samedi 5 mai 2012

Chaillou : un art poétique du démodé


Michel Chaillou, Éloge du démodé, Paris, Éditions de la Différence, « Politique », 2012, 96 p., 12, 20 €.
Michel Chaillou, 1945 (2004), Paris, Éditions de la Différence, « Lire & relire », 2012, 256 p., 16,25 €.

L’allure romanesque de Chaillou vous emporte toujours par la voix : on relira donc avec bonheur 1945 et au moins son premier paragraphe. Sa dernière phrase donne le ton du phrasé, son élan et son souffle, de tout le livre qu’on n’avait plus depuis sa première édition au Seuil en 2004 : « Il y a déjà trop de recoins d’ombre dans cette bâtisse et comme j’y ajoute les miens ! » Ce grand livre de l’adolescence ou plutôt d’une adolescence démodé où aurait hérité « d’une voix fantôme » voire d’un « double d’air », ce Samuel Canoby qui porte la dédicace et « qui sera le héros des livres » que Chaillou inventait « pour fond de préau » à l’intention de ses congénères.
« Tenez, il n’y a pas longtemps, une femme dans un train, un après-midi ». Ainsi commence Éloge du démodé, ce monologue débordant de dialogisme. « Mais qui entend le pourparler des choses ? » Chaillou ne cesse d’augmenter l’écoute (« cette autre manière de voir ») et notre écoute s’embarque dans et par la sienne au ras d’un phrasé qui sait nous perdre dans ses parenthèses. Chacune constituant, nous dit Chaillou, une « idylle permanente que j’entretiens avec les instants ». Il précise à contre époque : « Je ne coïncide jamais » ! Il nous fait faire souvent le grand écart. Il résulte pourtant, avec la facilité déconcertante du racontage de Chaillou, du jeu des multiples pas de côté qui font qu’on n’est pas « vraiment contemporain » parce qu’hier et avant-hier vous tirent vers une « obscure contrée » où poussent les « oreilles d’âme ». Et voilà Chaillou qui confie à nos oreilles qui grandissent (comme celles de l’âne, « ce cheval démodé » ?) ses lectures buissonnières de Julien l’Apostat à Thomas Corneille, du sieur de Somaize à Fronton, précepteur de Marc Aurèle quand le sieur l’était des Précieuses… Et voilà que le fleuve du roman de la pensée charrie ses galets (ou perles qu’on enfile pour quel collier démodé ?), formules qui tournent parce que la pensée avec Chaillou ne s’arrête pas à la phrase mais roule dans un phrasé : « Le démodé est quelqu’un du soir qui souhaite changer ses crépuscules en nouvelles aubes ». Alors Chaillou ne cesse d’ouvrir pour nous, non sans poussière c’est-à-dire fumée et donc quelque feu qui couve, des livres démodés pour « apprendre à feuilleter l’oubli », si ce n’est fouiller nos « obscurités ».
Chaillou, contrairement à bien des Cassandres d’aujourd’hui, ne durcit jamais le ton voire la leçon : son démodé, cet éloge du « reflux », est la recherche d’une attitude qui continuerait un sentiment, une humeur pour ne cesser d’aller son allure et « qu’importent les moqueries ! ». Chaillou, qui a longtemps frayé avec Montaigne et même son domestique, sait l’heuristique de tout égarement quant au phrasé et peut-être même quant au quotidien du vivre voire à ses embardées. Et le voilà citant Voiture, « le Valère des Précieuses » ! et si sur la ligne Paris-Le Croisic, ce sont deux jouvencelles qui semblent le démoder, il arbore les « vers rimés en 1577 » de Marc Papillon de Lasphrise : un esprit d’enfance pour que le français devienne « du latin démodé » et son radoteur « bilingue de ses jeunes années » ! Et Chaillou de rappeler comment la notion d’« extrême-contemporain » qu’il avait lancée par antiphrase, plaisanterie et même malignité, dans Po&sie n° 41 en 1987, a été reprise au pied de la lettre, c’est-à-dire d’un présent sourd à la « confidence chuchotée », au « pas de danse » du manque de sérieux des Chapelle et Bachaumont voyageant « en France et autre pays en prose et en vers »… Sans du tout éviter « le monde du chiffon », le voilà en démodé : vieux et jeune sans plus aucun modèle !
Ce livre est un pas de côté dans ce qu’il est donné à lire en ce moment, dont on sort le regard, et donc l’esprit, réajusté – cela fait du bien car les costumes que le contemporain nous oblige à porter sont bien loin d’aller à nos rêveries et autres pensées vagabondes qu’ils ajustent toujours au goût du jour. C’est surtout la phrase, cette teneur du langage et donc de la vie, qui en revient toute rafraîchie.



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