lundi 29 octobre 2012

Le poète troglodyte : avec Jacques Dupin dans la proximité du murmure


Jacques Dupin vient de nous laisser sa vie le 27 octobre 2012. En hommage, je livre ce texte ci-dessous - écrit il y a plus de douze ans, ce texte n'a jamais été publié.


Le rapprochement comme l’histoire d’une voix

Selon Jean-Pierre Richard[1], nous aurions un « territoire de mots, de sensations, d’images qui s’invente à travers les poèmes de Dupin, et qui n’appartient aujourd’hui à nul autre ». Cette forte remarque introductive nous semble à la fois signaler une œuvre singulière dont il faut en effet montrer la spécificité, et obliger les lectures qui peuvent en être faites à la considérer sous l’angle du « territoire » plus que sous celle de l’histoire. Les expressions que Richard utilise ensuite confirment un tel angle de lecture : « le paysage de Dupin » ; « l’espace d’un futur » ; « un site […], le poème » ; « l’espace physique du poème » ; « maison construite, le sens […] ». Et quand elles abandonnent l’espace pour le temps, elles fixent toujours une temporalité qui n’est pas sans rentrer en contradiction avec le fragment de poème de Dupin pourtant appelé à confirmer cette conception d’une finitude ; ainsi que la clausule de la réflexion de Richard la donne à lire :
Le poème se soutient donc, se maintient de sa brûlure même, c’est-à-dire de la puissance qu’il invente à chaque instant de se consumer, — de s’achever ou de se taire. Il n’est jamais que sa propre mort, que sa propre naissance : « une naissance abrupte et infinie »[2].
Les conséquences d’une telle « prise de l’esprit » sont doubles. En premier lieu, le « motif » requis pour lire Dupin est toujours celui qui décline le paradigme de « la brisure », de « la disjonction » et, par conséquent, tous les éléments qui participent d’une quelconque discontinuité viendront l’attester forcément. Richard est explicite de ce point de vue :
Car lire ces poèmes c’est se prêter, bon gré mal gré, à une entreprise de violence ; c’est accepter de se laisser bousculer, et cela dans leur syntaxe, leur phonie, leur vocabulaire, leur rhétorique même par le jeu toujours repris de la rupture.
Sans exempter les poèmes de Dupin d’une force destructrice à l’œuvre, il faudrait aussi considérer, dans le continu des poèmes, d’autres forces et d’une manière moins dualiste que ne le fait Richard qui signale lui-même que « la rêverie de Dupin […] obéit ainsi au mouvement qui la porte toujours à extraire du non, […], les principes générateurs d’un oui […] ». En second lieu, une telle lecture proposée exemplairement par Richard, a pour effet de situer obligatoirement l’activité des poèmes de Dupin dans les cadres ontologiques de la pensée que le « vœu de négativité qui semble aujourd’hui soutenir quelques-unes des recherches poétiques les plus profondes » viendrait sanctionner certes dans « une tonalité propre » à Dupin :
Cet illisible proliférant n’a rien de gratuit, cette violence ne relève pas, ou pas seulement, d’une volonté cruelle. Leur intention est bien évidemment ontologique.
La poétique est à nouveau requise pour vérifier que « l’être est donc bien ici "acquiesçant pour disparaître", mais pour aussitôt "revenir", renaître et resurgir de sa disparition même ». Bref, la poétique est mise en demeure de montrer une ontologie à l’œuvre et de laisser en bas dans l’ombre le sujet du poème, son phrasé, ses rapprochements que même les opérations de « dislocation » peuvent faire entendre puisque, ainsi que Richard le cite, Dupin écrit :
Le silence qui reflue dans la parole donne à son agonie des armes et comme une fraîcheur désespérée.

Le poème dans la vérité de la poésie plus que dans le phrasé d’une voix

Nous ne suivrons pas Richard vers ces éthers ontologiques, persuadé qu’il y a une lecture possible de Dupin plus proche de la relation qui nous unit à sa voix. Encore quelques exemples de lectures à contre-voix. Jean-Christophe Bailly, dans la préface au recueil des livres[3], s’intéresse à « ce que dit Jacques Dupin » plus qu’à ce que Dupin, c’est-à-dire l’œuvre qu’il introduit, fait à son lecteur. Il porte toute son attention au dit plus qu’au dire dans un psittacisme du commentaire qui montre plus le lecteur que Dupin :
Ce que dit Jacques Dupin, et ce qu’il dit, je crois, dans tous ses textes, c’est au fond que le manque est l’état natif du poème, c’est que la poésie est le genre même du manque, le genre même du tourment, mais que cette détresse qui la conduit est aussi ce qui la tient dans le langage comme une demande incessante de vérité. (p. 16)
Bailly, en philosophe essentialiste, va au « fond » des phénomènes (« le genre même ») avec ses concepts du langage qui se réduisent pour la poésie aux « noms » dans le régime d’une aléthéïa (la « venue »). Il mime la typographie des vers ou la quantité des mots (« étroit ») pour mieux en montrer la profondeur. Alors, la nécessaire glose interprétative vise l’immense d’un « territoire » parce que le poème est d’emblée condamné à la (re)présentation d’une « contrée » au lieu de s’entendre comme l’histoire d’une voix :
C’est pourquoi, pour elle [« la poésie »], il y a monde, c’est pourquoi, de façon hagarde, en cherchant les signes de sa propre venue, elle parcourt avec les noms un territoire à la fois étroit et immense. (p. 18)
Tout le commentaire, même quand il se dit attentif à « la langue du corps, dans une langue incorporée » (p. 10), vise à exhausser la langue plutôt que le poème comme corps-langage. Bailly cherche une vérité plutôt qu’une activité, une « question » (p. 17) plus qu’une relation. Pourtant le commentaire semble voir des rapports :
Entre le monde et le corps, il y a tout un infini de rapports barattés, centrifuges, que le poème cherche à saisir, défaisant pour cela sa propre toile et substituant au lyrisme quelque chose de plus sombre et de plus envoûté. (p. 19)
Mais « la rencontre » est comme programmée avant que le poème ne la fasse. Les termes sont trop bien connus avant la relation : « il y a la montagne » ; « il y a le corps-pensée » ; puis, la relation n’est alors qu’une « proposition que cela, cette rencontre entre le corps et la contrée, devienne pensée, s’écrive, sans balivernes, sans fioritures, sans appuis » (p. 20). Cela s’écrit-il sans langage (« sans balivernes », etc.) ? Alors Bailly conclut sur la métaphore « poétique » de la « pêche nocturne, au lamparo », en empruntant à Dupin pour lui faire dire le contraire de ce que fait ce très court poème, « à la fin de Moraines », dont il retire la dernière « phrase » (« Vivants poissons de la mer ») pour lire un poème qui s’achève sur « rien » :
Tu les désires, ces poissons vivants dans la mer. Tels, je te les donnerai, — ou rien. Vivants poissons dans la mer.
Est-ce une « promesse » ? Peut-être ! encore ne s’arrête-t-elle pas à son impossibilité, à ce « rien ». Encore insiste-t-elle pour que la relation langagière soit relancée quoiqu’il advienne : « J’ânonne, il [le « langage »] s’élance » (p. 180). Aussi, la promesse est-elle le contre-don d’un don : ce « désir » si fort. Dans cette (dé)mesure, le « rien » n’est pas le terme d’un destin nihiliste vers lequel devraient forcément aboutir le poème, le langage, la relation. « Vivants poissons de la mer » peut certes faire entendre un appel au bord du désespoir : il fait aussi entendre « les fruits de la passion[4] ».
Mais le paradoxe est à son comble quand Maulpoix, à l’occasion du colloque organisé par Dominique Viart, commence sa communication ainsi :
La voix brusque de Jacques Dupin fait voler la parole en éclats. Elle repousse le phrasé, s’arc-boute contre la mélodie, et récuse l’idée que le chant puisse jamais couler de source[5].
Une « voix » qui « repousse le phrasé » : soit Maulpoix n’entend pas le phrasé de la voix de Dupin, soit sa théorie du phrasé verse cette notion entièrement dans « la mélodie », « le chant » qui coule de source… Nous pensons que Maulpoix fait les deux choses en même temps. La lecture que fait Maulpoix, aboutit ainsi à la métaphore du viol pour s’achever sur un évocation douteuse d’une conformation biologique du poète qui demanderait pour le moins quelques renseignements médicaux à moins que le « souffle d’une voix » ne signale un phrasé entraperçu in extremis par Maulpoix :
L’écriture ne flâne pas, ne caresse pas la langue : elle la frappe, l’échancre et la fouille. Elle brûle ses clausules accessoires. Elle s’en tient au souffle d’une voix, d’une souveraine fragilité, comme le corps même d’où elle est issue.
Il faudrait enfin sortir de cette mystique de l’écriture qui ne trouve à s’exprimer qu’avec les catégories essentialistes (« la langue », « le souffle », « le corps », « l’écrivain », « la poésie », « le mourir », etc.) afin de justifier une lecture qui lit ce qu’elle veut lire :
L’écrivain tire sa voix au plus près du mourir : loin de soi, au plus bas de soi, là où la subjectivité n’a plus de prise, où quelqu’un ressemble à quiconque, à personne, violemment exposé à sa nudité très commune.

Dans la proximité du murmure

Cette désubjectivation de la condition « commune », de la mort en l’occurrence, mais également de la valeur d’anonymat que peut-être recherche le phrasé de Dupin, en fin de compte, manque complètement et la « nudité commune » et la « voix » singulière : lesquelles peuvent s’entendre dans le phrasé d’un poème de Dupin. Car le phrasé de Dupin est certainement dans « la proximité du murmure » ainsi qu’il le suggère dans ce poème où la relation semble vouée à l’échec[6] :
Malgré l’étoile fraîchement meurtrie
qui bifurque
— c’est sa seule cruauté le battement
de ma phrase qui s’obscurcit
et se dénoue —
il est encore capable, lui, de soutenir

la proximité du murmure
 Si Dupin indique, non sans humour peut-être, dans une incise métapoétique, que « le battement / de [sa]phrase » consiste en une oscillation entre l’obscurcissement et le dénouement, rien n’exclut que l’enjeu n’en soit pas obligatoirement « le sens » ou une lisibilité asservie à une « vérité » mais bien plutôt que ce qui s’y dit soit dans le mouvement conjoint de l’obscurcissement syntaxique, sémantique, prosodique, etc., qui peut donner l’impression d’un arrêt de la lecture, et des relances (bifurcations) qui permettent au poème de poursuivre sa recherche d’une voix au cœur même de cette obscurité, de ce qu’on croirait apparemment inaudible :
[…]
la lenteur d’une épissure
aux prises avec les ongles
arrime le cri sous la bâche

j’invente le détour qui le rendrait vivant
et l’étendue du souffle
au-delà du harcèlement des limites

lattes rongées aspects du ciel

sporades d’un récit qui se perpétue
entre le ressac et la lie

Le « récit » de ce « cri » rendu « vivant » dont ce poème livre les « sporades[7] », voilà le phrasé de Dupin que nous allons essayer de lire au long d’un poème qui se dit « romance » :

Romance aveugle

Je suis perdu dans le bois
dans la voix d’une étrangère
scabreuse et cassée comme si
une aiguille perçant la langue
habitait le cri perdu


coupe claire des images
musique en dessous déchirée
dans un emmêlement de sources
et de ronces tronçonnées
comme si j’étais sans voix
[p. 33]
c’en est fait de la rivière
c’en est fini du sous-bois
les images sont recluses
sur le point de se détruire
avant de regagner sans hâte


la sauvagerie de la gorge
et les précipices du ciel
le caméléon nuptial
se détache de la question


c’en est fini de la rivière
c’en est fini de la chanson
[p. 34]
l’écriture se désagrège
éclipse des feuilles d’angle
le rapt et le creusement
dont s’allège sur la langue
la profanation circulaire


d’un bond de bête blessée
la romance aveugle crie loin


que saisir d’elle à fleur de cendre
et dans l’approche de la peau
et qui le pourrait au bord
de l’horreur indifférenciée
[p. 35]
ouvrir les yeux dans le roc
prométhéen l’odeur rouge
comme un cadavre que tord

la spirale d’une soie crissante
haïssant la vérité nue


revenir à la lenteur
de la terre qui s’augmente
et s’ouvre ouvrant l’infini
à la jouissance des monstres


de mes yeux cassant le roc
[p. 36]
ébouriffant un duvet
d’aigle enfant dans la chaleur

sur la page noircie du bloc
ou l’extrême bleu de l’air
acéré pour dire infini


promets-moi de défaillir
dit la voix duplice dit l’intonation
dit la terre ouverte dit le bois
du plus profond

d’une torride chanson
[p. 37]
cendre et pollen sur la peau
où l’angle aveugle se perd

ni du trouble ni des mots
d’une enfance rougeoyante
dans sa caverne asilaire


le pont passé la fraîcheur
d’une débandade de chèvres
jambages clairs feu couvant
humus des songes scansion de l’air
entre le nuage et les pins
[p. 38]
au-delà il y aurait
un cri d’effraie l’herbe blanche
le corps de l’autre infini

une ronde de paroles
dehors autour de la maison
sans pouvoir entrer ni sortir

tandis que dans l’affouillement
de l’aube l’avancée des nuits
brille une lame étrangère

sans pouvoir entrer ni sortir
[p. 39]

Le phrasé de Dupin est bien d’abord un « comme si j’étais sans voix » : complètement mis dans une recherche dont le premier vers attesterait qu’elle est quasiment dantesque si l’on compare cet incipit voyageur à celui de La Divine Comédie. Cette absence est mise en relation : « dans la voix d’une étrangère ». Et mise en relation multiple puisque c’est « un emmêlement de sources / et de ronces ». Il y a donc du fabuleux dans l’histoire de cette voix qui se cherche. Mais le fabuleux est un corps écrit : la voix même qui se cherche dans l’autre voix, dans la « musique en dessous déchirée », dans « le cri perdu » de « l’étrangère ».
L’accentuation et l’intonation peuvent nous aider à montrer ce corps fabuleux. Nous élargissons les prises ponctuelles à tout ce que nous pouvons lire comme du continu dans le poème au fil de sa progression qui demande toujours de revenir en arrière pour avancer encore.
Nous pourrions commencer par le titre qui par la ou le « romance » renvoie certainement au poème (le « romance[8] ») autant qu’à la chanson (la « romance[9] »). De ce point de vue, il faudrait certainement évoquer les Romances sans paroles de Verlaine. Le qualificatif privatif « aveugle » viendrait comme signaler à ses commentateurs de 1989 que, s’il emprunte à Rimbaud en 1982 (Une apparence de soupirail vient des Illuminations et précisément de « Enfance »), ce n’est pas pour continuer à se faire « voyant » mais plutôt afin de travailler une écoute pour laquelle Verlaine ferait, avec un peu d’humour, l’historicité et la modernité de Dupin[10].
Comme chez Verlaine, cette « Romance » balance entre le pair et l’impair. Un simple relevé montrerait ce jeu des mesures (nous notons une ou deux barres obliques pour les changement de strophes en fonction des blancs séparateurs plus ou moins importants) :
A : 7-7-8-8-7//7-8-8-7-7 soit 10 vers (deux quintils)
B : 7-7-7-7-8// 8-8-7-8//8-8 soit 11 vers (un quintil, un quatrain, un distique)
C : 8-7-7-7-8//7-8//8-8-7-8 soit 11 vers (un quintil, un distique, un quatrain)
D : 7-7-7/8[11]-8//7-7-7-7/7 soit 10 vers (un tercet, un distique, un quatrain et un monostiche)
E : 7-7/8-7-8//7-10[12]-8[13]-4/7 soit 10 vers (un distique, un tercet, un quatrain et un monostiche)
F : 7-7/7-7-7//7-8-7-8[14]-8 soit 10 vers (un distique, un tercet, un quintil)
G : 7-7-7/7-8-8/8-8-7/8 soit 10 vers (trois tercets et un monostiche)

Comptabilisons : sept poèmes (cinq de dix vers et deux de onze vers) comprenant en tout 72 vers, composés de cinq quintils, quatre quatrains, six tercets, cinq distiques et trois monostiches, avec 42 heptasyllabes, 28 octosyllabes, et un vers de quatre, et un décasyllabe. Qu’en conclure ? Que l’emploi majoritaire de l’heptasyllabe indique bien la « référence au moins implicite au thème ou au motif de la chanson » comme dit Jean-Michel Gouvard[15]. Mais la concurrence de l’octosyllabe qui fait « figure », avec le six-syllabes, « parmi les vers simples », « de "vers de poésie"[16] », montre alors cette tension de la romance de Dupin : la chanson contre la poésie par le poème. Regardons de plus près l’organisation accentuelle des deux premiers vers du premier poème : (4+3)-(3+4) en ajoutant un phénomène similaire dans le second poème : (3+4)-(4+3). Les deux premiers vers renversent tout puisque le « je » commence plutôt qu’il ne finit dans « l’étrangère » — car c’est bien d’un commencement et non d’une fin dont il est question —, le masculin verse « dans » le féminin (« le bois » = > « la voix »), le défini dans l’indéfini… Ces deux premiers vers sont lançants : ils disposent un mouvement relationnel que les poèmes ne vont cesser de poursuivre, même dans ses ruptures. Mais, si l’on combine cette organisation acccentuelle avec les accents prosodiques, nous verrons apparaître des « figures accentuelles[17] » qui, avec les contre-accents, constitueront alors autant de marques rythmiques sémantiquement fortes qui viennent constamment contredire la conception d’une rythmique asymétrique, en rupture, chez Dupin. Dessons signale d’ailleurs que le « contre-pied de la conception "symétrique" » reste « dans la même logique » que l’ancienne conception pour laquelle le rythme repose sur le principe de symétrie — Dessons cite Philippe Martinon pour cette dernière et Robert de Souza pour les théoriciens du vers-libre[18].
Prenons, par exemple, le troisième vers du premier poème. Il est apparemment celui qui sémantiquement pose une voix inconvenante (« scabreuse ») et « cassée ». Il devrait donc engager « une poétique de la rupture[19] » et confirmerait donc « la voix brusque » de Dupin. Ce serait ignorer que le rythme est un opérateur du continu, de la relation. En lançant la comparaison hypothétique, la locution conjonctive (« comme si ») reprise au dernier vers, constitue un opérateur de liaison. Les contre-accents étendent ce pouvoir relationnel à tout le vers et au-delà à tout le poème parce que c’est « dans la voix étrangère » que « je suis perdu » et donc que le sujet du poème peut certainement se retrouver, s’entendre. Précisons que l’accent prosodique que nous indiquons sur la seconde syllabe de « scabreuse », prend sa force de la série plus longue qui associe les deux fins de vers précédents (« bois » et « étrangère ») à cet adjectif. De plus l’enjambement avec la rupture de construction qui associe par la coordination un groupe nominal (« une étrangère scabreuse » et un adjectif (« cassée ») permet aussi ce que nous avons d’emblée suggérée en posant que « la voix » était « scabreuse » et « cassée ». Autant de phénomènes qui concourent à faire de ce vers « brusque » un vers d’une poétique de la relation chez Dupin :

scabreuse et cassée comme si

Ce vers se rapprocherait par conséquent assez de celui-ci, pris au troisième de « Romance aveugle », qui dit, autant qu’il fait, le continu rythmique d’un sujet qui s’élance dans la douleur même avec en particulier la proximité des séries d’occlusives sonores dentales /d/ et labiales /b/ :

d’un bond de bête blessée

Tout simplement, parce que, comme dit et fait le vers qui suit : « la romance aveugle crie loin ». Certes, « l’écriture se désagrège » (p. 35), mais son intonation énonciative est recherche : « que saisir […] et qui le pourrait » (ibid.). Recherche justement de ce que montre le vers qui déborde de contre-accents :

et dans l’approche de la peau

Parce qu’il montre sémantiquement une reprise du précédent (« d’elle à fleur de cendre » => « à fleur de peau »), il fait surtout un rapprochement par le sujet de la relation qui passe dans ce corps rythmique. Plus certainement que ce premier renversement que nous pourrions suivre tout au long des poèmes de la romance, c’est également la pluralisation des voix qui en fait une « torride chanson » : le quatrain du poème de la page 37, répète la même demande quatre fois en multipliant à chaque fois cette pluralisation par le sémantisme duel des qualificatifs (« voix duplice » ; « intonation » pose un dire en plus d’un dit ; « terre ouverte » ; « du plus profond » du « bois »). C’est bien un « air / acéré pour dire infini » : « l’air » de cette « chanson torride », de cette romance, de cette « ronde de paroles », suggère d’entendre « un cri », l’annonce de ce que Dupin désigne comme « le corps de l’autre infini » (« l’étrangère »), ce cri qui se répète dans les contre-accents que font de plus les hiatus de ces deux vers que nous superposons :

d’une débandade de chèvres

une ronde de paroles

Que dans le poème de la page 38, « peau » rime avec « mots » et avec « pins » n’est pas sans suggérer dans ce poème « d’une enfance rougeoyante » (ibid.), quelque air sous le chant : un phrasé qui « sans pouvoir entrer ni sortir » (p. 39) ne cesse de relier « l’humus des songes » à la « scansion de l’air » (p. 38). Parce que le phrasé de Dupin fait « revenir à la lenteur » et « s’ouvre ouvrant l’infini / à la jouissance des monstres // de mes yeux cassant le roc » (p. 36). Cette rupture est aussi une jointure, une jouissance : un défi « prométhéen » dans une époque entièrement vouée à la fragmentation, à la célébration du discontinu. Dans cette « Romance aveugle » qui suit la « Traille de l’aïeul », comme dans toutes ses Chansons troglodytes, Dupin trouve une enfance au présent du poème qui lui fait écrire à la fin de la « Traille de l’aïeul », deux vers qui font et disent la relation dans le rapprochement des écritures, des signatures et au-delà des activités et conditions humaines généralement dissociées (notaire et écrivain, donc écritures « ordinaire » et « littéraire », mais aussi et surtout vie et mort) :
en me traversant tu écris

et nos paraphes emmêlés voyagent
Comme le passereau insectivore appelé troglodyte, le poète Dupin niche plus dans les trous des chansons que dans l’espace de la poésie. À moins que son « habitation du monde » ne soit « creusée dans la roche » pour que résonnent toutes les voix qui font le poème du langage plus que la poésie du monde. Alors s’il fallait donner un nom de figure au phrasé de Dupin, risquons « troglodyte ».


[1]. J. Dupin, Le Corps clairvoyant, 1963-1982 [Le recueil comprend Gravir (1963), L’Embrasure (1969), Dehors (1975), Une Apparence de soupirail (1982)], Préface de Jean-Christophe Bailly [le volume comprend également la préface de Jean-Pierre Richard (1971) à L’Embrasure précédé de Gravir (p. 409-412) et une étude de Valéry Hugotte, « À l’écoute de l’intensité » concernant Une Apparence de soupirail (p. 413-420)], Paris, Gallimard,  « Poésie », 1999. La notice bio-bibliographique indique que « Jacques Dupin est né le 4 mars 1927 à Privas, Ardèche » (p. 421) mais, si Le Dictionnaire de Poésie de Baudelaire à nos jours indique que Dupin est né en 1925 : la notice est rédigée par Dominique Viart qui a organisé un colloque consacré à Dupin en 1995 à l’Université de Lille III et dont les actes ont été publiés par La Table ronde en 1996 (selon la notice Paris,  alors que Viart indique 1995)  sous le titre L’Injonction silencieuse.
[2]. Les citations de Dupin faites par Richard viennent toutes de L’Embrasure et de Gravir.
[3]. J. Dupin, Le Corps clairvoyant, 1963-1982, op. cit., p. 7-20.
[4]. Titre d’une des Chansons troglodytes, dans J. Dupin, Rien encore, tout déjà [comprend outre les Chansons troglodytes (1989), Rien encore, tout déjà (1991)], Seghers, « Poésie d’abord », 2002, p. 79-86.
[5]. J.-M. Maulpoix, « La voix brusque, Soupiraux de Jacques Dupin », dans D. Viart (dir.),  L’Injonction silencieuse, op. cit., repris dans J.-M. Maulpoix, La Poésie comme l’amour, op. cit., p. 98-100.
[6]. J. Dupin, Le Corps clairvoyant, op. cit., p. 141. Ce poème appartient à L’Embrasure et à sa section intitulée « La nuit grandissante ». Signalons que la section précédente a pour titre la clausule du poème : « Proximité du murmure ».
[7]. J. Dupin, Le Corps clairvoyant, op. cit., p. 140.
[8]. Le « romance », dans la tradition espagnole, est un poème en vers octosyllabiques, dont les vers pairs sont assonancés et les impairs libres.
[9]. « La chanson populaire espagnole de caractère narratif ou encore la mélodie accompagnée, d’un style simple et touchant », comme dit Le Larousse.
[10]. En 1982 justement, paraît le collectif La Petite Musique de Verlaine : « Romances sans paroles », « Sagesse », SEDES-CDU. Dupin aimerait-il faire entendre sa « petite musique » contre les grandes orgues pour lesquelles il semble avoir été requis. Sans vouloir insister sur cette généalogie verlainienne que nous aimerions volontiers voir pour Dupin, rappelons toutefois que c’est l’ensemble des Chansons troglodytes qu’il faudrait lire dans cette perspective en n’oubliant pas que les Romances sans paroles sont, pour Verlaine, « sans conteste son premier recueil véritablement original et probablement son chef-d’œuvre » (O. Bivort, « Verlaine » dans le Dictionnaire de Poésie de Baudelaire à nos jours, op. cit.).
[11]. Nous comptons ce vers pour un 8-syllabes, plus précisément pour un 3-5, en fonction du contexte qui impose une césure épique.
[12]. Nous comptons ce vers pour un 10-syllabes, plus précisément pour un 5-5, comme en note 49.
[13]. Nous comptons ce vers pour un 8-syllabes, plus précisément pour un 5-3, comme en note 49.
[14]. Ce vers nous semble devoir être considéré comme un 8-syllabes, plutôt qu’un 9, plus précisément pour un 4-4, comme en note 49.
[15]. J.-M. Gouvard, La Versification, PUF, 1999, p. 107.
[16]. Ibid., p. 110.
[17]. Voir G. Dessons, Introduction à l’analyse du poème (1991), Dunod, 1996, p. 114.
[18]. G. Dessons, op. cit., p. 108-109.
[19]. Il nous faudrait bien entendu examiner de près la thèse de Valéry Hugotte : La poétique de la rupture dans l’œuvre de Jacques Dupin (1996). Le titre montre déjà que cette « poétique de la rupture » vient se loger « dans » l’œuvre plus qu’elle n’en provient.

dimanche 28 octobre 2012

Le roman de la phrase (2)



Il recommence mais elle ne change pas autrement qu’à se déplacer dans d’infimes variations.

Elle se poursuit dans son recommencement. Il n’écrit pas son passé mais essaie de trouver son présent à hauteur de voix.

Il cherche sa géographie sans lui fixer de limites. Elle s’étend sans rien posséder. Elle n’a que son souffle.

D’un livre à l’autre il lui semble qu’elle change seulement de couleur. Il ne veut surtout pas en exclure le noir, sa couleur préférée parce que la nuit il la voit claire.

Il passe souvent en aphasie. Elle ressort plus lumineuse. Pas forcément en pleine lumière. Elle trouve même que c’est souvent obscur.

Si l’onirique et l’ethnologique s’associent, c’est qu’elle aime rêver son enfance. Il sait que la remémoration vient vite dès qu’elle s’obscurcit.
C’est une histoire de température constante alors même qu’elle goûte sa chaleur chaque fois qu’il augmente la vitesse amoureuse de son énonciation.

Le chemin creux de sa phrase au printemps fait comme un lit. Elle le lui a écrit parce qu’elle sait que le temps passe trop vite. Il lui a répondu que le chemin continue.

Il a écrit sur les chemins des marches qu’elle n’a cessé de poursuivre dans son lit.

Les traces de ses pas signent l’infime de ses voyages : il lui suffit à elle d’ouvrir une carte et elle lit tout leur périple sur son épaule.

Elle n’a besoin que d’un petit territoire. Il y répète toutes ses variations et y compose les constellations de leurs rapports.
Dans sa voix, elle ne peut que continuer son corps, à moins que ce soit sa danse qui la porte en chemin. Et lui, il court dès qu’il l’écoute, sa voix.

Il ne va plus au fond sauf si elle y a déposé la surface. Elle n’a pas plus d’intériorité qu’il n’a de costume. Ils jouent ensemble l’enfance de chaque phrase.

Elle peut se déplier comme un jardin. Il a pris soin d’entretenir les buis. C’est l’odeur qui les a unis dans la phrase humide pour ponctuer leur campagne.

Si le feu n’avait pas pris, elle l’aurait allumé avec son souffle. Il brûle encore dans sa voix même quand la phrase est essoufflée.

Sous la phrase, elle trouve des douceurs qu’il aimerait pénétrer pour sentir l’humus de ses litières.

Quand elle est en feu, il aime dormir hors du monde comme Emelia le benêt dans Oblomov qui dormait sur le poêle des journées entières. Que la phrase se taise, grogne-t-il.
Il sait bien que le clinamen ne l’écarte jamais de sa trajectoire : elle en a fait des éclairs d’œil pour qu’il goûte l’infime de ses gestes.

Comme les hirondelles de rivage, elle effleure ce qu’il ne peut qu’arrondir. Ou bien parfois un Lucrèce les fait se rencontrer dans son poème didactique.

On dit que c’est ce qu’il faut lire mais elle a des bouffées de liberté voluptueuse qui lui font lire une autre logique du sens : des enchaînements qui la font chanter.

Si la libre volupté l’oblige à renoncer, elle n’en exige pas moins qu’il exerce toute sa volonté pour la réfléchir, sa phrase.

Quand ils ont pris les toiles de Rothko pour des draps divins, elle lui a montré la frange que fait cette sorte de troisième couleur. Depuis, ses phrases sont toutes perturbées.

Chaque tableau est une plaie ouverte, a-t-il lu dans un essai. Elle a noté juste à côté de son commentaire : plutôt une baie qui nous appelle à la nage.
Nota bene : les oeuvres qui accompagnent le roman de la phrase sont ici de Mark Rothko

lundi 15 octobre 2012

mensonges d'un voleur d'ombre

Gebo et l'ombre de Manoel De Oliveira

avec des bouquets
secs sur les murs trempés
l'ombre des étoiles nous
éclairent mortes depuis
longtemps de face c'est
moi le voleur dit le menteur

comment compter
à voix haute les sommes
en buvant le café
de tous les vols et pleurer
le fils comme des gisants
sous la pluie ses petites

bougies ou pétrole
jusqu'à la lumière
des voix qui nous
regardent de l'autre côté
de la table c'est la routine
dans un film plein

de revenants qui disent
je suis là dans le tableau
on dit un Rembrandt un
Oliveira n'entendent que ceux
qui y sont dans l'ombre
du film éblouis enfin

dimanche 14 octobre 2012

six moments hopperatiques



1.
ça parle de moi l’océan fluctuant
immense tu vas où et les hommes
dans les villes où jouent les bateaux
construisent une récitation sans
rencontrer personne

2.
Verlaine par cœur dans un soir bleu
authentiquement américain avec
la gratitude de sa femme dans le sens
d’un humour pour allonger le temps
en un clin d’œil qui ne passe pas
est récité et quelque chose
déjà s’est passé sur la ligne rouge

3.
les antennes intérieures des disputes
vous fixent et ta solitude perdue
sur la géographie des rêves affronte
les fenêtres qui vous fixent
pour refaire le voyage sous le lampadaire
où les scènes traversent ni dedans
sur scène ni dehors sans infléchir

4.
l’histoire inspire le cheval blanc
regimbe à s’engouffrer puis un chien
sent les dangers enfin
la lame de fond éclaire tout le plan
la lampe fond pour sauter
les objets figuratifs d’un peintre
qui nous parle dans la salle d’attente

5
ils ont dit qu’il communique
sur l’écran les ombres transpercent
puis une lettre ouverte extériorise
toutes les visions allongées face
la mer ou les toits sans esquiver
la vie ils désespèrent quand le chien
sent les dangers pour attendre qui

6
un rayon de lune sans esquiver
la mort et tous les rayons du soleil
assise sur le lit matinal c’est très difficile
le dernier chapitre ou tableau
dans la chambre vidée les pages
peinent à se remplir il y a le temps

mardi 2 octobre 2012

Le roman de la phrase (1)


Les illustrations n'illustrent pas ce qui suit mais viennent soutenir la tentative : on écrit sur un volcan avec la mer et toute la vie...


Il se réveille avec une phrase qui lui ressemble, à elle.
Il recommence, parce qu’il a longtemps cherché cette phrase, perdue comme tous les rêves au matin.
Elle n’est pas encore à portée de voix ; il ne désespère pas de lui demander comme une ressemblance avec elle.
Il croit souvent la lire dans une ancienne correspondance ; il sait bien que des lettres manquent.
Quelqu’un est venu l’écouter ; il lui a semblé la voir dans ses yeux ou dans une rapide torsion de sa bouche ; c’était peut-être sa manière de croiser les bras.
Elle lui dit qu’il lit toujours trop vite, sans le lui reprocher ; elle sait bien qu’il court après elle.
Elle lui a rappelé sa lecture de Salambô, surtout sa première phrase.
Elle remarque que les oiseaux font silence dans la journée ; au moment de la plus grande chaleur, lui précise-t-elle ; il allait lui parler des rouges-gorges.
Ils ont vu la trilogie des Coûfontaines dans la mise en scène de Marcel Maréchal ; un peu trop ambitieuse à son goût, elle sait qu’il va lui rappeler qu’elle tient bien le lyrisme en bride, la phrase de Claudel.
Il l’entend souvent sans pouvoir la répéter. Elle sait que c’est le bonheur de l’habitude ; elle varie alors légèrement l’intonation.
Elle ne lui raconte jamais ses rêves ; elle prétexte que ce sont des cauchemars. Il les devine quand la phrase lui échappe.
Elle aime danser ; pour ne pas lui marcher sur les pieds, il se contente de la soulever. C’est ainsi que la phrase se met à danser dans sa tête.
Elle avait pourtant bien commencé par des études de philosophie ; elle n’a jamais pu se résoudre à entendre seulement une idée derrière sa phrase, même argumentative.
Elle lui reproche souvent ses néologismes. Elle ne lui avoue pas qu’elle apprécie la saveur lexicale du parler de ses grands-parents ; il semble bien les nourrir.
Ils sont allés plusieurs fois à Florence, toujours en hiver. Il n’oublie pas que lors de leur séjour à Venise, il a neigé. Elle a le goût du méconnaissable.
Il a appris à lui faire aimer ses répétitions. Elle sait depuis longtemps qu’il n’est pas très scolaire.
Elle a su lui apprendre son enfance, sans jamais bien savoir ce qu’était une ritournelle.
Il ne lui dit jamais son impatience ; c’est pourquoi elle ne lui demande surtout pas de mettre un point final.
Elle lui propose souvent d’aller voir ce qu’il ne sait pas qu’il aime trouver. Cela ne s’entend pas à la première lecture, même s’il la soupçonne de bien l’entendre.
Elle a longtemps développé son goût pour ces livres que Walter Benjamin collectionnait. La fantaisie alors mène sa phrase parce que les meilleurs livres pour enfants valent tous les chefs-d’œuvre de la grande littérature, pense-t-elle.
Ils se font souvent une toile ; il oublie souvent l’histoire qu’elle tente de préserver dans des cahiers de cinéma ; une phrase lui suffit pour ses notes dans le noir.
Il y a un livre qu’il a mis quinze ans à publier. Elle a bien vu que ce n’était plus le même ; pourtant elle entend tout de suite sa sonorité générale.
Parfois elle ne sait plus qui est tu ; lui non plus ; alors ils s’emmêlent et la phrase part pour de bon.
Elle a toujours peur qu’il se noie dans si peu de mots ; elle veille sur le bord à sa respiration.
Leur fidélité ne se connaît qu’a posteriori ; ils n’ont qu’une grammaire d’usage.
Le film de Rosselini les a toujours fascinés ; la date y est certainement pour quelque chose. En régime volcanique, il n’y a pas d’énoncé sans énonciation, précise-t-elle en riant.
Elle lui lit souvent la lettre d’Ingrid Bergman à Roberto Rossellini avant le tournage de Stromboli ; elle savait seulement dire ti amo en italien.

Quand ils ont vu les logogrammes de Christian Dotremont au centre Georges Pompidou, le noir des phrases leur a rappelé la neige du Valgaudemar. Notre Laponie, a-t-il glissé dans son oreille avec un baiser.
Ils lisent rarement les mêmes romans ; quoiqu’il en soit, ils aiment les mêmes sans partager les mêmes raisons ; au bout du compte, elle connaît sa phrase.
Elle aime voyager à l’étranger ; ils ont beaucoup de projets dont peu se réalisent ; quelques voyages suffisent à leur faire croire au monde ; quelques phrases à la vie.
Un jour elle découvre qu’il garde les petits mots qu’elle lui écrit ; sa syntaxe lui donne parfois la couleur d’un dialogue.
Elle lit rarement ses essais ; ils font tellement sa conversation quotidienne ; mais s’il reconnaît qu’il est inutile de se répéter, elle ne le découvre que dans ses reprises.
Ils ne savent pas qui est leur préféré ; ils ont besoin d’oublier un artiste pour qu’ils sentent tout à coup la même préférence ; comme une phrase qui invente un nouveau regard.
Parfois, elle lui serre discrètement et fortement la main ; il sait immédiatement ce qu’elle veut dire ; il arrive qu’il se trompe mais la phrase est la même.
S’il abuse des références littéraires, elle le lui reproche ; quand il trouve une de ses notes de lecture qu’elle a glissées dans son carnet, il ne peut s’empêcher d’adjoindre sa teneur à la prochaine phrase.
L’anonymat augmente dans les pronoms de sa phrase ; elle craint ne plus savoir de qui il parle.
Il aime l’obscur de sa phrase ; elle déteste qu’on qualifie la poésie de Paul Celan d’hermétique. Il en va de la démocratie, précise-t-il.
Tout le monde écrit peut-être pour se faire lire. Elle cherche toujours son écoute. Il lui répond que ses essais la cherchent ou les enfants.
Pour lui, le plus important dans la narration consiste à faire sentir même incidemment le corps du personnage ; il sait bien que c’est un problème d’énonciation. Ne serait-ce que sa manière de ponctuer, ajoute-t-elle malicieusement.
C’est ainsi, elle aime le contester, que le personnage s’empare de la première personne. Quant à lui, il refuse la réduction du personnage à une troisième personne car, elle le sait bien, il perdrait le mouvement.
Qu’on parle de personnage conceptuel ne répond pas du tout à son goût pour la voix. On n’ajoute pas du corps à un cadavre : elle connaît sa phrase dans son rire.
Dans Stromboli, la Méditerranée est noire comme le volcan, a-t-elle écrit ; c’est comme n’importe quelle phrase devenant poème, a-t-il ajouté en marge.

Pour varier les marches quotidiennes, elle lui fait parfois traverser un musée de peinture ; c’est comme si elle lui demandait de lire sa dernière phrase à la fenêtre.
Il a bien essayé de lui montrer une phrase qui avance par élimination. Elle lui a tout de suite dit qu’il oubliait que les silences l’augmentaient.
Les dialogues les font beaucoup souffrir ; ils doivent faire entendre la phrase de l’un à l’autre. Pour elle, le coq-à-l’âne résout souvent le problème.
Elle déteste qu’on résume un roman en une phrase mais elle acquiesce quand il suggère qu’une seule suffit pour le faire tenir.
Il se contente de ses à-peu-près lexicaux ; elle recherche les précisions d’un dictionnaire ; tous les deux se laissent vite aller aux divagations de la première phrase venue.
Il lit dans un mot toute sa vie ; il multiplie ainsi les phrases ; elle goûte cette vitesse mais craint toujours le pire.
La langue des enfants qui fourche dans les comptines a été à la source de toute sa pédagogie ; elle a même essayé de les enregistrer.
Son esprit très lent se met tout à coup à courir dans la phrase ; elle tente de le freiner sur le papier.
Elle trouve que c’est trop métaphorique ; il essaie de lui montrer que les rapports l’emportent sur les transports ; elle ne digère pas sa phrase.
C’est quand même dérisoire cette prétention, lui répète-t-elle. Il lui réitère l’argument imparable que ça tient parfois à un cheveu. Sur la soupe, ajoute-t-elle en éclatant de rire. Il n’a plus qu’à recommencer.