mardi 8 mai 2012

Avec Ariane Dreyfus, le sens de la vie : nous nous attendons




Ariane Dreyfus n’écrit pas des poèmes mais des livres de poèmes. Son attention est extrême s’agissant ce qui fait un livre, son écriture et donc sa lecture : une tenue et une teneur, l'une dans et par l'autre. Lesquelles ici se soutiennent d’un préambule et d’annexes où la rencontre d’une œuvre et le chantier de ses poèmes viennent étayer non l’édifice mais la recherche elle-même comme expérience où vie et poèmes mêlent leurs enjeux. La tenue c’est l’éthique d’un langage qui fait toute sa place à ce qui vient. La teneur c’est la poétique d’une vie qui ne cesse d’augmenter un vivre poème où la beauté gagnée vient de son utilité. Cette interaction exige une relation éperdue, une reconnaissance sans savoir, une aventure continuée.
Ce livre reconnaît avec et par l’œuvre de Gérard Schlosser une activité continuée – son sous-titre Reconnaissance à Gérard Schlosser peut être entendu comme la légende d’une activité et donc la critique d’une catégorisation générique qui ignorerait cette activité. Il s'agit, sans savoir, de trouver un sens de la vie qui ne cesse d’augmenter sa condensation empirique en croisant l’évidence et l’inouï. Cela demande d’éliminer les habitudes, qu’elles soient de l’ordre de la maîtrise ou de l’expérimental. Tout y est expérience, en cours, d’un inaccompli. On pourrait vite rapporter ces tentatives réitérées (six séquences de 7-11-12-13-14-7 « poèmes » avec un liminaire titré : « on verra bien ») à une catégorie métaphysique qui alors anéantirait une telle activité continuée : le désir ou le plaisir voire l'amour si ce n'est le sexe… Certes, des scènes (les titres-paroles ne manquent pas d’évoquer une théâtralité à l’œuvre) semblent illustrer comme autant de vignettes le régime esthétique d’une poésie se mêlant de peinture – mais contrairement à ce que pense Rancière, le poème comme le tableau sont des performatifs d’un je-relation qu’aucun régime ne saurait assigner au désir, au plaisir, au beau voire au laid, à l'amour ou au sexe, autrement qu’à tuer la vie qui passe de je en je, de tableau en poème et l'inverse, d'écriture en lecture et l'inverse. Avec Ariane Dreyfus, le poème (en livre) ne vient pas du tout illustrer – voire s’illustrer. Il travaille une matière comme fait la peinture qui ne produit pas des images – et donc l’invente : ni mots ni couleurs et encore moins idées, mais une matière entièrement sujet (je-tu), au sens épique également : ici la matière relation pleine de corps et on pense à Paul Celan redéployant une matière Bretagne – "Bretonischer Strand" dans Von Schwelle zu Schwelle. Matière qui est la vie ou le sens de la vie – comme disait Tsvetaïeva: "Ma spécialité à moi est la vie". On est loin de tout formalisme linguistique ou stylistique mais au cœur d’une intensification de la relation forme de vie-forme de langage (« Plus importante qu’une phrase la forme d’un homme », p. 68) :
Sur le banc du parc

Un seul baiser est une
Des mille petites feuilles
Comme le sexe est d’avril ! (p.71)

La matière est épaisse et légère à la fois – les aplats forts de couleur de Schlosser augmentent également le grain des peaux et tissus ou morceaux de nature et en même temps c'est l'aérien qui emporte ou comme disait Braque l'entre : le palimpseste énonciatif du livre avec ses emprunts, ses titres-paroles, ses stations où s’emmêlent, prosodiquement et sans aucune indentité autre que l’épaisseur des expériences relationnelles, il et elle – ce qui est vient entre il et elle qui ne sont donc pas les termes mais les opérateurs d'une relation si ce n'est d'une relation de relation – d'où le passage par une narrativité  théâtrale. Cet impersonnel est ici la recherche d’un intime extérieur trouvé : ça doit se voir presque sans rien montrer – mais plus que voir ce serait écouter exactement comme font les tableaux de Schlosser qui, parce qu’ils n’offrent à la vue qu’un détail, une vue de près, nous font approcher au plus près de ce qu’il n’y a pas à voir mais à vivre, à écouter battre comme éternel commencement : « sur l’oreiller la joue fait commencer le visage » (deux fois : p. 58 et p. 61). Alors : « la couverture au poids presque vivant » : oui, la matière prend ! et « le ciel / Et la pente // Disent : "Viens !" aussi fort l’un que l’autre » (p. 52): oui, la matière emporte.
Ce livre de poèmes continue de partout les toiles de Schlosser et par elles le sens de la vie : « un cri de couleur » (49) et aussi « C’est si calme d’aimer » (p. 58). Partant de et inventant cette matière – je songe ici au beau livre de Bernard Vargaftig et à Pierre-Jean Jouve, ce livre nous transforme en attente, parce que « Je vais venir m’allonger avec toi » – dernière parole-titre. Un inaccompli qui est un à venir amoureux du poème, du livre de poèmes, alors même que le livre a augmenté ce qui fait toute sa force inouï : « Le corps n’en a pas fini » (p. 25). Peut-être que le sens de la vie y a trouvé un dire qui fait infiniment ce qu’il dit, en poème, en lumière, en air : nous nous attendons.

Ariane Dreyfus, Nous nous attendons: Reconnaissance à Gérard Schlosser, Le Castor astral, 2012, 160 p., 14 euros.



lundi 7 mai 2012

notre monde commence


notre monde commence
toujours sous les pouvoirs ta page
pleine de voix je t’aime

décrire comme mécrire rien que littérature
sans entendre
les silences du cri renouent nos sanglots longs
et ils disent le printemps quand tu fais la petite
lumière au fond des jours nos nuits

expertiser comme maîtriser des discours
sans paroles
ils disent au mégaphone médiatique les violons
et tu scates les automnes de mes onomatopées
quand on fait l’amour en guerre sociale

s’écrire comme s’enfuir en pays inconnu
sans bagages
ils disent sans papiers et rétention les camps
no man’s land monotones s’entendent nos enfants
dans leurs mains tu m’envoles ce poème

le 6 mai 2012 au matin

samedi 5 mai 2012

Chaillou : un art poétique du démodé


Michel Chaillou, Éloge du démodé, Paris, Éditions de la Différence, « Politique », 2012, 96 p., 12, 20 €.
Michel Chaillou, 1945 (2004), Paris, Éditions de la Différence, « Lire & relire », 2012, 256 p., 16,25 €.

L’allure romanesque de Chaillou vous emporte toujours par la voix : on relira donc avec bonheur 1945 et au moins son premier paragraphe. Sa dernière phrase donne le ton du phrasé, son élan et son souffle, de tout le livre qu’on n’avait plus depuis sa première édition au Seuil en 2004 : « Il y a déjà trop de recoins d’ombre dans cette bâtisse et comme j’y ajoute les miens ! » Ce grand livre de l’adolescence ou plutôt d’une adolescence démodé où aurait hérité « d’une voix fantôme » voire d’un « double d’air », ce Samuel Canoby qui porte la dédicace et « qui sera le héros des livres » que Chaillou inventait « pour fond de préau » à l’intention de ses congénères.
« Tenez, il n’y a pas longtemps, une femme dans un train, un après-midi ». Ainsi commence Éloge du démodé, ce monologue débordant de dialogisme. « Mais qui entend le pourparler des choses ? » Chaillou ne cesse d’augmenter l’écoute (« cette autre manière de voir ») et notre écoute s’embarque dans et par la sienne au ras d’un phrasé qui sait nous perdre dans ses parenthèses. Chacune constituant, nous dit Chaillou, une « idylle permanente que j’entretiens avec les instants ». Il précise à contre époque : « Je ne coïncide jamais » ! Il nous fait faire souvent le grand écart. Il résulte pourtant, avec la facilité déconcertante du racontage de Chaillou, du jeu des multiples pas de côté qui font qu’on n’est pas « vraiment contemporain » parce qu’hier et avant-hier vous tirent vers une « obscure contrée » où poussent les « oreilles d’âme ». Et voilà Chaillou qui confie à nos oreilles qui grandissent (comme celles de l’âne, « ce cheval démodé » ?) ses lectures buissonnières de Julien l’Apostat à Thomas Corneille, du sieur de Somaize à Fronton, précepteur de Marc Aurèle quand le sieur l’était des Précieuses… Et voilà que le fleuve du roman de la pensée charrie ses galets (ou perles qu’on enfile pour quel collier démodé ?), formules qui tournent parce que la pensée avec Chaillou ne s’arrête pas à la phrase mais roule dans un phrasé : « Le démodé est quelqu’un du soir qui souhaite changer ses crépuscules en nouvelles aubes ». Alors Chaillou ne cesse d’ouvrir pour nous, non sans poussière c’est-à-dire fumée et donc quelque feu qui couve, des livres démodés pour « apprendre à feuilleter l’oubli », si ce n’est fouiller nos « obscurités ».
Chaillou, contrairement à bien des Cassandres d’aujourd’hui, ne durcit jamais le ton voire la leçon : son démodé, cet éloge du « reflux », est la recherche d’une attitude qui continuerait un sentiment, une humeur pour ne cesser d’aller son allure et « qu’importent les moqueries ! ». Chaillou, qui a longtemps frayé avec Montaigne et même son domestique, sait l’heuristique de tout égarement quant au phrasé et peut-être même quant au quotidien du vivre voire à ses embardées. Et le voilà citant Voiture, « le Valère des Précieuses » ! et si sur la ligne Paris-Le Croisic, ce sont deux jouvencelles qui semblent le démoder, il arbore les « vers rimés en 1577 » de Marc Papillon de Lasphrise : un esprit d’enfance pour que le français devienne « du latin démodé » et son radoteur « bilingue de ses jeunes années » ! Et Chaillou de rappeler comment la notion d’« extrême-contemporain » qu’il avait lancée par antiphrase, plaisanterie et même malignité, dans Po&sie n° 41 en 1987, a été reprise au pied de la lettre, c’est-à-dire d’un présent sourd à la « confidence chuchotée », au « pas de danse » du manque de sérieux des Chapelle et Bachaumont voyageant « en France et autre pays en prose et en vers »… Sans du tout éviter « le monde du chiffon », le voilà en démodé : vieux et jeune sans plus aucun modèle !
Ce livre est un pas de côté dans ce qu’il est donné à lire en ce moment, dont on sort le regard, et donc l’esprit, réajusté – cela fait du bien car les costumes que le contemporain nous oblige à porter sont bien loin d’aller à nos rêveries et autres pensées vagabondes qu’ils ajustent toujours au goût du jour. C’est surtout la phrase, cette teneur du langage et donc de la vie, qui en revient toute rafraîchie.