2012, je redécouvre dans les miennes, d'archives, cet entretien avec Henri Meschonnic. J'étais en plein chantier Cahiers du Chemin...
Henri Meschonnic en 1970

Comment se fait le lien avec Georges Lambrichs ? Tu commences avec « La poétique » (n° 6) en 1969. Est-ce un envoi indépendant ou une prépublication en partie de l’ouvrage, Poétique 1, remis à Lambrichs pour sa collection « Le Chemin » ? Le besoin de ce contact, chez Gallimard, vient-il de la recherche d’éditeur parce qu’un livre est en cours d’achèvement, de la recherche d’une revue après Europe, Le nouveau Commerce, La Nouvelle Critique, qui ne peuvent publier tout ce que tu écris ? Y a-t-il eu des refus (La NRF) ?

Le lien avec Georges Lambrichs s’est fait par René Lacôte, poète et critique aux Lettres françaises d’Aragon. De proche en proche, c’est de la revue Europe, que dirigeait Pierre Abraham et où j’avais publié, qu’on m’avait conseillé de prendre contact avec René Lacôte, et j’avais été très généreusement accueilli par lui. Il m’avait ensuite, pour des choses plus importantes, adressé de sa part à Georges Lambrichs. C’était d’amitié en amitié, et pas pour une recherche d’éditeur. L’accueil ensuite des deux premiers livres, ensemble, parus en 1970, Pour la poétique et Les Cinq Rouleaux s’est fait aussitôt dans l’amitié, avec aussi Jean Grosjean.
Ce qui me laisse sans voix dans ta question, concernant la note de lecture sur Benveniste, en octobre 1970 dans Les Cahiers du chemin, c’est que j’avais complètement oublié ce que tu fais apparaître, et dont je n’avais plus conscience, c’était le contact ressenti déjà alors avec les textes de Benveniste, que je venais visiblement de découvrir, et que, tu le notes, car rien ne t’échappe, je ne connaissais pas dans Pour la poétique. Oui, cette conscience s’est développée après, puisqu’elle est présente dans Pour la poétique II. C’était une découverte de lecture. Il n’y a pas eu alors de rencontre personnelle.

Dans Dédicaces proverbes (p. 19, et c’est dans l’ensemble publié dans les Cahiers n° 13, p. 72), tu écris : « Je ne suis jamais fait je suis à faire ». N’est-ce pas d’une certaine façon ce qui oriente tout ce moment de ta recherche ? Tu commences par beaucoup de refus et tu tentes ce qui à l’époque paraît impossible : associer des termes qu’on oppose : « parole écriture » ; « « homogénéité du dire et du vivre » ; « forme-sens » sans parler de « dédicaces proverbes ». Tout ce chantier des interactions que tu ouvres est un vaste combat contre la science et le mythe, contre leurs inversions constantes d’ailleurs ; un vaste chantier pour la poétique comme rapport à des rapports… Peux-tu suivre les points d’ancrage de ce parcours en reliant tes contributions aux Cahiers ?

Je suis dans un état difficile à décrire, à lire ces citations que tu fais, de ce temps si éloigné et en même temps tellement en moi, tellement moi : « Je ne suis jamais fait je suis à faire ». C’est toujours vrai de moi, et de chacun, et j’en éprouve un grand sentiment de continuité, et de sens du continu, dont je ne savais rien alors, du continu corps-langage, et c’est ce qui me faisait faire ces associations de mots, comme « parole écriture », « forme-sens » et « dédicaces proverbes ». C’était bien « l’homogénéité du dire et du vivre ». Mais autant que je peux m’en souvenir, je ne sais pas si c’était ressenti comme des refus. C’était en fait un combat pour vivre, vivre ce qui m’arrivait. C’est un peu plus tard et graduellement que c’est devenu un « vaste combat », mais pas, ces grands mots, « contre la science et le mythe ». Et j’admire le relevé que tu fais de mes interventions aux Cahiers du chemin, car cela m’en apprend sur moi-même : c’était s’avancer expérience par expérience. Et ce non-savoir de l’aventure de pensée se faisait en même temps dans le pour de Pour la poétique. Un pour qui était par là même un contre.
Quant à Benveniste je venais de commencer à le lire et je ne pouvais en connaître alors que ce qui était dit dans  les Problèmes de linguistique générale, et je rejetais l’opposition entre « langage commun » et « langage poétique ». Mais il y avait aussi la formule fameuse «  sémantique sans sémiotique ». Oui il y a eu certainement pour moi une « impulsion Benveniste », comme tu dis, mais c’était alors inséparable de tout ce que je découvrais.
Je ne suis venu à la linguistique que très tard, à partir du moment où j’ai été à Lille l’assistant de Jean-Claude Chevalier, de 1963 à 1968. Avant, je n’en savais rien de rien, de mon agrégation de lettres classiques en 1959, et deux ans d’armée 1959-1961, puis deux ans prof de français au lycée de Fontainebleau, jusqu'à ce qu’il m’ait été donné « une place au soleil ». C’est ainsi que cela m’avait été dit. J’ai donc été un autodidacte en choses du langage. Et comme cela n’était pas séparable pour moi de ce que je vivais et qui donnait les poèmes qui sont devenus Dédicaces proverbes et dont je ne savais même pas si c’étaient de poèmes, j’étais loin, bien loin de savoir les choses comme tu les dis aujourd'hui, avec une telle hyper-conscience. Tout me semble alors plutôt brouillé. Je n’avais je crois aucune idée de ce que j’appelle et que nous appelons « théorie du langage ».

Lambrichs réunissait une diversité de singularités en écriture assez remarquable. Comment se passe de ton point de vue les rencontres, d’une part, en revue et, d’autre part, lors des repas hebdomadaires organisés par Georges Lambrichs et son épouse. Les amitiés se nouent, les discussions s’ouvrent : as-tu quelques souvenirs ? La discussion portait-elle sur la revue, la collection, les projets des uns et des autres, les actualités (littéraires, politiques…) ?

J’ai envie de dire qu’il y a eu une époque Lambrichs chez Gallimard. Mais nullement sur le plan de discussions théoriques, surtout sur le plan des amitiés que Georges Lambrichs réunissait et faisait naître. Et pourtant la conversation tournait toujours autour des choses de la littérature. Et il y avait un esprit des Cahiers du chemin. Cela a duré pour moi de 1970 à 1977, année où Georges Lambrichs renonce aux Cahiers du chemin pour prendre la direction de la NRF. Ce que nous avons tous regretté. Des souvenirs, oui, j’en ai, comme cette hilarité collective au cours d’un déjeuner, suscitée par la lecture de la première page d’un prix Goncourt qui venait d’être décerné, je ne sais plus à qui. L’oubli est plus charitable que la mémoire. Et on aimait être ensemble, grâce à Gilberte et Georges Lambrichs.
Pour revenir à Benveniste, je ne le connaissais pas personnellement et il ne m’était même pas alors venu à l’esprit de suivre ses cours au Collège de France. Rétrospectivement je ne peux même pas le comprendre. Aussi ta question « est-ce que tu as fait lire tes poèmes à Benveniste ? » résonne étrangement pour moi, me faisant comprendre que j’ai été en retard sur la vie. Il me semblait si loin de moi, inatteignable. Mais je lui envoyais mes livres, pas les poèmes mais ceux sur la poétique.
Et l’unique fois où je l’ai vu, c’est en 1976, huit jours avant sa mort. Parce que, malgré sa maladie, en 1969, je continuais de lui adresser mes livres par admiration. Et Jean Lallot est venu me trouver pour me dire que Benveniste souhaitait me voir. Parce que, ce que je ne savais pas, plus personne ne lui envoyait rien, le tenant pour mort intellectuellement. Alors qu’il était seulement aphasique. Jean Lallot et moi sommes allés le voir dans  sa chambre d’hôpital, où sa sœur s’occupait de lui, et nous conversions, Lallot et moi, vers et avec Benveniste, et il me serrait fortement la main chaque fois qu’il était heureux de ce qu’on disait. On devait y retourner tous les samedis. Mais il est mort huit jours après. J’ai dédié un poème  à Benveniste.
Oui, dans Le Signe et le poème je discute « avec Benveniste ». Mais je ne savais rien  alors de ce que je découvre maintenant chez lui, « sa poétique en chantier » comme tu dis. Un avenir nouveau s’ouvre pour Benveniste. Et ce ne sera pas non plus sans combats, étant donné ce qui règne dans  l’académisme philosophique, philologique et littéraire.

Dans la revue de Lambrichs, tu ne publies qu’une seule fois des poèmes (dans le numéro 13, certainement en prépublication de Dédicaces Proverbes). Pourquoi une seule fois sur tes dix-sept interventions dans la revue par ailleurs d’une importance considérable (nombre de pages : 385 environ !) et pourquoi aucune traduction (les réservais-tu au Nouveau Commerce ou Les Cinq Rouleaux avaient-ils permis de publier l’essentiel du travail accompli à l’orée de cette collaboration avec Lambrichs) ?

Tu as noté que je n’ai publié des poèmes dans les Cahiers du chemin qu’une fois, dans  le n°13, en 1971. C’était une prépublication de Dédicaces proverbes. Pourquoi une fois sur (et tu as compté !) dix-sept interventions dans la revue, et tu as même calculé que cela faisait 385 pages « environ »… Mais je n’en sais rien. Pourquoi aucune traduction ? C’est parce que je les réservais en effet pour les Cahiers du Nouveau Commerce, où trois sur cinq ont paru avant que cela fasse les Cinq Rouleaux, chez Gallimard.
Et tu as bien perçu l’ « ensemble » Benveniste que réunit Dans le bois de la langue. Ce rassemblement fait partie du combat du poème contre le signe, du nominalisme contre l’essentialisme, du continu corps-langage-poème-éthique et politique contre ce qui reste du structuralisme, des formalismes et des dualismes qui croient opposer le langage à la vie au lieu qu’ils n’opposent que la représentation sémiotique du langage à la représentation biologique de ce que Spinoza appelle « une vie humaine ».
En quoi la poétique se fait une poétique de la société, et une anthropologie radicalement historique du langage.
Mais tu posais encore d’autres questions.

Lambrichs te consacrait-il comme « théoricien » et soutenait-il par ta liberté d’écriture une situation inventive en regard, par exemple, de Tel Quel, la revue du Seuil et de Sollers. Je note que Chaillou dans ses « mémoires » parle « d’eux » et de « nous », ce qui signale bien une situation si ce n’est conflictuelle, du moins différentielle (Guyotat qui est en tête du n° 1 des Cahiers passera de l’une à l’autre). Et le même Chaillou à ton propos parle du « feu de tes commentaires » et de ton « argumentation torrentielle », comme s’il se complaisait à te faire jouer ce rôle de « théoricien polémique » ?

Oui peut être que j’étais plus théoricien qu’autre chose pour Georges Lambrichs. Mais je ne me souviens pas qu’il y ait eu pour lui conflit entre son équipe et Tel Quel. Et les souvenirs de Michel Chaillou disent un aspect du climat des discussions littéraires, où je passais pour polémiste. Je sais. J’ai l’habitude.

Dans ce « rôle » ou par cette situation au sein des rédacteurs de  la revue de Lambrichs, n’y a-t-il pas eu rencontre obligée avec Michel Deguy ? Vous étiez presque sur les mêmes « terrains » : lui à partir de la philosophie, toi  à partir de la théorie du langage. Puis le conflit semble assez rapide étant donné vos positions respectives que ce soit en regard des traductions de Celan si ce n’est de Celan (son papier dans le n° 10 et le tien dans le n° 14) mais plus généralement entre sa rhétorique figurale et ta poétique continue, avec ce moment singulier qu’est ton papier dans le n° 15 (prépublication de la préface au Poésie/Gallimard de Deguy, retirée depuis lors !). Mais Lambrichs vous « abrite » sous le même toit ( !) et cela s’est peut-être passé tout autrement…

Tu remues du passé qui est à la fois passé et pas passé. Lambrichs m’avait demandé une préface pour le premier recueil en poésie-poche de Michel Deguy. Nous étions alors amis. Je lui avais soumis mon texte et il m’avait demandé d’enlever deux lignes sur son catholicisme. Ce que j’avais fait. Cette préface était une étude sur son langage, son lexique. Mais la suite a montré que nous n’étions pas du tout sur les mêmes terrains. La rupture a été produite quand Lambrichs a publié dans le dernier numéro des Cahiers du Chemin, le n°30, un passage critique sur Heidegger, et qui était une pré-publication de Pour la poétique V, en 1978. Deguy m’avait invité à faire partie du comité de la revue qu’il créait, Po&sie. Quand ce texte a paru, j’ai reçu une lettre de rupture : « aux yeux du monde » nous ne pouvions plus être ensemble. J’avais écrit le liminaire non signé de Po&sie . Je lui dis, alors je reprends mon texte. Il me répond : « mais tu nous l’as donné ». Ainsi nous n’étions plus du même monde. Et depuis Deguy a fait retirer ma préface de son livre de poèmes. On m’a même rapporté que pour lui je serais son « pire ennemi ». Étrange conception de la vie intellectuelle.

Est-ce que Lambrichs associait tes interventions dans la revue et tes publications dans la collection (la maison Gallimard note encore à ce jour que tu es le troisième auteur le plus fidèle à la collection du « Chemin » après Butor et Le Clézio en nombre de titres) : il engageait vraiment avec toi un contrat au long cours te laissant grande liberté de pensée ? Toutes tes contributions reviennent dans tes livres du « Chemin ». Mais je me pose la question suivante : tu donnes l’impression d’un travail titanesque à ce moment-là, aussi est-ce que Lambrichs et ce qu’il offrait (avec la NRF par la suite) a été un aiguillon ou plus simplement une merveilleuse occasion de donner tout ce qui écrivait par ton travail une poétique en situation ? Question annexe : pourquoi ton nom disparaît-il des numéros 25-29 pour réapparaître dans le dernier avec le liminaire de Poésie sans réponse ?

Il n’est pas facile de répondre à tes questions parce qu’elles semblent présupposer du concerté, du voulu, là où il n’y avait peut être vraiment comme tu dis, qu’un « contrat au long cours » avec « grande liberté de pensée ». Bien sûr, il y avait du continu entre ce qui paraissait dans les Cahiers du chemin et dans la collection du « Chemin ». Oui, un aiguillon, et généreux. Et le passage de Lambrichs à la NRF, avec l’abandon des Cahiers, a été malheureux. Plus un lâchage de certains par Lambrichs. Mais je ne me rappelle pas pourquoi, comme tu dis, je disparais des n°25 à 29 des Cahiers. Il n’y a jamais eu la moindre brouille entre Georges Lambrichs et moi. De 25 à 29, c’est de 1976 à 1977, et je publie Pour la poétique V en 1978, je commence à travailler à Critique du rythme. C’est pourquoi il y a ce trou. Mais je publie « Langage histoire une même théorie » en 1977 dans le premier numéro de la NRF dirigé par Lambrichs.

Alors, quarante ans après, penses-tu que ce moment Cahiers du Chemin ait été un laboratoire de la poétique, un atelier merveilleux plein d’avenir ? Quel meilleur souvenir ? Quel regret ? Et surtout quel constat sur le chantier qui s’y est vraiment ouvert et que depuis lors tu as élargi aux dimensions d’une aventure intellectuelle dont je suis loin d’avoir parcouru tous les « cahiers » pour en apercevoir le continu du « chemin » ? Je m’arrête avec ce qui est peut-être le plus important : Les Cahiers t’ont-ils aidé ou tes contributions aux Cahiers t’ont-elles engagé encore plus qu’auparavant dans Europe… vers l’écriture de la pensée et la pensée de l’écriture, vers le rythme, le sujet, le poème contre tous les positivismes et dogmatismes ou conservatismes (même d’avant-garde) de l’époque ?

Et comme tu y vas, quarante ans après… Je crois que pour tous ceux qui y ont participé, toutes différences gardées, les Cahiers du chemin ont été un merveilleux lieu de liberté. Et d’amitié. Un atelier, oui. Mais pas un « laboratoire de la poétique », sinon que là j’entends mon aventure personnelle. Les Cahiers du chemin m’ont aidé, mais aussi la revue Europe, autre lieu de liberté où je suis encore. Et la revue Esprit. Chacun mène son aventure. Nul ne sait où il va. C’est le bonheur de vivre.

N.B.: Pour voir les interventions d'Henri Meschonnic dans Les Cahiers du Chemin, c'est ici: http://lescahiersduchemin.blogspot.fr/2010/01/henri-meschonnic-dans-les-cahiers-du.html



jeudi 15 mars 2012

Deux suites et un psaume : Alexis Pelletier joue poème


Alexis Pelletier, Comment quelque chose suivi de quel effacement, L’Escampette éditions, 2012.
Alexis Pelletier, PsalmMlash, gravures de Vincent Rougier, Rougier V. éd., 2012.


Deux suites comme deux moments d’un même mouvement qui demandent sans questionner parce qu’aucune réponse n’est exigée autre que d’accompagner
La voix cherche l’accompagnement ou la compagne, si l’on veut mais rien ne se décide et c’est peut-être l’accompagnement qui cherche sa voix.
La compagnie dans ces deux suites, ce sont les références : ces sorties qui n’en finissent pas de faire leur entrée en matière, en poème pour l’ouvrir, le déranger, le détourner, le faire tourner bourrique – c’est trop fort parce que ça reste dansé.
Le poème, il s’y retrouve dans ces dérapages, ces fugues et reprises, ces embardées et freinages pour toucher au cœur – au risque de s’effacer (ou de s’enfoncer ? de s’envoler peut-être bien également ?)
Mais si c’est quelque chose qui s’efface ou si c’est quelqu’un qui s’efface, c’est-à-dire si c’est quelqu’un qui se retient d’oser dire son désir jusqu’à la chose ? 
Ce qui est plus que certain même si le mouvement ne permet pas d’affirmer quoi que ce soit, c’est que ça ne saurait se dire quand bien même tout est dit, circonstancié, référencé – et c’est très précis comme des bonnes notes de bas de page sauf que c’est pleine page ou disons plutôt pleine voix, plein chant.
Une retenue volubile donc. Où s’emmêlent les cœurs et les choses, les corps et les causes, les cause toujours tu m’intéresses au pied de la lettre et les ça suffit je reprends depuis le début au pied de la note – mais ça se dirait da capo
Un recommencement avec ses couplets et son refrain ses rengaines et son poème. Un recommencement du poème à toutes ses étapes avec toutes ses histoires. Et si la mémoire flanche, le lapsus rattrape vite l’air qui de rien porte jusqu’à tout ne pas dire : ça s’entend tellement fort dans son silence même.
Ces deux suites d’un même mouvement où la forme sonate s’efface pour mieux faire entendre la petite musique sous la grande de nos phrases : le phrasé de nos vies et le silence des bruits du monde et les résonances des références et…
Parler de forme sonate pour les jeux de tons dans le poème : voisinages, éloignements, réexposition – mais la structure danse sa densité jusqu'à sauter comme un disque vinyle ou ce serait l'humeur, l'humour.

Ces deux suites d’une danse où la voix se voit dans son écoute : elle est toujours l’appel d’un alter ego et toujours l’accueil de son tu, de sa relation – reliance et racontage.
Sa reprise de voix fait son infinie diction d’un chant des chants : celui de sa fuyante qui fait battre son cœur : et il court les poèmes comme on dit les rues.

Alexis Pelletier en aurait écrit la partition pour que quiconque puisse les jouer, ces deux suites d’un même mouvement.

Et au même moment, sa doublure nous envoie ses psaumes : contre-chant ou déchantement pas forcément désenchanté ? Certainement : la petite voix qui peut grincer, crier, moquer, déraper, et surtout ornementer : bref, Mlash, ce « personnage d’ébauches » (Tarabuste, 1996) viendrait comme augmenter les risques de la voix dans ses suites non pour rendre tragique le poème et son mouvement d’écoute mais pour multiplier la doublure de chaque voix, de chaque répons, le tu de chaque je. On n’sait jamais : faut pas arrêter la musique…
Un CD avec le psalmiste doublant son Mlash est disponible : bref, Mlash accompagné par Alexis Pelletier dans son souffle psalmodié : vous allez chanter a capella : le poème est sans prothèse, sans thèse autre que sa muse, sa musique, sa Zipwé...

samedi 3 mars 2012

nous (r)irons en Laponie (avec Dotremont)

La très belle exposition "Christian Dotremont Logogrammes" au Centre Pompidou qui s'est tenue du 12 octobre 2011 au 2 janvier 2012 et son catalogue dans la collection "Cabinet d'art graphique" m'a donné l'occasion de relire l'oeuvre de Christian Dotremont et de me souvenir de sa "terre d'élection" : la Laponie (voir l'autre exposition de 2011 : "Ici, ma terre d'élection: Christian Dotremont et le Nord" au Lönnström Art Museum à Rauma en Finlande).


Voyage du quotidien qui n’était plus le quotidien, et d’autant plus que je voyageais avec elle – Où ?
– Où je ne voyageais qu’avec elle, près d’ici, autrement loin, ailleurs, de toute façon, même ici ou je meurs.

[Christian Dotremont (1922-1979), fin du logogramme « Diptyque », 1978 – dans Œuvres poétiques complètes, Mercure de France, 1998, p. 522]

Christian Dotremont in Lapland. Unknown photographer.

exagérer l’écriture cursivement
la doubler ou encore doubler l’écriture
cursive pour cursivement exagérer
enfin la perdre enfin perdre l’écriture
jusqu’à se retrouver dans le cursif
de l’écriture perdue éperdument cursive
voilà je me relis et trouve ce que j’ai écrit
ou ne trouve pas et alors je brûle mes papiers
au feu pour la perte des écrits illisibles ou lisibles
ces écrits ne m’écrivent plus voilà je me
redis l’écriture cursive exagérée
peut me redire alors j’écris finement
la légende au crayon à papier bien
lisiblement dans une écriture
cursive qui n’exagère plus
du tout parce qu’elle a déjà
bien assez exagéré
voilà tu me lis
enfin me dis-je
tu me dis
enfin me
lis-je oui
l’écriture
a eu
son
mot à dire
me dire à toi
ne médis pas l’écriture exagérée
cursivement je n’exagère rien du tout ou
plutôt l’écriture n’exagère pas elle
s’étrange un peu et l’habitude
tellement étrangère à l’étrange
illisible que je tu devenons
l’écriture transparente à travers
le papier non ce n’est pas du tout
Jure-moi de jouer, "snow-log", 1976. Photo Caroline Ghyselen.

illisible c’est étrange familiarité des transparences
je ne m’y reconnais plus ou plutôt je découvre tes doublures et avec
mon double ton inconnue s’écrivent nos étrangetés
s’écrivent contre tout ce qui veut écrire trop
vite le reconnu tout contre le reconnaissable le connu trop vite ton identité tes papiers et ton vécu sous mes catégories tes commentaires
le lu ou le lu trop vite
trop vite connu les deux parce que trop
vite écrit sachant avant d’écrire ce que la main écrit pas
la vitesse de nos volubilités elle sait trouver les retenues de nos volubilités
à l’envers ou sans savoir l’écriture nue toute noire prend nos mains toutes blanches
ta main oui elle écrit ma main tu me la donnes et je ne te vois pas la tienne
ma main écrit sans savoir ou ce n’est plus toi ni moi
ta main ma main écrit si elle écrit tout ton corps ta main me traverse
ma main n’écrit pas si elle n’écrit pas avec tes airs et tes histoires et je la laisse t’écrire dans tout mon corps il tombe dans ton corps de l’autre côté de la page
ma main ne rédige pas ta main me corrige et retourne la page pour voir
enfouie dans cette prairie de neige
et de lointain
l’écriture
de nos
silences
je finis les dessins-mots les peintures-mots
l’écriture devient ton paysage où s’écrire
c’est la relation de ton langage
tu tues les termes mon écriture devient sans
Or, les choses du paysage lapon hivernal, 1975, Indian ink on paper, Collection of the French-speaking Community of Belgium.

mots et sans dessins sans peintures et sans mots
nous commençons sur un champ de neige
dans un pays sans écriture connue
où est la relation pas à pas je roule dans tes déliés
à même le monde la terre le champ la neige tu me ligatures
puis avec les hommes qui marchent les hommes qui mangent les hommes
qui chassent qui ne calligraphient pas qui tracent leurs errements
leurs relations en écriture de pas de pas de lapons de laponie
et il neige dans l’encre noire dans nos traversées du blanc de nos draps
oui de nos drames de nos dramatricules
de nos voyages à dos de rennes où j’erre dans ton air
je lape tes lettres et tu racontes nos histoires anthropographiquement
tu dis et j’écris sur le cercle polaire de nos aimants
les enfants gribouillent longtemps les hommes
gribouillent encore dans tout le sens dessus
dessous l’écriture dans le premier gribouillis
dans le premier pas sur la feuille tombée
sur la neige fond le sens de toute création et relation
pas seulement direction prise nos gribouillages
ouvrent l’espace en temps et le temps s’espace
de l’écriture du sens de la vie ma vie ta vie en une seule
main tenue ta main dans la tienne peut tracer la lecture
elle apprend à lire où l’écriture a appris à lire
chaque fois sans savoir chaque fois
recommencée le mouvement exercé de la main
du sens qu’elle trouve à tout le corps à toute la vie
la vie grouille dans le sens de ta main
gribouilleuse l’écriture cursive exagérée de ma main
elle laisse les calligrammes aux donneurs
de sens elle abandonne la forme aux biens portants
ils ont du genre et du style d’époque
l’écriture cursive exagérée me naît
dans ta course elle naît ma naissance
essoufflée elle est le lieu de ta géographie
naissante je suis les logogrammes de ma naissance
en écriture cursive je cours l’écriture
de ta naissance donc je suis écrit
exagérément enlevé volé kidnappé happé
je suis la nappe d’un enlèvement
l’enlèvement d’une nappe d’être
quelques-uns remettent la table de l’identité
je secoue la nappe et lis les reliefs
de mon enlèvement dans la logorrhée
de tes gribouillis j’écris ma légende dorée
toute noire noircie dans ta neige
en plein commencement de Laponie
une danse inouïe de Sami en plein Paris
un pari sans coup férir un logogramme léger
léger comme les flocons de ton amour en Laponie
et lourd comme les pas de l’ours du sens
qui danse qui danse avec mes amis les Samis
mon logogramme est mon samizdat
pour des désaccordements pas du tout réaccordés
parce que je t’aime musicalement désaccordée
harmonieusement communiste décollectivisée
je t’aime en langue de demi-mots de bois fendu
de cœur percé de neige gelée de bâton lapon
en Laponie infiniment tu me géographies à l’envers
du poème nous (r)irons en Laponie à deux mains