lundi 10 septembre 2012

Sa vie à elle


Pierre Bonnard, L'atelier au mimosas



Il oublie souvent la date. Heureusement, elle a une grande sensibilité météorologique.

Ils s’exercent chaque jour à devenir des guetteurs attentifs  à ce qui vient. Leur phrase n’a ni jour ni heure mais elle sait parfaitement le temps qu’il fait.

Elle n’a qu’un temps intérieur. Il ne retient rien de ce qui leur arrive. Elle sait que ce n’est pas une histoire de souvenir. Ils écoutent ce que peuvent leurs corps.

La phrase se décante dans le poème. Alors elle le voit parfois rougir. Il a vu que tout recommençait par elle.

Elle a souvent le vertige devant cette énigme de bonheur qu’il lui propose. Une simple phrase leur suffit pour partir dans le vacillement.

Dans l’incertain, il multiplie ses expériences. Elle voit bien que c’est la même phrase mais chaque fois plus singulière. Elle ne s’y retrouve jamais autrement qu’emmêlée.

Elle n’a de cesse d’augmenter la proximité. Elle l’appelle souvent par son nom. Il aime ces répétitions de l’appel. Sa phrase gagne alors tout l’ici et perd de sa distance.

C’est tout ce qui l’entoure et qui pourtant ne semble pas digne d’intérêt qui compte pour elle. D’abord, l’ombre et la périphérie.

Avec sa phrase, il cherche plus à la sentir qu’à la décrire.

Elle fait la ronde et sur ses bords grossit considérablement tout ce qui les relie. Une prosodie qui emporte toute la syntaxe.

A deux, ils donnent immédiatement du relief à n’importe quel tableau et encore plus à la première phrase venue.

Aucun centre, dit-elle, surtout quand il multiplie les points de vue dans un même refus de la distance.

Les catégories qui découpent sa phrase flottent et chacune est au présent d’une relation qu’elle tient dans sa voix.

Elle n’a aucune limite autre que de s’arrondir de plus en plus. Il la laisse lui prendre la main pour guider son énonciation.

Aucun intimisme, pour elle, dans cette sensualité qui prend le grand air. Il a besoin de respirer son air le plus intime dans chaque phrase.
Pierre Bonnard, Nu dans le bain

L’un et l’autre se souviennent du saut de la biche par-dessus leurs ébats dans un creux lumineux de la forêt. Ils n’en reviennent toujours pas, leur phrasé saute de joie.

Avec les deux pronoms de la réciprocité, elle ne dissocie pas et raconte sans début ni fin.

Il a appris à la retourner en confondant intérieur et extérieur. Elle a désormais pris l’habitude de rester sur le pas de la porte et il lui fait la surprise d’arriver dans son dos.

Elle est incapable de supporter les chevilles ou alors ce sont elles qui font le sujet : c’est alors qu’il comprend ce qu’est une ritournelle.

Elle n’a pas d’autre intensité que dans chaque instant. Un communisme qui n’est pas pour le lendemain. Il se souvient de Ducasse.

La phrase chante de partout. Il ne s’échine à aucun couplet, tout est refrain pour elle.

Il a parfois peur qu’elle sature. Mais c’est en demandant toujours plus qu’elle l’amène à considérer ses moindre geste.

Elle lui demande la démarche inverse : ne pas maîtriser l’éblouissement mais dans l’obscur, voir ses clartés.

Alors elle ouvre ses réflexions autant que ses sensations à ce qu’il ne nommera jamais au risque de la perdre.

Ils ont appris à renverser le proche en lointain et l’inverse. Elle obtient alors non une perspective mais un enchantement.

Cette disparition du relief la rend plus souple et sans bord. Il n’est pas devant. Il en vient à proprement parler.

Il y a de l’affolement qu’il tente de cartographier. Elle ne sait pas lire les cartes. Ils aiment cette perte de repères pour mieux goûter ce qui vient.

La rime par les deux bouts c’est la joie. Elle le lui a écrit un beau matin.

En fin de compte, c’est le fouillis qui règne comme si rien ne devait être exclu parce que tout y devient sa vie, à elle.

Pierre Bonnard, La Salle à manger à la campagne

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