jeudi 26 décembre 2013

Jean Rustin avec Bernard Vargaftig : l''exactitude de l'effroi

Jean Rustin est mort le 24 décembre 2013. Il disait : "Ma peinture est un discours silencieux, sans mots !" Non seulement il situait ainsi sa peinture au coeur du langage mais sa théorie du langage savait que ce ne sont pas que les mots qui font le discours mais bien plus le silence et la résonance.
Parmi ceux qui ont su résonner avec sa peinture, Bernard Vargaftig qui me l'a fait découvrir. Disparu il y a bientôt deux ans (la revue Résonance générale a publié récemment dans son numéro 6 son premier livre épuisé), il a écrit avec des dessins de Rustin Exactitude de l'effroi (Collodion, 1999). En voici le premier poème pour redire combien l'un et l'autre nous manquent et continuent dans nos vies (Vargaftig sous-titrait ce livre partagé : "ce qui ne cesse de peindre") :

Que pense le tremblement
Espace à la fois un souffle quand 

L’appartenance fait bouger
La chute et le paysage de la chute 

L’immense éraflement d’être le début 
Qui laisse à la stupéfaction 
L’impatience si vivante
Rien ne se sépare du hasard
Été et nudité jamais effacée
Sont la défaillance qu’il y a
Comme l’oubli d’avoir peur
Auquel l’intégrité ressemble
Avec les oiseaux circule sous l’enfance 

Où dans ce que le silence signifie 
L’embrassement se précipite
Devant l’ombre et les rochers
Dont la disparition me recouvre
 


vendredi 13 décembre 2013

Michel Chaillou ou l’aventure de l’écoute intérieure du poème de la lecture

Michel Chaillou, né à Nantes le 15 juin 1930, vient de nous quitter le 11 décembre 2013. Si j’ai beaucoup écrit sur les poètes, j’ai trop peu dit ma dette à l’égard d’œuvres comme celle de Chaillou et même si j’ai pu rattraper un peu le « retard » avec mon livre sur Les Cahiers du Chemin dont quelques extraits forment le montage ci-dessous, je n’ai pas écrit à ce jour tout le poème qui me traverse avec une telle œuvre. Heureusement, l’année dernière, j’ai dirigé un mémoire de master sur un livre de Chaillou (Le Crime du beau temps) mais j’aimerais bientôt aller plus loin tant du côté du phrasé merveilleux de l’auteur du Sentiment géographique que de la poétique de la lecture-écriture du concepteur de la collection « Brèves littérature » chez Hatier.

1. « L’écoute intérieure » de Michel Chaillou au cœur des Cahiers du Chemin
Jean-Loup Trassard, un des premiers fidèles du « Chemin », se souvient et, comme les autres, il égrène la litanie des noms sans reconstituer pour autant une classe d’école devant laquelle officierait un maître : 
Il ne s’agit pas d’une école, Georges Lambrichs se veut œcuménique, mais le fait que nous nous lisions les uns les autres est un soutien. J’approche ainsi Michel Butor, J.M.G. Le Clézio, Michel Deguy, Georges Perros, Jacques Borel puis Michel Chaillou, plus tard Gérard Macé et bien d’autres, comme Paul Oster ou Henri Thomas… Certains deviennent des amis, et le sont restés ! Pendant une dizaine d’années, je serai un assidu des « réunions du Chemin », comme de la revue Les Cahiers du Chemin , dont je participe au lancement et où je publierai régulièrement[1].
Michel Chaillou ne parle pas d’« œcuménisme » tout en signalant l’« ouverture d’esprit exceptionnelle » de Lambrichs[2]. Et lui aussi égrène les noms des convives de « ces repas [qui] ont duré quinze ans » (sic ! mais Chaillou a bien raison d’utiliser ce duratif car un repas ne se mesure pas à sa carte mais à ses échanges qui continuent bien après sa digestion) :
Après, ils ont eu lieu dans un restaurant, chez Alexandre, puis encore à nouveau chez Georges et sa femme Gilberte. Venaient là plein d’écrivains, Le Clézio parfois, Michel Butor, Georges Perros quand il passait dans la capitale. […] Il y avait Jude Stéfan, un très grand poète, Gérard Macé à la prose si inventive, Michel Deguy, Jean Roudaut, Jacques Borel, le romancier de L’Adoration. On parlait de tout, du Tour de France aussi bien que d’autres choses. […]  C’était exaltant[3] !
Chaillou commence des portraits où la relation l’emporte : il se lit dans les écrits des autres, un peu comme la revue fait lire une écriture par-dessus une autre – on peut se contenter de ce passage, il en est d’autres dans ce livre au si beau titre, qui écoutent intérieurement ces écritures si diverses et résonnantes dans les souvenirs de leur auteur :
[…] j’avais des affinités plus grandes avec certains, par exemple avec Jean-Loup Trassard, un ami intime depuis cette époque. D’ailleurs, Le Sentiment géographique lui est dédié, ainsi qu’à Jacques Réda, un autre ami dont j’aime la démarche en poésie, le noir souci de ses vers. Je songe à la qualité d’Amen, de Récitatif, de La Tourne. On se voyait à trois chez moi tous les dimanches, durant des années. Jean-Loup m’a appris le sens des matières. Ses livres révèlent une exploration intime des choses. C’est une stratégie de contemplation qu’il met en œuvre, une description infinie du monde. Cette astronomie du terre à terre en effet me touche. Michel Deguy aussi, dont l’élégance impérative me séduit toujours. En particulier certains de ses recueils, comme Ouï dire ou Gisants, où il convoque les dieux de la narration. Et les poèmes intenses de Ludovic Janvier dans La Mer à boire, écrits bien après ces repas du Chemin où il s’asseyait alors en tant que jeune romancier de La Baigneuse, de Face, de Naissance. J’allais oublier Henri Meschonnic, poète, traducteur de la Bible, philosophe, et le feu de ses commentaires[4].
La table invente-t-elle alors une démocratie du plat partagé et donc du sommaire en cours ? Certainement… mais Chaillou voit bien que l’enjeu en est encore plus fort, que le rêve peut aller jusqu’à concevoir la cène comme un nouveau royaume. Les images bibliques viendraient-elles comme renverser les hiérarchies de la République des Lettres, les prééminences éditoriales, les jalousies d’auteurs ?
Quand je pense à nos tablées hebdomadaires de la collection « Le Chemin », chaque mercredi, je me dis qu’entre nous, si différents, il s’échangeait malgré tout quelque chose. Mais de quelle nature ? Cela tenait-il à Gilberte, la maîtresse de maison, à sa manière de recevoir ? Un même rêve nous habitait et nous tenait assis. On riait, on s’apostrophait, on devisait de toutes sortes de choses. Claude Gallimard quand il venait, parlait peu, il était assez timide envers les auteurs, ce que je trouvais plutôt bien. Moi, dans cette affaire, j’étais une sorte de boute-en-train, mais, curieusement, je sortais de là toujours un peu déprimé, je n’ai jamais compris pourquoi. Peut-être parce que je participais trop. Il régnait en même temps, dans ces déjeuners, une manière de délicatesse. La présence spirituelle de Gilberte, la femme de Georges, y contribuait beaucoup sans nul doute. C’était une sorte de royauté douce qu’exerçait son mari, une royauté au sens où il était notre éditeur, c’est-à-dire notre lecteur[5].
Ces évocations montrent à l’envi qu’avec Les Cahiers un premier cercle s’est constitué autour de Georges Lambrichs. Il avait commencé auparavant avec la collection mais la fréquence de la revue et de ses sommaires, qui faisaient côtoyer les écritures quand les livres les présentaient isolément, ne pouvait que ritualiser ces déjeuners du mercredi. D’abord « chez Alexandre[6] », rue des canettes dans le sixième arrondissement, puis plus souvent au domicile des Lambrichs, ces déjeuners réunissaient le premier cercle, avec des absences prolongées comme celles de Butor, parti à l’étranger, qui déclarait en 2002 :
Les Cahiers du Chemin, c’était une espèce de revue modèle. Georges Lambrichs essayait de faire sa N.R.F. à lui et il a bien réussi, c’est-à-dire que chaque numéro est remarquable. Presque tout était très intéressant[7].
2. S’endormir en chemin d’« écoute intérieure » avec Michel Chaillou
Si Stéfan n’est pas tendre avec les « schémateurs » et les « thémateurs » (CDC-10 ; 98), Lambrichs n’hésite pas à faire appel pourtant à Jean-Pierre Richard pour rendre compte de l’ouvrage de Michel Chaillou qu’il publie dans sa collection « Le Chemin » en 1976 (CDC-28 ; 130-134). On sait que Richard est l’initiateur de la « critique thématique », qui a profondément renouvelé le thématisme comme critique, même s’il semble bien qu’« à part Jean-Pierre Richard, personne ne soit intervenu avec bonheur dans le champ de la critique thématique[8] ». Il semble donc pertinent d’avoir sollicité sa lecture du Sentiment géographique[9]. Nous entrons alors dans un jeu de mise en abyme à l’infini. La « lecture osmotique » de Chaillou est aussi celle de Richard : « Libido de déplacements, d’interpénétration, qui aboutit, mais en toute netteté, sans jamais aucune confusion, à une jouissance et une compréhension d’osmose ». L’Astrée d’Honoré d’Urfé, dont Chaillou propose une « lecture herbagère », c’est le Forez parce que ce « paysage pastoral » est, selon Richard, gouverné par « deux catégories principales » : « le flou et la dérive ». Et l’on ne sait qui, du paysage ou du texte, porte l’autre, comme le montre bien Richard :
De toute façon, c’est le corps ici qui est le maître, et qui mène multiplement le jeu : corps rêvant, et corps lisant, mais aussi corps se rêvant/lisant, et se rêvant/lisant/rêvant, et cela à l’infini, on l’a vu, sans butée possible. L’assurance d’aucun cogito, comme dans les critiques traditionnelles d’identification, ne vient fonder ici les réversibilités de la lecture […].
Et Richard de conclure, avec Chaillou, à « un nouvel avenir de la lecture », « comme un abandon aux penchants singuliers de l’œuvre ». C’est ce que Chaillou montrait en donnant quelques bonnes feuilles de son livre à son ami Lambrichs, qui publia son premier livre dans sa collection au printemps 1968, Jonathamour[10]. Déjà Chaillou y avait la phrase qui « s’éternise en phrases », un peu comme chez d’Urfé, « de sorte que plus personne ne sait de quoi il est question ». Si, avec Stéfan, la lecture est un acte amoureux, avec Chaillou, la lecture en serait le rêve : « Dormons ensemble. Les moutons s’écoulèrent. Il reste une théorie de traces […]. » Et Chaillou de citer quelques passages de L’Astrée qu’il paraphrase (« Le livre efface le livre ») presque mot à mot pour en conclure que « le drame de l’Astrée est un drame de lecture » : d’une phrase à une digression, le phrasé se laisse porter « d’auprès des mots à du côté du songe des mots ». On comprend alors que Chaillou, berger endormi d’un Forez, région que Lambrichs s’attribuerait bien dans le paysage littéraire, propose, dans une époque aux certitudes trop fortement déclarées, « une lecture suffisamment brebis, menant le lecteur parmi les songes ». Quand Chaillou, bien des années après, s’entretient sur son œuvre et sur la littérature, il formule toute la force de l’attitude que Les Cahiers ont promue dans un temps de déclarations frappées au coin de vérités absolues :
Trébucher me paraît toujours plus riche d’enseignement que marcher, marcher correctement. Je ne dis pas qu’il faille se casser la figure pour aller, mais, ce que je veux dire par là, c’est que le trébuchement (c’est-à-dire bégayer ses pas) contient en puissance toutes les marches, et pas seulement la rectiligne. De même que l’hésitation vous fait comprendre d’autant mieux l’affirmation. Hésiter en effet, c’est émettre un doute, demeurer le plus souvent qu’on peut dans l’alternative, on est riche de tous les possibles le temps qu’on hésite, on n’a pas encore choisi, le roman de ce qui va suivre n’a pas été décidé. Moi, je suis depuis toujours partisan de prolonger cette attente, d’être du côté de l’hésitation, de l’approximation. J’essaie d’écrire un tâtonnement expressif, un bégaiement de l’ineffable[11].
Et quand Chaillou définit Le Sentiment géographique comme « un récit d’écoute intérieure[12] », ne donne-t-il pas l’orientation de Lambrichs et des Cahiers : non une revue de diffusion, vers l’extérieur, de paroles et voix hautes et sûres d’elles-mêmes, mais un ensemble de « cahiers » d’essais de voix qui, « de loin », s’entendent non pour faire chœur mais pour augmenter l’écoute, « l’écoute intérieure ». Et, pour cela, Lambrichs n’hésite pas à aller de côté, dans des directions inhabituelles.

3. Une réunion de « gens de style » autour d’un homme
En juin 1909, Charles Péguy, directeur des Cahiers de la quinzaine, s’adresse à ses lecteurs (À nos amis, à nos abonnés), en leur disant avoir « constitué peu à peu, sans engager personne, une société d’un mode incontestablement nouveau » :
Une sorte de foyer, une société naturellement libre de toute liberté, une sorte de famille d’esprits, sans l’avoir fait exprès, justement ; nullement un groupe, comme ils disent, cette horreur ; mais littéralement ce qu’il y a jamais eu de plus beau au monde : une amitié, et une cité[13].
C’est dans cette tradition, ou du moins sur ce mode non groupal, que le « foyer » du « Chemin » a réalisé les Cahiers de Lambrichs, lequel n’était ni un chef ni un gourou mais un homme de l’amitié, de l’attention à la liberté de chacun. Michel Chaillou est certainement celui qui, de tous les écrivains des Cahiers et même du « Chemin », a le mieux précisé ce qui faisait relation entre eux :
Au contraire d’eux (Tel Quel), nous n’étions pas réunis par une théorie, mais par un homme. Mais incontestablement il y avait un esprit dans notre groupe. J’ai écrit naguère que nous étions des écrivains de la différence, que dans le style de l’un s’excluait le style de l’autre, mais nous étions ensemble. Et ce n’est pas une si mince affaire que d’être restés ensemble durant toutes ces années ! Vous savez, quand je nous revois assis côte à côte et si dissemblables, je me dis que nous étions des gens de style, et que c’était lui qui nous réunissait autour de Georges Lambrichs, notre hôte, qui n’en manquait pas, je veux dire, de style[14] !
Chaillou est très explicite : avoir du style, ou plutôt ne pas en manquer, ou mieux encore être quelqu’un « de style » – même si la formule, « gens de style », n’est pas  vraiment lexicalisée –, c’est inséparablement porter toute son attention au « beau langage » et à ce qui en fait une attitude d’écoute de l’altérité, du dissemblable même. Il faut encore préciser en quoi cette poétique est une éthique. Inassignable à une forme, à quelque procédé stylistique, comme on dit, puisque justement « dans le style de l’un s’excluait le style de l’autre », cette poétique réunit ce qui diffère dans l’amitié, c’est-à-dire dans l’écoute réciproque, et non dans un éclectisme de bon aloi où les contraires feraient bon ménage pour résister à quelque force extérieure, ou œuvrer à quelque opération d’intérêt commun n’engageant pas ce qui fonde l’écriture. Une telle poétique, qui engage chaque écriture au plus loin de ce qui la fait dissemblable avec les autres, est aussi un refus de ce qu’on a l’habitude d’observer dès que réunion d’écrivains : la prise du pouvoir ou la soumission à quelque pouvoir, où les individualismes s’exacerbent.





[1]. Sur : http://www.jeanlouptrassard.com/jlt/biographie/biographie.html
[2]. Michel Chaillou, L’écoute intérieure, Neuf entretiens sur la littérature avec Jean Védrines, Paris, Fayard, 2007, p. 209.
[3]. Ibid., p. 243.
[4]. Ibid., p. 246-247.
[5]. Ibid., p. 288-289.
[6]. Voici ce qu’indique aujourd’hui l’annuaire parisien : « Pour la petite histoire de ce restaurant, il fut fréquenté un temps par Balzac ou Boris Vian mais il est aujourd’hui le rendez-vous des amateurs de cigare (des déjeuners « cigares » sont organisés) et de la poésie (des prix de poésie sont décernés). La cuisine est celle d’une petite tratoria qui sait rester simple ». Il ne mentionne malheureusement pas Les Cahiers du Chemin  ni la pipe de Lambrichs… Libération du 21 janvier 2005 a consacré un bon article aux « lundis de la science-fiction » qui s’y attable (« Le déjeuner fantastique » signé Frédérique Roussel) mais pas un mot sur les « mercredis du Chemin » si ce n’est que Butor est évoqué.
[7]. Michel Butor, « Entretien avec Anne Clerc » à Lucinges le 19 août 2002 à l’occasion d’une maîtrise sur la correspondance de Butor avec Perros (http://perros.ordinaire.free.fr/
entretienMB.htm).
[8]. Laurent Dubreuil, « Atelier de théorie littéraire : thème, concept, notion » (7 février 2007), http://www.fabula.org/atelier.php?Th%26egrave%3Bme%2C_concept%2C_notion. Voir l’étude d’Hélène Cazes, Jean-Pierre Richard, Paris, Bertrand-Lacoste, « Référence », 1993.
[9]. M. Chaillou, Le Sentiment géographique, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1974. Rééd. « L’imaginaire », 1989. L’étude de Richard sur Chaillou est reprise dans L’État des choses, Paris, Gallimard, 1990.
[10]. M. Chaillou, Jonathanamour, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1968. Rééd. en « Folio ».
[11]. M. Chaillou, L’Écoute intérieure, Neuf entretiens sur la littérature avec Jean Védrines, Paris, Fayard, 2007, p. 322-323.
[12]. Ibid., p. 238.
[13]. C. Péguy, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1947, p. 1276.
[14]. M. Chaillou, L’écoute intérieure, Neuf entretiens sur la littérature avec Jean Védrines, Paris, Fayard, 2007, p. 247.



On peut lire, sur le site de François Bon, Les livres aussi grandissent, improvisation de Michel Chaillou au colloque du Salon du livre de jeunesse de Montreuil, décembre 1998. Texte inédit à cette adresse: http://remue.net/spip.php?article676

Une belle leçon pour les écoles d'aujourd'hui: http://www.ina.fr/video/CAC92058238

mercredi 16 octobre 2013

Laurent Chevalier dans la fumée des gauloises je t'écris

L'ami Laurent Monges-Chevalier est mort. Du milieu des années 80 à la fin des années 90, il était secrétaire de rédaction de la revue Le Français aujourd'hui. On se voyait au moins une fois par mois puis nous sommes devenus vite amis pour partager nos lectures et nos fumeries, sa passion de la photographie et de l'Italie, bien d'autres choses encore toujours avec du vin. Nous avions le même âge et il a toujours gardé ses vingt ans avec lui pour les livrer à chacun. 
photographie prise par Jean Verrier en septembre 1986


les gauloises et les rouges valsaient
dans nos mots et nos rires avec toi
tu butais ton grand front en bredouille
de bouches rédactionnelles et j’aimais
te suivre dans tes bas côtés
où la photographie noire sombrait
à moins que ton Pasolini t’écrive
une lettre chaude comme disait Penna
Sandro mais mon dieu s’en va
en bicyclette ou pisse avec désinvolture
sur le mur puis on s’est baignés
dans le même océan nos babils
et tu t’essuyais avec du sable
en buvant un énième blanc cette fois
je t’écris dans la fumée de tes gauloises
Laurent il pleut mais est plus vif
amour détaché que mort obtuse


NB: On peut retrouver les traductions de Laurent dans Résonance générale  n° 1 (traduction de Sandro Penna) et dans Diérèse n° 48-49 (traduction de Pasolini), ses photographies dans quelques numéros de Vacarme et son travail d'éditeur dans les numéros du Français aujourd'hui des années 1986-1999.

samedi 28 septembre 2013

petit air de rien (avec Avishai Cohen)


ce petit air de rien résonné depuis quelle Russie
au loin les nuages et un pantalon orangés
d'un tôt le matin avec les verstes de Marina
s'accélère une mélodie venue tout près si loin
alors ses doigts dessinent par-dessus nos lignes
le voyage en train de tous les rythmes de ta voix
revenue d'où vers où toujours ce moment où
tu viens dans l'inattendu comment te dire
ce petit air de rien nous tient depuis quelle Russie

mardi 3 septembre 2013

aka : on aime les petites revues à la lisière des voix


on dit : les petites revues
et elles n'arrêtent pas de recommencer
certaines peuvent s'arrêter, ne peuvent plus continuer, ont fini de publier mais continuent de vivre
d'autres recommencent et peut-être continuent-elles les précédentes pas forcément récentes
elles continuent quoi
la vie du langage
plus encore la vie de la vie du langage
autrement dit, la vie à la puissance vie
j'aurais pu écrire ce qui vaut la vie : la relation, le poème
alors je reçois une merveilleuse petite revue et elle grandit dans ma vie
elle commence par un poème de Inger Christensen que j'ai lu il y a longtemps et que j'avais oublié ou alors il faisait son chemin sans le dire jusqu'à ouvrir cette revue
et commencer après ce mot de bienvenu de Christensen avec une traduction du roumain, c'est pour moi continuer une vieille passion pour Max Blecher (lire la petite notice en fin de revue concernant ce jeune auteur de Bucovine) et cela continue avec Raluca Maria Hanea: "serait-ce aussi de la merveille"
oui avec "les rêves globalement idiots d'Ernst Folkarévitch" de Arnaud Ducharne : j'aime ce personnage russe ou qui met de la littérature russe dans nos poèmes
je ne vais pas poursuivre - à chacun d'y aller voir pour s'ouvrir les yeux du langage - mais je retrouve des voix qui continuent dans leur force et qu'on aime comme celles de Chloé Bressan, de Maël Guesdon, de Laura Lisa Vazquez, de Marie de Quatrebarbes et de Marc Perrin
puis je découvre les autres et j'apprends à aimer les écouter mais les précédentes se découvrent toujours
une revue - c'est ce que j'aime - met à nu
ils sont tout nus et nous avec eux : le monde peut recommencer
le monde peut crier : AKA...
crier ensemble, c'est politique
et avec ça une revue petite emporte tout son silence : c'est politique
comme dit Marc Perrin : un "trou d'amour"
et Irène Gayraud : "Il y a, toujours, la porte qui dépeuple / ou la lisière du bois"

on dit : les petites revues
on aime le papier, la façon, le geste
ici, il est signé Stéphane Korvin
ça nous grandit une petite revue comme ça
merci

on lui écrit, on commande, on attend le numéro 2 (un appel avec un texte de Fred Deux), on aime
ce numéro 1 à 60 exemplaires dans une mise en page très belle avec une première page calque
revue.ak@hotmail.fr


Corps parallèles : The Parallel Body


Dom Gabrielli, The Parallel Body. Corps parallèles, ouvrage en anglais et en français, traduction par l’auteur et Laetitia Lisa, préface de Jacques Ancet, Rouen, Christophe Chomant éditeur, 2013, 152 p., 17, 50 euros.

Ces 43 séquences font un poème du questionnement maintenu : du « pourquoi » (p. 13) initial  au « devenir toi » (p. 143) final, le mouvement de la parole dans l’écriture est l’invention d’un lieu de rencontre qu’est le poème. « D’où je suis c’est où je suis » (p. 41) : ainsi l’origine du poème c’est son fonctionnement ou, plus simplement dit, l’expérience du poème n’est pas celle d’une répétition mais d’une reprise de vie : « si je devais appeler ton nom / en vain je pleurerais ton écho » (p. 125). La lyrique amoureuse est souvent insupportable parce que le mythe mange la vie, la parole se perd dans des répétitions et la relation semble déjà depuis toujours jouée. Il faut alors partir de rien : « je n’ai plus d’idées / plus de solutions plus de cartes plus de textes plus de concepts » (p. 121). Ce qui n’empêche pas de rebondir avec tout ce qui nous continue dans la tradition jusque dans ce ton de la chanson, ses anaphores (« vers toi », p. 119) ou son départ dans un « te souviens-tu » (p. 115) à condition de s’exercer au refus de toute poétisation du vécu (« trop vite on s’adonne aux analogies », p. 23). C’est cependant dans la prose des circonstances (« je sais que je suis ici maintenant », p. 29) que le poème monte le plus certainement : « devant l’acte de vivre / tu es devenue poème » (p. 111). Contre toutes les contraintes et habitudes qui empêchent la marée montante du corps-langage : « le milieu où la couleur pousse » (p. 21). Ce corps-langage que Dom Gabrielli nomme (au singulier en anglais et au pluriel en français, j'y reviens in finecorps parralèles, c’est d’abord l’aventure d’un je-tu éperdu se risquant (« je tombe souvent », p. 35) au nada des mystiques espagnols pour co-naître : « je ne suis rien et à l’intérieur de ce rien je deviens » (p. 31). Et « les poèmes sont » (p. 33) ou plutôt répondent à « l’appel » (p. 37) au risque de moments difficiles où le tu n’est pas le je échangé puisqu’il est la réitération du même (« tu l’as perdue / dans tes bras », p. 43) et non l’invention d’une identité-altérité en je-tu. Il y a donc ce « territoire du milieu » (p. 57), entre-deux d’un égarement douloureux, un « tunnel » (ibid.). Mais « je marche à nouveau dans tes pas » (p. 61) grâce à l’écriture, ouvre autant de ressouvenirs en avant, de reprises au sens de Kierkegaard : « je t’aurai déjà vue / je serai déjà là ». Le poème n’est pas promesse future ou passé revécu mais présent du passé et du futur au présent d’un dire (« ouvre-toi corps », p. 71) qui peut faire face à ceux qui « violent le langage » (p. 67). Alors, le poème peut, « contre la mondialisation » (p. 73), oser affirmer : « j’ai appris la vie parallèle de l’ombre » (p. 79). Il peut prendre appui sur les vents (« scirocco », p. 83-85, ou « tramontana », p. 87-91) et engager une épopée des corps : parallèles, c'est-à-dire résonnants. Et le je résonne dans le je-tu.
Ces 43 séquences pour « écrire le voyage de mon désir », cette épopée de voix, parce que « je te suis depuis si longtemps » (p. 131), à condition d’entendre cette perte qui est un immense gain : « je suis beaucoup moins moi que tu es toi / je te suis reconnaissant de sans cesse me laisser devenir toi » (p. 141). Alors, j’aurais oublié que ce livre nous est donné dans deux langues, dans deux écritures puisque la traduction est cosignée de l’auteur et de sa traductrice. Mais ce serait très exactement reprendre ma lecture des 43 séquences qui en font un poème du je-tu jusque dans cette mise en pages parallèles bilingues… Et c’est Jacques Ancet qui préface l’ensemble : le poète du « recommencement » (voir son Ode parue récemment chez Lettres vives) ne pouvait mieux signaler une telle expérience qui, de l'anglais au français, passe du singulier au pluriel, d'un je à sa moitié (voire à sa pluralité) par le tu.



samedi 13 juillet 2013

Points de suspension : Jacques Ancet & Ettore Labbate


Cette couverture énigmatique cache une ténacité et une intempestivité dans le champ poétique : celle d'Ettore Labbate qui lance une "revue de silence" à paraître quatre fois l'an, "à chaque nouvelle saison de l'année", en 50 exemplaires au prix de 10 euros (adresse: 1, rue Jules Ferry - 14111 Louvigny).

Ce premier numéro de Points de suspension est signé par Jacques Ancet. On ne pouvait mieux choisir pour commencer une "revue de silence" : non que Jacques Ancet écrive, comme on pourrait s'y attendre, une poésie blanche mais parce que, pour lui, le silence est du langage, mieux : du poème. C'est l'activité du poème, en écriture et en lecture, qui seul peut faire entendre du silence et ici le silence d'une relation - au double sens du terme : récit et lien.
Si le texte commence par observer qu'"on ne sait pas laisser dire" c'est bien parce qu'il s'agit de laisser le poème faire pour qu'avec une écoute inventée et donc, par là-même, une relation construite, on "laisse dire" le poème - à condition d'entendre ce dire comme un intransitif pour que puisse "passer", comme on dit - et Jacques Ancet n'hésite pas à laisser dire ces paroles de chacun et de tous, de tous les jours, dans le poème, pour que puisse "passer" donc, "un souffle, une voix que tu ne reconnais pas".
Le silence qui n'est jamais ontologique, dans et par cette expérience du poème, fait venir l'inconnu au plus près du dire dans ce délaissement qu'invente le poème, délaissement de tout ce qui ne laisse pas dire. Et pour cela, Jacques Ancet tient son poème comme Mallarmé disait de Verlaine qu'il tenait sa syntaxe : trois séquences de 4 pages chacune avec sur chaque page 4 versets (je les appelle ainsi, ces lignes, parce qu'au même moment on lit le dernier livre de Jacques Ancet, Ode au recommencement, qui fait explicitement référence à Claudel...), soit 3x4x4 = 48 versets. Cette tenue toute entière tournée pour que la force de l'indéterminé, du murmure, du silence agisse ici partout.
Et ce poème qui ouvre une revue pose "comme un grain de temps" qui fait l'impossible : lancer une revue de silence.

vendredi 5 juillet 2013

Des visages dans ta voix sortie d'usine

Un nouveau livre de poèmes publié à l'occasion de Poètes au potager, festival organisé par les amis de Contre-allées à Montluçon.
On peut trouver des informations sur le livre :
http://martin-ritman-biblio.blogspot.fr/2013/07/des-visages-dans-ta-voix-sortie-dusine.html
sur le festival :
http://poetesaupotager.over-blog.com/

vendredi 21 juin 2013

Retenue et tenue ou le poème de Régis Lefort


Régis Lefort, Onze, Valongues, 2013.

Ce livre de retenue. D’abord dans et par son chiffre : onze c’est l’un (pas) sans l’autre. Mais si l’un ni l’autre ne savent combien ça fait. Aucune maîtrise qu’à chercher : se trouver sans savoir. Tenir en (se) comptant dans « l’échange des cavités » : les silences du poème ou plutôt le poème creusant ses silences. Ou (se) regarder sa nuit et leur pluralité à l'un, à l'autre. Ce livre des nuits accouple la mère et l’amour, la perte et la coupe, la vague et la boue, le présent du passé et le passé du présent.
Tout de tenue, ce livre compte pour ses mélanges. Des essais de formes de langage et de formes de vie, toujours s'essayant dans une tenue éthique et poétique à la fois. Où la voix se tient dans ce qu’elle ne dit pas. Dans les autres voix qu’elle (s’)entend. Un impersonnel au plus intime ou l'inverse, plus certainement. Mais le dernier mot est « incertaine ». Et le féminin (s'y) entend : il fait l'écoute de ce poème.
Nous écoutons, le lisant et le relisant, longtemps sa tenue dans sa retenue.



mardi 18 juin 2013

dans tes deux mains pleines de peinture






avec les peintures de Li Baoxun 


1.
on n’y voit pas
pas clair tu veux me dire
ce tapis zébré et ces drôles
de zèbres sous bandes noires ou
foules en pantalons ces bandes
costumées avec les chaussures
noires bien cirées
tous ces sans visages
ne s’envisagent pas en masse
de mains coincées au col
blanc ou cravatés pour pas
respirer ça marche
au pas au pas ça file
au métronome alors tu
bifurques dans mes lignes de fuite  


2.
on n’y voit pas
pas clair et blanc
et noir s’embrassent où ça
s’entasse avec quels regards
sur quels
lignes de brillance
c’est la nuit du jour ou
l’aurore à pied d’œuvre
un monde vieux naît
à l’horizon par terre
en bras de chemise tu me tiens
une sous-conversation dans nos
silences je bois ton
petit lait et nous nous rendons
invisibles
3.
on n’y voit pas
pas clair si c’est l’animal
perdu un petit cheval
ou une panthère
endormie avec les stries
en blanc et rouge qui jouent
un air de s’y retrouver
sans savoir où la nuit
commence et tous les yeux
sont gris derrière cette peinture
viens avec tes éclairs
d’œil me trouver dépité
dans ce monde pas le nôtre
tu glisses sur mes talons
et j’erre dans ta voix

4.
on n’y voit pas
pas clair s’il liquide tout
ce qui compte bientôt
la grande jatte et ses gratte-ciels
on va se baigner dans le chaos
en foule très ordonnée
c’est l’urbanisme qui soutire
le cordeau et les hommes
absents funambulent
des enfouissements de déblais
pendant que je bois le thé
dans tes deux mains
pleines de peinture
tu me tatoues le signe invisible
de nos reconnaissances
5.
on n’y voit pas
pas clair sous des plans et
des coupes qui effacent
le cénacle d’une réserve
avec papiers comptables étalés
dans les grisailles bureaucratiques
quelles lunettes pour ne pas
voir l’effacement et la poussière
de craie sur un front
blanchi au capital
financier avec emprunt sans
garantie et tu lances
toute la peinture dans mes
yeux ils pleurent le bleu
ton ciel désargenté en vie

6.
on n’y voit pas
pas clair où la consommation
ravage des restes qui ne comptent
plus sous la lumière
ça tamise du désordre de lignes
plus vraiment droites
des angles mafieux défaits
des voix enfin
animales crient pour
les hommes celui-ci
perdu au coin arrêté
tu es là à ses côtés
je te prends la main pour faire
ton portrait en effaçant
toute les buées de ma vie
7.
on n’y voit pas
pas clair avec ce fauteuil
branché où trouver les prises
au ras du sol si la connexion
fuit toujours en perspective
décontractée avec les amis
dans l’angle mort ou quelle vue
si je fuis pour mieux
te trouver hors transmission
des informations instantanées
sur Pékin informations
avec ce papier bible
je t’écris depuis toujours
en rêvant aux peintures
de tes rêves et clartés

8.
on n’y voit pas
clair dans la chemise
un enfermement cravaté
si c’est le petit écran où
défilent les cadres commerciaux
sans fenêtre de tir aussi
vite que les pixels la peinture
dépense le souffle
sous les couches
d’effondrement à moins
d’affrontements à venir
quand tu m’approches
dans tes vitesses je glisse
sous les toiles et
tu apparais comme jamais
9.
on n’y voit pas
pas clair avec nos mains
ramassées au fond
d’une cueillette d’actions
on dit humanitaires déduction
faite des pochettes sur le trois
pièces de quel costume
prendre pour faire figure
au comité central des sans
responsabilités ou au conseil
d’administration quand le sol
fuit sous nos souliers
et la société s’éteint sous la table
des mondanités tu roules
et je t’emmêle dessous

10.
on n’y voit pas
pas clair dans l’opacité
de la lumière et la tête
sous l’oreiller quelle
prière se perd ou ce sont
les portraits encadrés
plus rien de cadre dis-tu
dans de beaux draps
ça coule vertement un fleuve
sur les murs comme je nage
dans une cellule et
résonne l’étroitesse
d’un monde sans fin
tu répètes mes assonances
et je te rime à rien de rien
11.
on n’y voit pas
pas clair pour vite
apercevoir sa gueule cassée
dans le vide des toilettes
ou c’est la douche pour se refaire
à quoi bon la santé avec
une retenue dans le trois pièces
pris en ligne de mire
noire sous les murs laqués
et des barreaux gris
sans limite notre prison
communicationnelle ouvre enfin
la vue de tes yeux
dans l’invisible qui crie
dans nos regards croisés

12.
on n’y voit pas
pas clair quelle chaise
roulante sans pouvoir
grimper les marches
de la carrière professionnelle
ou pour s’étaler avec les mains
pleines de peinture et d’absence
vers les lumières qui défont
l’assignation à hauteur d’humanité
et dégringoler dans les fonds
perdus d’un handicap généralisé
car ta liberté vient dans
mon geste qui ne savait pas
comment t’aider
à marcher assis sur ma vue
13.
on n’y voit pas
pas clair quand on voit du ciel
dans les ombres des surfaces
tout va tomber ou c’est
tourner vers quelle transaction
bruyante comme si le cargo
faisait grincer
une mondialisation dans les plis
écumeux de tes lèvres
alors aucun rouge
ne peut pimenter ta déclaration
d’amour en partance
vers quel paradis fiscal
tu m’achètes une touche
de peinture et je te vois

14.
on n’y voit pas
pas clair puisque
l’abattement d’un cadre bancaire
suit le cours de la vie
désargentée comme sa cravate
croise les doigts sur un banc
où le fondu enchaîné
des écrans d’ordinateurs
nous livrent des tranches
de mort sans rentabiliser
le temps libre des salariés
alors tu couvres chaque pixel
d’un baiser de peinture
jusqu’à ce que je trouve
la force de t’embrasser ici
15.
on n’y voit pas
clair parce que les giclures
les surfaces ouatées
étouffent sur les sols vitrifiés
crissent les confusions
en parallélépipèdes défoncés
dans des géométries
sans lieu autre que
ce qui traverse et j’entends
ta voix entre les lignes
qui coulent dans la galerie
nos villes nouvelles
s’écrient au printemps
révolutionnaire de nos
ébats sous toiles chinoises



(toutes les images viennent du site de la Galerie DockSud à Sète : http://www.docksud-artgallery.com/art-contemporain-chinois/li-baoxun,fr,3,14.cfm)