vendredi 21 juin 2013

Retenue et tenue ou le poème de Régis Lefort


Régis Lefort, Onze, Valongues, 2013.

Ce livre de retenue. D’abord dans et par son chiffre : onze c’est l’un (pas) sans l’autre. Mais si l’un ni l’autre ne savent combien ça fait. Aucune maîtrise qu’à chercher : se trouver sans savoir. Tenir en (se) comptant dans « l’échange des cavités » : les silences du poème ou plutôt le poème creusant ses silences. Ou (se) regarder sa nuit et leur pluralité à l'un, à l'autre. Ce livre des nuits accouple la mère et l’amour, la perte et la coupe, la vague et la boue, le présent du passé et le passé du présent.
Tout de tenue, ce livre compte pour ses mélanges. Des essais de formes de langage et de formes de vie, toujours s'essayant dans une tenue éthique et poétique à la fois. Où la voix se tient dans ce qu’elle ne dit pas. Dans les autres voix qu’elle (s’)entend. Un impersonnel au plus intime ou l'inverse, plus certainement. Mais le dernier mot est « incertaine ». Et le féminin (s'y) entend : il fait l'écoute de ce poème.
Nous écoutons, le lisant et le relisant, longtemps sa tenue dans sa retenue.



mardi 18 juin 2013

dans tes deux mains pleines de peinture






avec les peintures de Li Baoxun 


1.
on n’y voit pas
pas clair tu veux me dire
ce tapis zébré et ces drôles
de zèbres sous bandes noires ou
foules en pantalons ces bandes
costumées avec les chaussures
noires bien cirées
tous ces sans visages
ne s’envisagent pas en masse
de mains coincées au col
blanc ou cravatés pour pas
respirer ça marche
au pas au pas ça file
au métronome alors tu
bifurques dans mes lignes de fuite  


2.
on n’y voit pas
pas clair et blanc
et noir s’embrassent où ça
s’entasse avec quels regards
sur quels
lignes de brillance
c’est la nuit du jour ou
l’aurore à pied d’œuvre
un monde vieux naît
à l’horizon par terre
en bras de chemise tu me tiens
une sous-conversation dans nos
silences je bois ton
petit lait et nous nous rendons
invisibles
3.
on n’y voit pas
pas clair si c’est l’animal
perdu un petit cheval
ou une panthère
endormie avec les stries
en blanc et rouge qui jouent
un air de s’y retrouver
sans savoir où la nuit
commence et tous les yeux
sont gris derrière cette peinture
viens avec tes éclairs
d’œil me trouver dépité
dans ce monde pas le nôtre
tu glisses sur mes talons
et j’erre dans ta voix

4.
on n’y voit pas
pas clair s’il liquide tout
ce qui compte bientôt
la grande jatte et ses gratte-ciels
on va se baigner dans le chaos
en foule très ordonnée
c’est l’urbanisme qui soutire
le cordeau et les hommes
absents funambulent
des enfouissements de déblais
pendant que je bois le thé
dans tes deux mains
pleines de peinture
tu me tatoues le signe invisible
de nos reconnaissances
5.
on n’y voit pas
pas clair sous des plans et
des coupes qui effacent
le cénacle d’une réserve
avec papiers comptables étalés
dans les grisailles bureaucratiques
quelles lunettes pour ne pas
voir l’effacement et la poussière
de craie sur un front
blanchi au capital
financier avec emprunt sans
garantie et tu lances
toute la peinture dans mes
yeux ils pleurent le bleu
ton ciel désargenté en vie

6.
on n’y voit pas
pas clair où la consommation
ravage des restes qui ne comptent
plus sous la lumière
ça tamise du désordre de lignes
plus vraiment droites
des angles mafieux défaits
des voix enfin
animales crient pour
les hommes celui-ci
perdu au coin arrêté
tu es là à ses côtés
je te prends la main pour faire
ton portrait en effaçant
toute les buées de ma vie
7.
on n’y voit pas
pas clair avec ce fauteuil
branché où trouver les prises
au ras du sol si la connexion
fuit toujours en perspective
décontractée avec les amis
dans l’angle mort ou quelle vue
si je fuis pour mieux
te trouver hors transmission
des informations instantanées
sur Pékin informations
avec ce papier bible
je t’écris depuis toujours
en rêvant aux peintures
de tes rêves et clartés

8.
on n’y voit pas
clair dans la chemise
un enfermement cravaté
si c’est le petit écran où
défilent les cadres commerciaux
sans fenêtre de tir aussi
vite que les pixels la peinture
dépense le souffle
sous les couches
d’effondrement à moins
d’affrontements à venir
quand tu m’approches
dans tes vitesses je glisse
sous les toiles et
tu apparais comme jamais
9.
on n’y voit pas
pas clair avec nos mains
ramassées au fond
d’une cueillette d’actions
on dit humanitaires déduction
faite des pochettes sur le trois
pièces de quel costume
prendre pour faire figure
au comité central des sans
responsabilités ou au conseil
d’administration quand le sol
fuit sous nos souliers
et la société s’éteint sous la table
des mondanités tu roules
et je t’emmêle dessous

10.
on n’y voit pas
pas clair dans l’opacité
de la lumière et la tête
sous l’oreiller quelle
prière se perd ou ce sont
les portraits encadrés
plus rien de cadre dis-tu
dans de beaux draps
ça coule vertement un fleuve
sur les murs comme je nage
dans une cellule et
résonne l’étroitesse
d’un monde sans fin
tu répètes mes assonances
et je te rime à rien de rien
11.
on n’y voit pas
pas clair pour vite
apercevoir sa gueule cassée
dans le vide des toilettes
ou c’est la douche pour se refaire
à quoi bon la santé avec
une retenue dans le trois pièces
pris en ligne de mire
noire sous les murs laqués
et des barreaux gris
sans limite notre prison
communicationnelle ouvre enfin
la vue de tes yeux
dans l’invisible qui crie
dans nos regards croisés

12.
on n’y voit pas
pas clair quelle chaise
roulante sans pouvoir
grimper les marches
de la carrière professionnelle
ou pour s’étaler avec les mains
pleines de peinture et d’absence
vers les lumières qui défont
l’assignation à hauteur d’humanité
et dégringoler dans les fonds
perdus d’un handicap généralisé
car ta liberté vient dans
mon geste qui ne savait pas
comment t’aider
à marcher assis sur ma vue
13.
on n’y voit pas
pas clair quand on voit du ciel
dans les ombres des surfaces
tout va tomber ou c’est
tourner vers quelle transaction
bruyante comme si le cargo
faisait grincer
une mondialisation dans les plis
écumeux de tes lèvres
alors aucun rouge
ne peut pimenter ta déclaration
d’amour en partance
vers quel paradis fiscal
tu m’achètes une touche
de peinture et je te vois

14.
on n’y voit pas
pas clair puisque
l’abattement d’un cadre bancaire
suit le cours de la vie
désargentée comme sa cravate
croise les doigts sur un banc
où le fondu enchaîné
des écrans d’ordinateurs
nous livrent des tranches
de mort sans rentabiliser
le temps libre des salariés
alors tu couvres chaque pixel
d’un baiser de peinture
jusqu’à ce que je trouve
la force de t’embrasser ici
15.
on n’y voit pas
clair parce que les giclures
les surfaces ouatées
étouffent sur les sols vitrifiés
crissent les confusions
en parallélépipèdes défoncés
dans des géométries
sans lieu autre que
ce qui traverse et j’entends
ta voix entre les lignes
qui coulent dans la galerie
nos villes nouvelles
s’écrient au printemps
révolutionnaire de nos
ébats sous toiles chinoises



(toutes les images viennent du site de la Galerie DockSud à Sète : http://www.docksud-artgallery.com/art-contemporain-chinois/li-baoxun,fr,3,14.cfm)