mardi 2 octobre 2012

Le roman de la phrase (1)


Les illustrations n'illustrent pas ce qui suit mais viennent soutenir la tentative : on écrit sur un volcan avec la mer et toute la vie...


Il se réveille avec une phrase qui lui ressemble, à elle.
Il recommence, parce qu’il a longtemps cherché cette phrase, perdue comme tous les rêves au matin.
Elle n’est pas encore à portée de voix ; il ne désespère pas de lui demander comme une ressemblance avec elle.
Il croit souvent la lire dans une ancienne correspondance ; il sait bien que des lettres manquent.
Quelqu’un est venu l’écouter ; il lui a semblé la voir dans ses yeux ou dans une rapide torsion de sa bouche ; c’était peut-être sa manière de croiser les bras.
Elle lui dit qu’il lit toujours trop vite, sans le lui reprocher ; elle sait bien qu’il court après elle.
Elle lui a rappelé sa lecture de Salambô, surtout sa première phrase.
Elle remarque que les oiseaux font silence dans la journée ; au moment de la plus grande chaleur, lui précise-t-elle ; il allait lui parler des rouges-gorges.
Ils ont vu la trilogie des Coûfontaines dans la mise en scène de Marcel Maréchal ; un peu trop ambitieuse à son goût, elle sait qu’il va lui rappeler qu’elle tient bien le lyrisme en bride, la phrase de Claudel.
Il l’entend souvent sans pouvoir la répéter. Elle sait que c’est le bonheur de l’habitude ; elle varie alors légèrement l’intonation.
Elle ne lui raconte jamais ses rêves ; elle prétexte que ce sont des cauchemars. Il les devine quand la phrase lui échappe.
Elle aime danser ; pour ne pas lui marcher sur les pieds, il se contente de la soulever. C’est ainsi que la phrase se met à danser dans sa tête.
Elle avait pourtant bien commencé par des études de philosophie ; elle n’a jamais pu se résoudre à entendre seulement une idée derrière sa phrase, même argumentative.
Elle lui reproche souvent ses néologismes. Elle ne lui avoue pas qu’elle apprécie la saveur lexicale du parler de ses grands-parents ; il semble bien les nourrir.
Ils sont allés plusieurs fois à Florence, toujours en hiver. Il n’oublie pas que lors de leur séjour à Venise, il a neigé. Elle a le goût du méconnaissable.
Il a appris à lui faire aimer ses répétitions. Elle sait depuis longtemps qu’il n’est pas très scolaire.
Elle a su lui apprendre son enfance, sans jamais bien savoir ce qu’était une ritournelle.
Il ne lui dit jamais son impatience ; c’est pourquoi elle ne lui demande surtout pas de mettre un point final.
Elle lui propose souvent d’aller voir ce qu’il ne sait pas qu’il aime trouver. Cela ne s’entend pas à la première lecture, même s’il la soupçonne de bien l’entendre.
Elle a longtemps développé son goût pour ces livres que Walter Benjamin collectionnait. La fantaisie alors mène sa phrase parce que les meilleurs livres pour enfants valent tous les chefs-d’œuvre de la grande littérature, pense-t-elle.
Ils se font souvent une toile ; il oublie souvent l’histoire qu’elle tente de préserver dans des cahiers de cinéma ; une phrase lui suffit pour ses notes dans le noir.
Il y a un livre qu’il a mis quinze ans à publier. Elle a bien vu que ce n’était plus le même ; pourtant elle entend tout de suite sa sonorité générale.
Parfois elle ne sait plus qui est tu ; lui non plus ; alors ils s’emmêlent et la phrase part pour de bon.
Elle a toujours peur qu’il se noie dans si peu de mots ; elle veille sur le bord à sa respiration.
Leur fidélité ne se connaît qu’a posteriori ; ils n’ont qu’une grammaire d’usage.
Le film de Rosselini les a toujours fascinés ; la date y est certainement pour quelque chose. En régime volcanique, il n’y a pas d’énoncé sans énonciation, précise-t-elle en riant.
Elle lui lit souvent la lettre d’Ingrid Bergman à Roberto Rossellini avant le tournage de Stromboli ; elle savait seulement dire ti amo en italien.

Quand ils ont vu les logogrammes de Christian Dotremont au centre Georges Pompidou, le noir des phrases leur a rappelé la neige du Valgaudemar. Notre Laponie, a-t-il glissé dans son oreille avec un baiser.
Ils lisent rarement les mêmes romans ; quoiqu’il en soit, ils aiment les mêmes sans partager les mêmes raisons ; au bout du compte, elle connaît sa phrase.
Elle aime voyager à l’étranger ; ils ont beaucoup de projets dont peu se réalisent ; quelques voyages suffisent à leur faire croire au monde ; quelques phrases à la vie.
Un jour elle découvre qu’il garde les petits mots qu’elle lui écrit ; sa syntaxe lui donne parfois la couleur d’un dialogue.
Elle lit rarement ses essais ; ils font tellement sa conversation quotidienne ; mais s’il reconnaît qu’il est inutile de se répéter, elle ne le découvre que dans ses reprises.
Ils ne savent pas qui est leur préféré ; ils ont besoin d’oublier un artiste pour qu’ils sentent tout à coup la même préférence ; comme une phrase qui invente un nouveau regard.
Parfois, elle lui serre discrètement et fortement la main ; il sait immédiatement ce qu’elle veut dire ; il arrive qu’il se trompe mais la phrase est la même.
S’il abuse des références littéraires, elle le lui reproche ; quand il trouve une de ses notes de lecture qu’elle a glissées dans son carnet, il ne peut s’empêcher d’adjoindre sa teneur à la prochaine phrase.
L’anonymat augmente dans les pronoms de sa phrase ; elle craint ne plus savoir de qui il parle.
Il aime l’obscur de sa phrase ; elle déteste qu’on qualifie la poésie de Paul Celan d’hermétique. Il en va de la démocratie, précise-t-il.
Tout le monde écrit peut-être pour se faire lire. Elle cherche toujours son écoute. Il lui répond que ses essais la cherchent ou les enfants.
Pour lui, le plus important dans la narration consiste à faire sentir même incidemment le corps du personnage ; il sait bien que c’est un problème d’énonciation. Ne serait-ce que sa manière de ponctuer, ajoute-t-elle malicieusement.
C’est ainsi, elle aime le contester, que le personnage s’empare de la première personne. Quant à lui, il refuse la réduction du personnage à une troisième personne car, elle le sait bien, il perdrait le mouvement.
Qu’on parle de personnage conceptuel ne répond pas du tout à son goût pour la voix. On n’ajoute pas du corps à un cadavre : elle connaît sa phrase dans son rire.
Dans Stromboli, la Méditerranée est noire comme le volcan, a-t-elle écrit ; c’est comme n’importe quelle phrase devenant poème, a-t-il ajouté en marge.

Pour varier les marches quotidiennes, elle lui fait parfois traverser un musée de peinture ; c’est comme si elle lui demandait de lire sa dernière phrase à la fenêtre.
Il a bien essayé de lui montrer une phrase qui avance par élimination. Elle lui a tout de suite dit qu’il oubliait que les silences l’augmentaient.
Les dialogues les font beaucoup souffrir ; ils doivent faire entendre la phrase de l’un à l’autre. Pour elle, le coq-à-l’âne résout souvent le problème.
Elle déteste qu’on résume un roman en une phrase mais elle acquiesce quand il suggère qu’une seule suffit pour le faire tenir.
Il se contente de ses à-peu-près lexicaux ; elle recherche les précisions d’un dictionnaire ; tous les deux se laissent vite aller aux divagations de la première phrase venue.
Il lit dans un mot toute sa vie ; il multiplie ainsi les phrases ; elle goûte cette vitesse mais craint toujours le pire.
La langue des enfants qui fourche dans les comptines a été à la source de toute sa pédagogie ; elle a même essayé de les enregistrer.
Son esprit très lent se met tout à coup à courir dans la phrase ; elle tente de le freiner sur le papier.
Elle trouve que c’est trop métaphorique ; il essaie de lui montrer que les rapports l’emportent sur les transports ; elle ne digère pas sa phrase.
C’est quand même dérisoire cette prétention, lui répète-t-elle. Il lui réitère l’argument imparable que ça tient parfois à un cheveu. Sur la soupe, ajoute-t-elle en éclatant de rire. Il n’a plus qu’à recommencer.



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