jeudi 26 décembre 2013

Jean Rustin avec Bernard Vargaftig : l''exactitude de l'effroi

Jean Rustin est mort le 24 décembre 2013. Il disait : "Ma peinture est un discours silencieux, sans mots !" Non seulement il situait ainsi sa peinture au coeur du langage mais sa théorie du langage savait que ce ne sont pas que les mots qui font le discours mais bien plus le silence et la résonance.
Parmi ceux qui ont su résonner avec sa peinture, Bernard Vargaftig qui me l'a fait découvrir. Disparu il y a bientôt deux ans (la revue Résonance générale a publié récemment dans son numéro 6 son premier livre épuisé), il a écrit avec des dessins de Rustin Exactitude de l'effroi (Collodion, 1999). En voici le premier poème pour redire combien l'un et l'autre nous manquent et continuent dans nos vies (Vargaftig sous-titrait ce livre partagé : "ce qui ne cesse de peindre") :

Que pense le tremblement
Espace à la fois un souffle quand 

L’appartenance fait bouger
La chute et le paysage de la chute 

L’immense éraflement d’être le début 
Qui laisse à la stupéfaction 
L’impatience si vivante
Rien ne se sépare du hasard
Été et nudité jamais effacée
Sont la défaillance qu’il y a
Comme l’oubli d’avoir peur
Auquel l’intégrité ressemble
Avec les oiseaux circule sous l’enfance 

Où dans ce que le silence signifie 
L’embrassement se précipite
Devant l’ombre et les rochers
Dont la disparition me recouvre
 


vendredi 13 décembre 2013

Michel Chaillou ou l’aventure de l’écoute intérieure du poème de la lecture

Michel Chaillou, né à Nantes le 15 juin 1930, vient de nous quitter le 11 décembre 2013. Si j’ai beaucoup écrit sur les poètes, j’ai trop peu dit ma dette à l’égard d’œuvres comme celle de Chaillou et même si j’ai pu rattraper un peu le « retard » avec mon livre sur Les Cahiers du Chemin dont quelques extraits forment le montage ci-dessous, je n’ai pas écrit à ce jour tout le poème qui me traverse avec une telle œuvre. Heureusement, l’année dernière, j’ai dirigé un mémoire de master sur un livre de Chaillou (Le Crime du beau temps) mais j’aimerais bientôt aller plus loin tant du côté du phrasé merveilleux de l’auteur du Sentiment géographique que de la poétique de la lecture-écriture du concepteur de la collection « Brèves littérature » chez Hatier.

1. « L’écoute intérieure » de Michel Chaillou au cœur des Cahiers du Chemin
Jean-Loup Trassard, un des premiers fidèles du « Chemin », se souvient et, comme les autres, il égrène la litanie des noms sans reconstituer pour autant une classe d’école devant laquelle officierait un maître : 
Il ne s’agit pas d’une école, Georges Lambrichs se veut œcuménique, mais le fait que nous nous lisions les uns les autres est un soutien. J’approche ainsi Michel Butor, J.M.G. Le Clézio, Michel Deguy, Georges Perros, Jacques Borel puis Michel Chaillou, plus tard Gérard Macé et bien d’autres, comme Paul Oster ou Henri Thomas… Certains deviennent des amis, et le sont restés ! Pendant une dizaine d’années, je serai un assidu des « réunions du Chemin », comme de la revue Les Cahiers du Chemin , dont je participe au lancement et où je publierai régulièrement[1].
Michel Chaillou ne parle pas d’« œcuménisme » tout en signalant l’« ouverture d’esprit exceptionnelle » de Lambrichs[2]. Et lui aussi égrène les noms des convives de « ces repas [qui] ont duré quinze ans » (sic ! mais Chaillou a bien raison d’utiliser ce duratif car un repas ne se mesure pas à sa carte mais à ses échanges qui continuent bien après sa digestion) :
Après, ils ont eu lieu dans un restaurant, chez Alexandre, puis encore à nouveau chez Georges et sa femme Gilberte. Venaient là plein d’écrivains, Le Clézio parfois, Michel Butor, Georges Perros quand il passait dans la capitale. […] Il y avait Jude Stéfan, un très grand poète, Gérard Macé à la prose si inventive, Michel Deguy, Jean Roudaut, Jacques Borel, le romancier de L’Adoration. On parlait de tout, du Tour de France aussi bien que d’autres choses. […]  C’était exaltant[3] !
Chaillou commence des portraits où la relation l’emporte : il se lit dans les écrits des autres, un peu comme la revue fait lire une écriture par-dessus une autre – on peut se contenter de ce passage, il en est d’autres dans ce livre au si beau titre, qui écoutent intérieurement ces écritures si diverses et résonnantes dans les souvenirs de leur auteur :
[…] j’avais des affinités plus grandes avec certains, par exemple avec Jean-Loup Trassard, un ami intime depuis cette époque. D’ailleurs, Le Sentiment géographique lui est dédié, ainsi qu’à Jacques Réda, un autre ami dont j’aime la démarche en poésie, le noir souci de ses vers. Je songe à la qualité d’Amen, de Récitatif, de La Tourne. On se voyait à trois chez moi tous les dimanches, durant des années. Jean-Loup m’a appris le sens des matières. Ses livres révèlent une exploration intime des choses. C’est une stratégie de contemplation qu’il met en œuvre, une description infinie du monde. Cette astronomie du terre à terre en effet me touche. Michel Deguy aussi, dont l’élégance impérative me séduit toujours. En particulier certains de ses recueils, comme Ouï dire ou Gisants, où il convoque les dieux de la narration. Et les poèmes intenses de Ludovic Janvier dans La Mer à boire, écrits bien après ces repas du Chemin où il s’asseyait alors en tant que jeune romancier de La Baigneuse, de Face, de Naissance. J’allais oublier Henri Meschonnic, poète, traducteur de la Bible, philosophe, et le feu de ses commentaires[4].
La table invente-t-elle alors une démocratie du plat partagé et donc du sommaire en cours ? Certainement… mais Chaillou voit bien que l’enjeu en est encore plus fort, que le rêve peut aller jusqu’à concevoir la cène comme un nouveau royaume. Les images bibliques viendraient-elles comme renverser les hiérarchies de la République des Lettres, les prééminences éditoriales, les jalousies d’auteurs ?
Quand je pense à nos tablées hebdomadaires de la collection « Le Chemin », chaque mercredi, je me dis qu’entre nous, si différents, il s’échangeait malgré tout quelque chose. Mais de quelle nature ? Cela tenait-il à Gilberte, la maîtresse de maison, à sa manière de recevoir ? Un même rêve nous habitait et nous tenait assis. On riait, on s’apostrophait, on devisait de toutes sortes de choses. Claude Gallimard quand il venait, parlait peu, il était assez timide envers les auteurs, ce que je trouvais plutôt bien. Moi, dans cette affaire, j’étais une sorte de boute-en-train, mais, curieusement, je sortais de là toujours un peu déprimé, je n’ai jamais compris pourquoi. Peut-être parce que je participais trop. Il régnait en même temps, dans ces déjeuners, une manière de délicatesse. La présence spirituelle de Gilberte, la femme de Georges, y contribuait beaucoup sans nul doute. C’était une sorte de royauté douce qu’exerçait son mari, une royauté au sens où il était notre éditeur, c’est-à-dire notre lecteur[5].
Ces évocations montrent à l’envi qu’avec Les Cahiers un premier cercle s’est constitué autour de Georges Lambrichs. Il avait commencé auparavant avec la collection mais la fréquence de la revue et de ses sommaires, qui faisaient côtoyer les écritures quand les livres les présentaient isolément, ne pouvait que ritualiser ces déjeuners du mercredi. D’abord « chez Alexandre[6] », rue des canettes dans le sixième arrondissement, puis plus souvent au domicile des Lambrichs, ces déjeuners réunissaient le premier cercle, avec des absences prolongées comme celles de Butor, parti à l’étranger, qui déclarait en 2002 :
Les Cahiers du Chemin, c’était une espèce de revue modèle. Georges Lambrichs essayait de faire sa N.R.F. à lui et il a bien réussi, c’est-à-dire que chaque numéro est remarquable. Presque tout était très intéressant[7].
2. S’endormir en chemin d’« écoute intérieure » avec Michel Chaillou
Si Stéfan n’est pas tendre avec les « schémateurs » et les « thémateurs » (CDC-10 ; 98), Lambrichs n’hésite pas à faire appel pourtant à Jean-Pierre Richard pour rendre compte de l’ouvrage de Michel Chaillou qu’il publie dans sa collection « Le Chemin » en 1976 (CDC-28 ; 130-134). On sait que Richard est l’initiateur de la « critique thématique », qui a profondément renouvelé le thématisme comme critique, même s’il semble bien qu’« à part Jean-Pierre Richard, personne ne soit intervenu avec bonheur dans le champ de la critique thématique[8] ». Il semble donc pertinent d’avoir sollicité sa lecture du Sentiment géographique[9]. Nous entrons alors dans un jeu de mise en abyme à l’infini. La « lecture osmotique » de Chaillou est aussi celle de Richard : « Libido de déplacements, d’interpénétration, qui aboutit, mais en toute netteté, sans jamais aucune confusion, à une jouissance et une compréhension d’osmose ». L’Astrée d’Honoré d’Urfé, dont Chaillou propose une « lecture herbagère », c’est le Forez parce que ce « paysage pastoral » est, selon Richard, gouverné par « deux catégories principales » : « le flou et la dérive ». Et l’on ne sait qui, du paysage ou du texte, porte l’autre, comme le montre bien Richard :
De toute façon, c’est le corps ici qui est le maître, et qui mène multiplement le jeu : corps rêvant, et corps lisant, mais aussi corps se rêvant/lisant, et se rêvant/lisant/rêvant, et cela à l’infini, on l’a vu, sans butée possible. L’assurance d’aucun cogito, comme dans les critiques traditionnelles d’identification, ne vient fonder ici les réversibilités de la lecture […].
Et Richard de conclure, avec Chaillou, à « un nouvel avenir de la lecture », « comme un abandon aux penchants singuliers de l’œuvre ». C’est ce que Chaillou montrait en donnant quelques bonnes feuilles de son livre à son ami Lambrichs, qui publia son premier livre dans sa collection au printemps 1968, Jonathamour[10]. Déjà Chaillou y avait la phrase qui « s’éternise en phrases », un peu comme chez d’Urfé, « de sorte que plus personne ne sait de quoi il est question ». Si, avec Stéfan, la lecture est un acte amoureux, avec Chaillou, la lecture en serait le rêve : « Dormons ensemble. Les moutons s’écoulèrent. Il reste une théorie de traces […]. » Et Chaillou de citer quelques passages de L’Astrée qu’il paraphrase (« Le livre efface le livre ») presque mot à mot pour en conclure que « le drame de l’Astrée est un drame de lecture » : d’une phrase à une digression, le phrasé se laisse porter « d’auprès des mots à du côté du songe des mots ». On comprend alors que Chaillou, berger endormi d’un Forez, région que Lambrichs s’attribuerait bien dans le paysage littéraire, propose, dans une époque aux certitudes trop fortement déclarées, « une lecture suffisamment brebis, menant le lecteur parmi les songes ». Quand Chaillou, bien des années après, s’entretient sur son œuvre et sur la littérature, il formule toute la force de l’attitude que Les Cahiers ont promue dans un temps de déclarations frappées au coin de vérités absolues :
Trébucher me paraît toujours plus riche d’enseignement que marcher, marcher correctement. Je ne dis pas qu’il faille se casser la figure pour aller, mais, ce que je veux dire par là, c’est que le trébuchement (c’est-à-dire bégayer ses pas) contient en puissance toutes les marches, et pas seulement la rectiligne. De même que l’hésitation vous fait comprendre d’autant mieux l’affirmation. Hésiter en effet, c’est émettre un doute, demeurer le plus souvent qu’on peut dans l’alternative, on est riche de tous les possibles le temps qu’on hésite, on n’a pas encore choisi, le roman de ce qui va suivre n’a pas été décidé. Moi, je suis depuis toujours partisan de prolonger cette attente, d’être du côté de l’hésitation, de l’approximation. J’essaie d’écrire un tâtonnement expressif, un bégaiement de l’ineffable[11].
Et quand Chaillou définit Le Sentiment géographique comme « un récit d’écoute intérieure[12] », ne donne-t-il pas l’orientation de Lambrichs et des Cahiers : non une revue de diffusion, vers l’extérieur, de paroles et voix hautes et sûres d’elles-mêmes, mais un ensemble de « cahiers » d’essais de voix qui, « de loin », s’entendent non pour faire chœur mais pour augmenter l’écoute, « l’écoute intérieure ». Et, pour cela, Lambrichs n’hésite pas à aller de côté, dans des directions inhabituelles.

3. Une réunion de « gens de style » autour d’un homme
En juin 1909, Charles Péguy, directeur des Cahiers de la quinzaine, s’adresse à ses lecteurs (À nos amis, à nos abonnés), en leur disant avoir « constitué peu à peu, sans engager personne, une société d’un mode incontestablement nouveau » :
Une sorte de foyer, une société naturellement libre de toute liberté, une sorte de famille d’esprits, sans l’avoir fait exprès, justement ; nullement un groupe, comme ils disent, cette horreur ; mais littéralement ce qu’il y a jamais eu de plus beau au monde : une amitié, et une cité[13].
C’est dans cette tradition, ou du moins sur ce mode non groupal, que le « foyer » du « Chemin » a réalisé les Cahiers de Lambrichs, lequel n’était ni un chef ni un gourou mais un homme de l’amitié, de l’attention à la liberté de chacun. Michel Chaillou est certainement celui qui, de tous les écrivains des Cahiers et même du « Chemin », a le mieux précisé ce qui faisait relation entre eux :
Au contraire d’eux (Tel Quel), nous n’étions pas réunis par une théorie, mais par un homme. Mais incontestablement il y avait un esprit dans notre groupe. J’ai écrit naguère que nous étions des écrivains de la différence, que dans le style de l’un s’excluait le style de l’autre, mais nous étions ensemble. Et ce n’est pas une si mince affaire que d’être restés ensemble durant toutes ces années ! Vous savez, quand je nous revois assis côte à côte et si dissemblables, je me dis que nous étions des gens de style, et que c’était lui qui nous réunissait autour de Georges Lambrichs, notre hôte, qui n’en manquait pas, je veux dire, de style[14] !
Chaillou est très explicite : avoir du style, ou plutôt ne pas en manquer, ou mieux encore être quelqu’un « de style » – même si la formule, « gens de style », n’est pas  vraiment lexicalisée –, c’est inséparablement porter toute son attention au « beau langage » et à ce qui en fait une attitude d’écoute de l’altérité, du dissemblable même. Il faut encore préciser en quoi cette poétique est une éthique. Inassignable à une forme, à quelque procédé stylistique, comme on dit, puisque justement « dans le style de l’un s’excluait le style de l’autre », cette poétique réunit ce qui diffère dans l’amitié, c’est-à-dire dans l’écoute réciproque, et non dans un éclectisme de bon aloi où les contraires feraient bon ménage pour résister à quelque force extérieure, ou œuvrer à quelque opération d’intérêt commun n’engageant pas ce qui fonde l’écriture. Une telle poétique, qui engage chaque écriture au plus loin de ce qui la fait dissemblable avec les autres, est aussi un refus de ce qu’on a l’habitude d’observer dès que réunion d’écrivains : la prise du pouvoir ou la soumission à quelque pouvoir, où les individualismes s’exacerbent.





[1]. Sur : http://www.jeanlouptrassard.com/jlt/biographie/biographie.html
[2]. Michel Chaillou, L’écoute intérieure, Neuf entretiens sur la littérature avec Jean Védrines, Paris, Fayard, 2007, p. 209.
[3]. Ibid., p. 243.
[4]. Ibid., p. 246-247.
[5]. Ibid., p. 288-289.
[6]. Voici ce qu’indique aujourd’hui l’annuaire parisien : « Pour la petite histoire de ce restaurant, il fut fréquenté un temps par Balzac ou Boris Vian mais il est aujourd’hui le rendez-vous des amateurs de cigare (des déjeuners « cigares » sont organisés) et de la poésie (des prix de poésie sont décernés). La cuisine est celle d’une petite tratoria qui sait rester simple ». Il ne mentionne malheureusement pas Les Cahiers du Chemin  ni la pipe de Lambrichs… Libération du 21 janvier 2005 a consacré un bon article aux « lundis de la science-fiction » qui s’y attable (« Le déjeuner fantastique » signé Frédérique Roussel) mais pas un mot sur les « mercredis du Chemin » si ce n’est que Butor est évoqué.
[7]. Michel Butor, « Entretien avec Anne Clerc » à Lucinges le 19 août 2002 à l’occasion d’une maîtrise sur la correspondance de Butor avec Perros (http://perros.ordinaire.free.fr/
entretienMB.htm).
[8]. Laurent Dubreuil, « Atelier de théorie littéraire : thème, concept, notion » (7 février 2007), http://www.fabula.org/atelier.php?Th%26egrave%3Bme%2C_concept%2C_notion. Voir l’étude d’Hélène Cazes, Jean-Pierre Richard, Paris, Bertrand-Lacoste, « Référence », 1993.
[9]. M. Chaillou, Le Sentiment géographique, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1974. Rééd. « L’imaginaire », 1989. L’étude de Richard sur Chaillou est reprise dans L’État des choses, Paris, Gallimard, 1990.
[10]. M. Chaillou, Jonathanamour, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1968. Rééd. en « Folio ».
[11]. M. Chaillou, L’Écoute intérieure, Neuf entretiens sur la littérature avec Jean Védrines, Paris, Fayard, 2007, p. 322-323.
[12]. Ibid., p. 238.
[13]. C. Péguy, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1947, p. 1276.
[14]. M. Chaillou, L’écoute intérieure, Neuf entretiens sur la littérature avec Jean Védrines, Paris, Fayard, 2007, p. 247.



On peut lire, sur le site de François Bon, Les livres aussi grandissent, improvisation de Michel Chaillou au colloque du Salon du livre de jeunesse de Montreuil, décembre 1998. Texte inédit à cette adresse: http://remue.net/spip.php?article676

Une belle leçon pour les écoles d'aujourd'hui: http://www.ina.fr/video/CAC92058238