dimanche 20 janvier 2013

la bouche pleine de ce visage nous sortirons des usines


tous les visages disent
je dans ta voix
le trait continu des lèvres hurle
quand sous la colorisation des pixels
tu ne vois plus
qu’un cri ou c’est le comment
taire
nous remplit les oreilles
verse toujours les mêmes
insultes à la relation
passe les frontières dans le sable
ou seulement les lèvres
ensablées de pleurs
on ne voit rien
d’autre
et les jeux sont faits
ils écrivent mais le salaire
des misères court
les rues chez les ouvrières
de l’eau et du bois
la tendresse de ses pieds nus
ils marchent et tu les cadres
pour faire voir un arrêt prolongé dans ton flux
les assises une économie
domestique mondialisée
et cette femme s’écrit
à terre comme la peau
tendue un manifeste des sonorités
le corps peut
avec les lèvres tirer
un trait continu
ici dans sa voix ce visage
vient partager
tous les écrans sociaux
ton ouvrière me travaille
sans le sous
des crampes toute la nuit
pour nous accrocher
ensemble tu rejoins
et mange le même pain
on parle la bouche
enfin pleine
de ce visage

le dernier repas précède
tous les contes
dans une fable jette le film
ou la narration lyophilisée
elle récite un phrasé
dans ses jambes
court
loin devant le scénario
et l’histoire commence chaque fois
qu’il prend l’air
entre deux savoirs informés
elle et il oeuvrent avec les enfants
comme un jeu
s’imitent dans les yeux fermés
ou le perroquet
pour entendre ce qui sourd
de nos répétitions
cette scène en pleine guerre
et il s’endort sur son bras
rembranesque
dans l’obscurité ouvrière
combien de bras s’activent
dans sa main
elle ne gagne pas
cher sauf l’affection
et le baiser
ils sortiront de l’usine
bras dessus bras
dessous
en abandonnant les lois
économiques dans une poche
trouée c’est le tract
qu’elle disperse
son parfum respire comme
une cigarette
par les deux bouts
après le fromage ou sans dessert
les ventres crient
d’une seule voix
l’inconnu aux couleurs
du drapeau il claque
comme un linceul et je te
respire dans une dernière bouchée
au travail la retraite d’un visage
apparu
en pleine activité
mais quelle table
s’éloigne toujours
où je te fais face
pour le même vin
je te bois
sans faim
et nous irons à l’usine rejoindre
tous les ouvriers
sans heure

mercredi 2 janvier 2013

La douleur, la phrase : le poème d'où (avec Caroline Sagot-Duvauroux)






Quand on lit Caroline Sagot-Duvauroux, tous ses livres et celui-ci qui vient de paraître en commençant d’autres (Le livre d’El, d’où, José Corti, octobre 2012), il y a une matière-langage qui ne cesse de croître par le milieu comme par le souffle… comme par le buffre, lequel, « indifférent aux destins mais sensible aux techniques guerrières, aux terrassements, ne commence ni n’achève, il est en route, il croît par le milieu comme les épopées » (p. 14). On y baigne dans un racontage où fourmillent les légendes, s’entrecroisent les mythes, se multiplient les emmêlements et aussi résonnent les douleurs : « La douleur a-t-elle une langue ? Pourquoi volerait-elle une langue ? » (p. 57) ; « Django, Nuage ! La douleur avait vingt ans » (p. 106) ; « La consolation de la douleur ne peut être que dans la douleur, la douleur est partout » (p. 111) – je ne sais pas pourquoi mais tout au long de ce livre, je pense à ce film de Raymond Depardon : Afriques, comment ça va avec la douleur ? : « ma phrase attend la poussée de l’Afrique » (p. 90)…
Cette matière-langage dans l’écriture d’une lecture – combien en faudrait-il car « écrire est dans le livre, dans lire le livre » (p. 42) – inquiète sans cesse un corps-relation dans ses puissances comme dans ses souffrances. Ce corps-relation, ici, a une géographie, une baie et un mont mais toujours d’échange où les dénominations se renversent en multiples réserves vers toujours l’inassignable ou l’entre démesuré : si c’est Tanger, c’est aussi Jaipur et si c’est Rochefourchat au-dessus de Crest, c’est aussi tous les causses… et toutes les expériences picturales, philosophiques, théâtrales, poétiques et encore politiques… et les voix dans la voix.
un trajet
à
quand le cœur à l’ouvrage
jusqu'À
la baie le monde entier (p. 83)
Ce à comme corps-relation, est une recherche relancée sans cesse de la voix, du poème comme « verbe et adresse » (p. 13) : le tu qu’il appelle pour devenir je : parole à n’en plus finir d’amour.
Ce « livre d’El », dans et par sa matière-langage, est d’abord une démesure du temps de vivre-relation : « Il faut du temps pour qu’une voix se lève d’une autre voix qui est sienne pourtant » (p. 85). Oui, « c’est de la voix on n’en doute pas une seconde » (p. 149). Voix de la voix, la relation « fut cet attachement » (p. 66). Le défi de ce livre est alors de tenir des phrases qui jamais ne peuvent lier cet attachement à quoi qui soumettrait son ardeur, maîtriserait sa défaillance. Le défi est tenu sur le ton d’un « Allez tziganes ! » (p. 149).
Attaques et chutes, appels et répons se renversent dans une prosodie relationnelle généralisée. De Michel à Caroline, d’El (finale du prénom mais également initiales de l’imprononçable et donc de la force, en hébreu) à elle, du buffre[1] au beffroi, de à à d’où qu’on peut lire j’ai quand c’est sur le corps ce tatouage qui reste indélébile alors que le corps n’est plus sauf dans la voix qui continue l’appel, l’amour, la vie ; donc de la mort à la vie, c’est un je-tu généralisé que ce livre poursuit renversant les finales en attaques au régime d’un phrasé lançant.
La voix est duelle (duel ?) quand les petites scènes vite traversent la conversation (fin d’une scène : « c’est gratuit la folie d’aimer – et l’orgueil fabuleux d’être aimé », p. 56), quand les grands mythes vite se refont costumes et décor de sang et de sueur (les pré-socratiques et les tragiques grecs mais aussi Racine...), quand les peintures mêlent lumière et poussière (Miquel Barceló), quand la corrida de la vie jette « le taureau dans l’invention de l’écriture » (p. 122) parce que « La victoire c’est le geste », p. 121) ou c’est le court de tennis mais aussi la piste de danse avec José Tomas, Rafaël Nadal, Josef Nadj et combien d’autres nommés ou pas, bref « quand la vie des autres nous marie » (p. 51). Jusqu’à l’insolite quand on découvre Core of soul, groupe pop japonais (p. 99 et p. 148), et bien d’autres qu’on ne connaît pas comme « l’enfant difforme sur le chemin de Galta » (p. 147) – est-ce en Inde ou en Lozère ?


Miquel Barcelo


"Peix Blau", céramique 
sur tombeau de Clément V, 
moulage de plâtre, 1924, 
Palais des Papes, Avignon.
Copyright Miche Barcelo-ADAGP,
 cliché Franck Couvreur.


La voix, c’est-à-dire ce livre avec les autres avant et à venir, est une « leçon de phrase » (p. 99) : tout ce livre pousse la phrase dans ses derniers retranchements ou plutôt sous tension ainsi qu’elle se « noue à l’épitase, quitte à en mourir et la pulvériser » (p. 118). Autrement dit : « défaille en moi que je sois ta voix, je n’entends plus l’oratorio » (ibid.). La pensée de phrase comme un « piétinement effaré » (p. 40) en arrive à ces morceaux de « conjonctions du récit » (p. 36) qui laissent l’entre venir dans « des légendes de bas de page » (p. 44). La phrase par le phrasé fait l’imprécation (voir p. 58) contre « la langue », son « génie à purger d’ambiguïté les choses » (p. 59). Alors « l’attachement prononcé » (p. 66) demande de « libérer la phrase des attributs du pouvoir » (p ; 71) : politique de l’amour à mort jusqu’à ce que « la phrase oublie le mur d’argile, se répète, virevolte et plonge […] ravale tout son su, mais recrache à la gueule des vainqueurs, l’énigme de parler » (p. 80). Écho de Tsvetaieva où « la phrase attend encore de l’intense une aventure » : « Je suis une banlieue de l’être » (p. 89). Je crois sentir dans ce livre une grande défection au « soubassement chosique dont parle Heidegger » (p. 69). Il s’agit alors, comme disait Michaux « d’être » avec « la phrase », « jusqu’à la distraction qui la saisit. Pour que distraite d’elle et du monde, se pose sur le monde sa convulsion » (p. 91). Oui, alors, avec ce livre-ci, « le temps prend » : La phrase bronche à la vie puis s’égare pour un soupir pour que la trouble un soupir de hasard » (p. 93) !
Pas de vision (p. 95) mais c’est sûr : « ça surgit » (p. 94) ! Il suffit de relire ou de voir l’écrire dans le lire : « Nous mangions. On repoussait les oiseaux morts. Les histories closes. On surveillait les cailloux. Caroline cessait. Michel survivait sans cesse. On se couchait tôt. Tu dors ? non. A quoi penses-tu. Je regarde cesser. » (p. 97) L’égarement alors pour aller jusqu’à « la phrase sidérée sur la page. Noyée, immobile, ferme. Patiente ».
Merci CarolineMichel pour cette expérience continuée, pour ce « très pas » (p. 106), cette enfance du cœur de « l’éperdu » (p. 109) : « Puis l’amour blesse où rien ne cesse » (ibid.) parce que « Ta mort me phrase ». Avec ce livre, le lecteur est porté sur des « phrases suspendues chevauchées coupées qui cherchent au large à fuir l’énoncé » (p. 126). La force relationnelle de son phrasé s’y fait entièrement « folie prédatrice de rejoindre » (p. 128). Aucune mise en forme(s) mais un « râle intempestif » (p. 132) : une voix qui ose dire « vrai comme une phrase » (p. 145) où « une survivance sonne sa perpétuelle naissance dans l’instant » (p. 148). Reste « un jour terrible » (p. 155) : « c’était d’où vivre et puis les bras » (p. 156). L’imparfait « dans le muezzin de ton absence » (p. 159). Le lecteur pleure sur le livre : pas de la peine, du passage : « où es-tu ? avec » (p. 19). La douleur, la phrase : le poème d’où.

"L'anguille" de Miquel Barcelo (1993)







[1] C. Sagot-Duvauroux, Le Buffre, Barre-des-Cévennes, éditions Barre parallèle, 2010.