vendredi 22 juin 2012

Triages 2012 : la revue des éditions Tarabuste en trois fort volumes

Un dossier passionnant :
Une anthologie avec des écritures qu'on aime (Caroline Sagot Duvauroux, Amandine Marembert, Guy Perrocheau et tous les autres) :

Un numéro aux rubriques riches avec, entre autres, un long entretien avec Bernard Vargaftig qui nous a quittés en janvier 2012, et une relecture de Critique du rythme d'Henri Meschonnic paru il y a 30 ans :


lundi 11 juin 2012

De Benjamin Rabier (1864-1939) à Philippe Corentin (né en 1936) : la vache qui rit jaune


L’œuvre considérable de Benjamin Rabier (1864-1939) et en son sein les seize albums des Aventures de Gédéon (1923-1939) constituent certainement l’expérience artistique de référence pour une œuvre toujours en cours comme celle de Philippe Corentin, né en 1936. Inutile d’évaluer quelque influence ou de montrer un intertexte actif de Rabier à Corentin mais nécessaire de tenter de saisir une tradition artistique puissante qui, de l’un à l’autre, ne cesse de nourrir une force critique rabelaisienne en littérature enfantine. Ce qui n’est pas sans poser quelques paradoxes : à rebours de bien des productions destinées à l’enfance et des habitudes scolaires encadrant la littérature, ces deux auteurs poursuivent une critique dynamique des moralismes prescripteurs et autres instrumentalismes qui hantent la création et la médiation littéraires pour l’enfance, sans pour autant verser dans un ludisme de pacotille ou un humour kitch. Frôlant la catastrophe, le rythme de leurs albums inventent un sujet du racontage où le rire est puissamment carnavalesque, au sens de Bakhtine. De Rabier à Corentin, il y aurait donc une « vache qui rit » jaune, c’est-à-dire des personnages et des situations certes risibles voire grotesques mais qui d’abord engagent une force critique infinie, et des institutions et attitudes d’encadrement de l’enfance, et de ceux qui les perpétuent jusqu’en littérature pour l’enfance

Benjamin Rabier : 
la vache qui rit ou la prosodie généralisée du rire animal

Qualifié par Apollinaire comme le « plus spirituel de nos animaliers », Benjamin Rabier (1864-1939) qui lui « rappelle par plus d’un trait les deux fabulistes [Esope et La Fontaine] et avant tout parce que, s’ils écrivaient des fables, lui en dessine », est pour le poète et critique d’art qui préface le catalogue de son exposition d’aquarelles inédites à la Galerie d’art Deplanche du 8 juin au 4 juillet 1910, « au courant de tout ce qui se passe chez les animaux, nul n’a dessiné et ne dessine de plus amusante façon les scènes de leur vie quasi humaine… » : « Ses distractions les plus vives sont d’étudier les physionomies et les gestes de tous les animaux depuis ceux que l’on appelle inférieurs, jusqu’à l’homme et l’autobus, cet animal supérieur entre tous[1] ». Mais Apollinaire déplace l’éloge du fabuliste et animalier vers son chien :
On m’a affirmé – mais l’on affirme tant de choses – que Benjamin Rabier avait un chien dont il entendait merveilleusement le langage.
Cette bête d’une intelligence rare se serait donné la tâche, paraît-il, de recueillir parmi les chiens ses amis et de rapporter à son maître une foule d’histoires plus extraordinaires les unes que les autres sur les bonhommes de neige, sur Azor, sur Médor ou Briffault, sur ma mère l’Oye, sur Jeannot Lapin et même sur Chantecler[2]
Il me semble qu’Apollinaire sait y faire et, par l’occasion qui lui est donnée, donne une bonne leçon aux amateurs d’art et de littérature souvent engoncés dans leurs catégories savantes voire méprisantes. On peut rappeler qu’un bon mois avant cette préface, il chroniquait une exposition de portraits d’enfants célèbres par des peintres du grand art (de Fragonard à Renoir en passant par La Tour) au palais de Bagatelle sans s’offusquer le moins du monde d’y avoir adjoint des « jouets précieux et charmants » regrettant toutefois l’absence de « jouets bon marché, qu’on brisait pour voir ce qu’il y avait dedans ». Apollinaire comme Walter Benjamin non seulement s’intéresse aux cultures de l’enfance voire aux arts dits périphériques et quand il signale le pied de nez que les légendaires fabulistes souvent réduits à quelques « défauts » (Ésope et sa bosse, La Fontaine et sa distraction) ont toujours fait à la littérature, c’est pour suggérer avec Rabier une valeur qui fera ici le départ de ma réflexion : « La sveltesse de Benjamin Rabier n’est déparée par aucune gibbosité dorsale » - belle critique faite aux sommités littéraires en partant de la littérature enfantine. On a vu que les distractions et donc les égarements de l’animalier engagent une anthropologie artistique qui ne se réduit pas à un humanisme abstrait si ce n’est à un parisianisme voire à une chapelle d’arrondissement. Bref, notre animalier engage une anthropologie svelte qui amuse au point de faire rire les vaches. Jusqu’à ce pendentif bovin de la vache qui rit qui a fait connaître Rabier au-delà des galeries, revues satiriques et enfantines, albums et autres ouvrages écrits tout en dessins. Jusqu’à l’anonymat de sa manière artistique que les fromageries Bel de Lons-le-Saunier ont rendue célèbre. J’aimerais apporter une nouvelle explication à ce succès en deux temps. Premier temps : l’origine de ce nom de marque vient de la vache hilare sur les camions de ravitaillement de viande pendant la grande guerre dessinée par Rabier et dénommée par les poilus la « Wachkyrie », allusion aux Valkyries de Wagner qui accompagnaient les assauts des braves soldats de l’armée allemande ; l’affineur de Comté y était affecté et a fait appel à Rabier en 1921[3] ; c’est donc qu’avec Rabier, le premier poilu venu a l’œil qui écoute, comme disait Claudel. Second temps : Rabier est fabuliste et s’il met à sa « Wachkyrie » des boucles d’oreilles dans une mise en abyme de la boîte de fromage ou de crème du Haut-Jura, ne serait-ce pas que le fabuliste sait trop bien sa leçon : « Mon Bon Monsieur / Apprenez que tout flatteur / Vit au dépens de celui qui l’écoute. / Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. / Le Corbeau honteux et confus / Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus ». Rabier a d’ailleurs réalisé à la même époque une étiquette pour la fromagerie du Moulin de Vandon à Souvigny-de-Touraine sur laquelle figure le Corbeau et le Renard . Le fromage du Jura devait bel et bien finir aux oreilles d’une vache qui rit. La prosodie n’est pas que du son : c’est du sujet…
Aussi, la mise en abyme est-elle à mettre au compte d’une prosodie généralisée à l’œuvre chez Rabier. Je l’appellerais l’explosante-fixe en prenant bien sûr l’expression à André Breton dans sa dernière phrase de Nadja (1928). Chacun des seize albums de Gédéon le canard, série commencée en 1923, offre au moins une scène qui concentre cette manière prosodique : l’explosion qu’elle soit prise au pied de la lettre ou métaphore d’un rassemblement ou à l’inverse d’une dispersion à partir d’une focale. 

L’explosante-fixe organise le principe de répétition dans un mouvement à proprement parler sans bornes qui déclenche ce qu’on peut bien appeler le fou rire. Une telle prosodie fait coup double : l’accumulation des éléments même cachés d’une scène ouvre un inventaire à la Prévert et le cadre orthogonal de l’image et donc de la lecture se voit explosé en autant de cercles qui augmentent par là-même la force d’un hors-champ et la suggestion d’un infini de la lecture et de l’imagination. Philippe Corentin dans sa Mademoiselle Sauve-qui-peut[4] l’avoue : « c’est un hommage évident à Benjamin Rabier. Tous les animaux qui s’enfuient, terrorisés, c’est Rabier[5] ». 

Déjà dans Flambeau chien de guerre paru en 1916, Rabier avait organisé les aventures de son héros qui fait son devoir de patriote autour de planches explosantes-fixes dont le texte continuait la même prosodie :
Et cette taupe avait ceci de particulier qu’elle… n’en était pas une ! Cette taupe, c’était un sapeur boche, s’il vous plaît, qui, perdant la notion des distances, avait trop profondément avancé sa sape ! Il était passé sous nos lignes, sans même s’en douter.
Jugez de la stupeur et de l’effroi que produisit l’apparition de cette taupe énorme et surnaturelle, hirsute, joufflue, rougeaude, pleine de terre et toute sale ! Arrière ! Au fantôme ! Au revenant !
Et les oies, les canards, les lapins, les vaches, les chèvres, les poules, les coqs et même Coquet, l’âne, s’enfuirent affolés, se demandant à quel cauchemar ils étaient en proie, tout éveillés.
De son côté, le Boche se demandait quelle contenance tenir : s’en aller, c’était un rude chemin à refaire sous cette terre humide ; sortir, c’était se laisser aller à un hasard bien problématique ! Il réfléchit un long moment et trouva enfin une solution[6].
Si le continu animalier ne peut faire de doute avec « un sapeur boche », c’est plus cette solidarité parfois très conflictuelle que Rabier engage, solidarité de la cour de ferme ou de la clairière ou encore dans l’avalanche voire dans l’arche de Noé : une solidarité critique qui met la société sens dessus dessous même si, on le sait, le carnaval ne dure qu’un jour, qu’une planche ! L’explosante-fixe de Rabier organise une oralité carnavalesque que j’aimerais montrer à l’œuvre dans quelques albums de Philippe Corentin. La fable du rire va alors quelque peu jaunir, non au sens d’un âge avancé du papier des fabulistes contemporains qui ne peuvent faire fi d’un passé illustre mais au sens d’une critique peut-être plus acide des certitudes qui en fin de compte venaient in fine clore les albums de Benjamin Rabier :
Grâce au bon canard, le calme et la tranquillité régnèrent parmi les hôtes des fermes, des bois et de la forêt. Le bonheur de vivre s’étendit sur tous les êtres de la contrée ; et Gédéon eut la joie d’assister au triomphe de ses idées humanitaires : Vive Gédéon[7] !

Philippe Corentin : la vache qui rit jaune ou la prosodie critique de la doublure

Quand on ouvre L’Arbre en bois, sur la page de titre, une vache qui broute nous regarde d’un mauvais œil : il y a de quoi puisque le père du jeune garçon au lit avec son chien Baballe, qui avait l’intention de leur lire une histoire « très, très drôle », « l’histoire de l’arbre qui n’aimait pas les vaches » se voit congédié parce que ses deux auditeurs voulaient « une histoire triste, une qui fait très pleurer, avec des gros sanglots et tout[8] ». Ce père qui ne « raconte que des histoires rigolotes » à son fils, boude  et nous abandonne, nous les lecteurs, avec cette promesse d’histoire qui nous aurait peut-être évoqué la vache qui rit… Inutile ici de reprendre le détail de cet album où l’histoire se confond avec le racontage jusqu’à cette planche finale explosante-fixe qui voit les meubles de la chambre du garçon prendre la poudre d’escampette : explosion finale qui laisse les deux protagonistes comme nus avec leurs oreillers en cache-sexe, c’est-à-dire en oreilles surdimensionnées puisque le rapport avec Corentin est entièrement oralité. Or, ne nous y trompons pas : c’était bien « l’histoire de l’arbre qui n’aimait pas les vaches » qu’on nous a racontée parce qu’une histoire ne parle pas de mais raconte : la table de chevet qui a laissé sa lampe aux deux « tristounets » leur a rappelé auparavant qu’on l’ « avait peint en jaune ». Aussi ne faudrait-il pas éviter cette page[9] qui nous met au premier plan dans un gris assez désopilant une accumulation de merdes de chien où trois cleps grognent pendant que Baballe, le chien du héros, pisse en nous faisant un clin d’œil puisque la famille est absorbée par la devanture colorée du marchand de meubles. Les déjections glissantes seraient bel et bien au principe d’une prosodie carnavalesque dont l’oralité ne cesse de nous tirer les zygomatiques pour rire jaune avec la table de chevet jaune de L’Arbre en bois sans vache qui revient sur la quatrième de couverture où elle rit : de qui ? de nous ? avec nous ?
Mais avec les fabulistes comme Corentin, « ce qu’il y a de bien, c’est que tout le monde mange à la même table. Même les animaux[10] » ! S’attablent successivement, outre le couple parental et leur fille, le chat, le chien et le cochon domestiques sans compter un couple de rats. Ces derniers vont assister à chaque scène de l’album bavardant sans qu’on puisse les entendre. Il faudrait certainement y voir le lecteur représenté dans sa dualité même, puisque c’est avec eux que nous quittons l’album dans la plus grande perplexité ou du moins pesant le pour et le contre de ce qui a pu apparaître comme un conflit entre la force brute voire bestiale du chien et la rhétorique oratoire la plus intrumentalisée qui soit, au point de faire dire au chat qui a tenu le crachoir du début à la fin : « N’en déplaise à certains et dussé-je passer pour raciste, il faut bien admettre que le chien est un animal de petite cervelle ».
Corentin nous soumettrait-il au vieil adage qui a tarabusté Baudelaire[11] : Le Sage ne rit qu’en tremblant ? Baudelaire soumet alors la « virginale Virginie », l’amoureuse transie de Paul, à la première caricature venue, « grosse de fiel et de rancune » et en conclut par la constatation incontestable de « la crainte et la souffrance de l’ange immaculé devant la caricature ». On comprendrait à moins qu’il faille alors retirer des mains enfantines l’album dudit Corentin ! En effet, « le comique est un des plus clairs signes sataniques de l’homme et un des nombreux pépins contenus dans la pomme symbolique » : et l’ange, notre enfant lecteur, tombera bien bas pour rire comme Virginie qui, « déchue, aura baissée d’un degré en pureté », puisqu’« elle commencera à avoir l’idée de sa propre supériorité, elle sera plus savante au point de vue du monde, et elle rira ». Il est vrai que le premier jeune lecteur venu devrait vite sentir sa propre supériorité sur « le premier corniaud venu », par ailleurs « balourd » voire « rustre », après avoir assisté au stratagème du chat de Corentin expliquant au chien, son voisin de table, que lui, « un chat normal, quoi, certes un peu trop beau, mais sympa et tout et tout », ne sait pas aller chercher le sel pas plus que faire le chien de garde, le chien policier, le chien de berger, le chien de traîneau et last but not least le chien de chasse avant de conclure : « Moi, ce que je sais faire le mieux c’est dormir dans le fauteuil vert du salon, c’est donc moi qui dors dans le fauteuil vert du salon » ! Seulement, in fine la force si ce n’est la bêtise du chien, cette « race peu fréquentable, voire dangereuse », imposera au chat de se contenter du bras du fauteuil en laissant l’assise et donc le confort à « l’animal de petite cervelle ». Et si le chat de Corentin conclut avant de ronronner sur ce bras instable du fauteuil du salon que « c’est pas drôle tout ça. Pas drôle du tout.. », n’est-ce pas pour confirmer en la redoublant la leçon baudelairienne, puisqu’à malin, malin et demi :
Le rire est satanique, il est donc profondément humain. Il est dans l’homme l’idée de sa propre supériorité ; et en effet, comme le rire est profondément humain, il est essentiellement contradictoire, c’est-à-dire qu’il est à la fois signe d’une grandeur infinie et d’une misère infinie, misère infinie relativement à l’Être absolu dont il possède la conception, grandeur infinie relativement aux animaux. C’est du choc perpétuel de ces deux infinis que se dégage le rire. Le comique, la puissance du rire est dans le rieur et nullement dans l’objet du rire.
Si l’on suit le satanisme baudelairien, il semble tout à fait normal que les animaux de Corentin mangent « à la même table » que « nous ». Et reconnaissons à Corentin cet art de plonger vite, très vite dans le rire de Melmoth – ce rire qui suit la transmission du pacte diabolique – quand on attendrait qu’il respecte un peu « le rire des enfants » qui est, précise Baudelaire, « la joie de recevoir, la joie de respirer, la joie de s’ouvrir, la joie de contempler, de vivre, de grandir ». Mais les enfants ne sont-ils pas, rappelle Baudelaire, également « des Satans en herbe » !
Corentin relèverait-il alors du « comique significatif » auquel Rabier nous aurait, semble-t-il, habitué dans la tradition française du grotesque qui « garde au milieu de ses plus énormes fantaisies quelque chose d’utile et de raisonnable » ? Il me semble qu’il pousse le « significatif » jusqu’à « l’absolu » dont parle Baudelaire avec « le vertige de l’hyperbole », si ce n’est le vertige tout court ainsi que Baudelaire le signale pour la pantomime – et quelle pantomime que celle du chat quand Corentin illustre les métiers de chien qu’il ne saurait faire ! Or, avec Corentin, à la suite de Rabier, et peut-être comme chez Ungerer également – je pense aussi bien à la La Grosse bête de Monsieur Racine ou à Otto –, le comique ne réside pas dans l’œuvre mais dans la relation du sujet de l’œuvre et du lecteur devenu sujet d’un rire partagé, partageable. Les grands artistes, comme dit en conclusion de sa réflexion magistrale Baudelaire, sont « doubles » et n’ignorent rien de leur « double nature ». Qu’est-ce à dire ? Que le grand comique l’est dans et par une prosodie la plus relationnelle qui soit.

Je reprends Machin chouette dont j’observe dès le titre et donc la page de couverture que la main de la signature est une prosodie de l’interpellation signant la dénomination redoutable et le clin d’œil du chien… Puis il nous faudra attendre pour deviner que la voix qui s’adresse à nous est celle du chat, pendant que le « chez nous » inaugural nous a pris par la main à nos risques et périls pour nous obliger à épouser cette voix qui nous associe à son discours rhétorique implacable et à sa diatribe égoïste voire raciste (« notre chien (appelons-le Machin Chouette) ») pour nous faire jouir de notre supériorité alors même que celle du chat sera in fine contestée et que nous, redevenus humains après avoir observé nos frères les animaux, nous aurons cru un instant que le comique du chat et donc celui de Corentin s’étaient ignorés eux-mêmes, du moins avaient réussi à se dédoubler un peu comme nos deux rats qui signent l’album et suggèrent fortement cette « double nature » du véritable artiste. Rabier avait déjà posé deux rats non loin de l’arche de Noé de son dernier Gédéon en observateurs d’une situation apocalyptique préfigurant le naufrage de l’Europe, ce Titanic de la drôle de guerre… Quoiqu’il en soit, Corentin n’est pas le chat et pas plus les deux rats que celui-ci a oublié de manger en passant pris par son interlocuteur du moment : Corentin est seulement « la puissance d’être à la fois soi et un autre », comme dit Baudelaire : il est ses personnages – pour le moins les accepte-t-il à sa table !– et il est leur manipulateur un peu comme celui qui tire les ficelles de Guignol, et donc tout comme, avec lui, le lecteur est ses personnages puisqu’il en est peu ou prou le complice, et leur manipulateur puisqu’il en est pareillement le tourneur de page, l’amplificateur vocal et gestuel un peu comme le masque du théâtre latin qu’on appelait personna ou, si l’on préfère, il les fait accélérer leur pantomime et tout bon lecteur fait vite d’un chef-d’œuvre « le branle de la terre » comme disait Diderot dans son Neveu de Rameau : « Ma foi ce que vous appelez la pantomime des gueux est le grand branle de la terre ».

Pour ne pas conclure, je crois que le rire des animaux chez Rabier montre au lecteur qu’il peut tirer les fils des zygomatiques de tous les animaux de la fable et donc de tous les protagonistes des histoires qui ont vocation à lui faire la leçon – on retiendra en passant pourquoi la littérature enfantine et toute la culture qui s’en suit a su s’affubler de la parure animale au point de la dévêtir progressivement pour ne lui laisser que son rire, ce masque qui empêche qu’on en aperçoive la nudité –Rabier laisse les animaux à poil quand Beatrix Potter les habille et j’aime particulièrement le lièvre de Maurice Sendak dans Monsieur le Lièvre voulez-vous m’aider ? Ce serait donc le premier moment d’une littérature enfantine : appelons-le le moment de la vache qui rit.
Le satanisme, au sens de Baudelaire, de Corentin et de bien d’autres fabulistes dans la veine de Rabier parmi lesquels je rangerais volontiers Tomi Ungerer et Claude Ponti, inviterait à considérer le second moment du rire dans les livres pour enfants puisque dorénavant le lecteur, même jeune, peut inverser le sens de ses manipulations jusqu’à faire rire du rire les protagonistes eux-mêmes des histoires qu’il aime pourtant qu’on lui raconte encore (la mise en abyme de la vache qui rit…). J’appelle ce second moment celui de la vache qui rit… jaune.
Mais Baudelaire aurait oublié dans sa généalogie celui que nos auteurs illustrateurs ne cessent de convoquer : Jean de La Fontaine. Ce dernier conclut à la première personne son fameux « Conseil tenu par les rats » (Fable II, Livre II) et c’est avec cette fable que je concluerai, c’est-à-dire avec les deux rats de Rabier et de Corentin qui n’en finissent pas de rire jaune puisque le chat ronronne encore :
J’ai maints Chapitres vus,
Qui pour néant se sont ainsi tenus :
Chapitres non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire Chapitres de Chanoines.

Ne faut-il que délibérer,
La Cour en Conseillers foisonne ;
Est-il besoin d’exécuter,
L’on ne rencontre plus personne.
La critique du rire ne peut se contenter de délibérer, il faut qu’elle s’exécute sous peine de moquerie.




[1] Guillaume Apollinaire, « Benjamin Rabier », Chroniques d’art 1902-1918, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1993, p. 143-144.
[2] Ibid.
[3] Patrick Déniel, « Les secrets de la Vache qui rit enfin percés ! », L’Usine nouvelle, 13 avril 2011 : http://www.usinenouvelle.com/article/les-secrets-de-la-vache-qui-rit-enfin-perces.N149960.
[4] P. Corentin, Mademoiselle Sauve-qui-peut, L’école des loisirs, 1996.
[5] Bernadette Gromer, « Tête à tête avec Philippe Corentin », La Revue des livres pour enfants n° 180, avril 1998, p. 51-57.
[6] B. Rabier, Flambeau chien de guerre (1916), Tallandier, 2003, p. 52-53.
[7] B. Rabier, Gédéon dans la forêt (1930), Gallimard, « Enfantimages », 1979, n.p. – il s’agit de la dernière page de l’album.
[8] P. Corentin, L’Arbre en bois, L’école des loisirs, 1999, p. 7. Je renvoie à la lecture faite dans M.-C. et S. Martin, Quelle littérature pour la jeunesse ?, Klincksieck, 2009, p. 114-118.
[9] P. Corentin, L’Arbre en bois, op. cit., p. 23.
[10] P. Corentin, Machin Chouette, L’école des loisirs, 2002 (non paginé).
[11] C. Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques » (1855). Je suit le texte de Baudelaire dans Œuvres complètes, Laffont, « Bouquins », 1980, p. 690-701.