vendredi 31 janvier 2014

trois réponses à ton dire silencieux

Zeng Fanzhi, Untitled, 2012. Collection privée © Zeng Fanzhi studio


d’abord :

c’est le saisir qui ouvre
ou c’est fermer
quand au début on dit
on dit rien mais
tiens je te
main en main
ou c’est la bouche
et les yeux au loin
sidérant les yeux
comme si le ciel

c’est le saisir qui retient

alors ça coule ailleurs
comme des larmes ou
l’eau en fuite
un cœur  pleure
sans le dire seul


ensuite :

une confusion en foison
sans ta boucle
naissante et je t’appelle
sous les mots ou paronomases

rien que du destin
des tresses au bout des histoires
tu me racontes

au milieu du bleu
une buée de parenthèses
tu ouvres nos bégaiements

des heures disparues
tu pèses je range en lignes
ce paradis de poussière
à ne jamais te choisir
puisque je disparais dans tes
assonances

tu cites des points de départ
et tu tournes autour
des déliés ces liaisons

tes volutes d’écritures
mes débuts d’effacement
car c’est nous sommes
des débutants qui s’efface
ou l’usure alors
sauf si sans fin tu répètes
une ritournelle le pompon
du recommence refais-le
c’est ton tour et je tourne
autour d’un brise-glace
au tableau noir cette craie
crisse un commence dans la fente
de nos peaux rouges


enfin :

si c’est Chassiron le phare
de nos amers où ça coupe dans les histoires
de voix perdues
en vacillements de bouche en bouche
alors le jour lève le vent
de nos ailes ou les fées racontent quoi

tu sais me rejoindre
sans jamais ouvrir
les yeux nous voguons sur
une mer
nos mains sinuent en silence
et les blancheurs des clartés
dans l’écume de ton sel
j’échoue en coque rouillée

sur tes cartes
marines de nos pays bas
et autres contes qui montent
jusqu’à dire encore
aux naufrages de ton bras
pour compter les larmes
ces petits ronds qui chassent
un reflet de croyance

ta nudité au fond
de l’œil qui luit

tu fais ma nuit

mercredi 22 janvier 2014

Parler avec le poème : James Sacré ou la parole donnée

James Sacré, Parler avec le poème, Genève, La Baconnière, coll. "Langages", 2013.


James Sacré, c’est la théorie de la pratique et la pratique de la théorie malgré qu’il en ait des propositions trop affirmatives mais celle qui ici commence n’est-elle pas plus de l’ordre d’une éthique interrogative que d’une attribution définitive. C’est qu’il faut se mettre alors à lire tout James Sacré pour trouver et la théorie de la pratique et la pratique de la théorie : non qu’il faille lire des essais et des poèmes ou des entretiens et des livres pour trouver une théorie et une pratique mais tout simplement parce qu’il faut écouter la théorie dans la parole du poème ou de l’entretien et la pratique dans le poème ou l’entretien comme expériences continues de pensée de ce qu’une telle parole fait au moment même où son poème s’écrit, se lit, se dit… Aussi, il me semble que James Sacré défait toute prétention métapoétique, la sienne aussi bien que celle de ses lecteurs même patentés, qui viserait une quelconque maîtrise du poème – je pense que c’est de ce côté qu’on peut le dissocier de Ponge ou de l’effet « Ponge » –, autant qu’il se défie de toute spontanéité athéorique qui déconsidérerait le poème alors que ce dernier ouvre à une transsubjectivation réflexive au cœur de « l’humaine condition » (Montaigne) parce que s’apparaissant à elle-même, cette relation de sujet à sujet, dans et par le poème comme activité théorique et pratique d’un même geste, d’une relation justement dans et par le langage à contre-communication et à contre-essentialisation de la poésie, de l’autre, du moi, de l’homme, de la terre, de l’être – en cela il est certainement plus contemporain d’un Sponde que d’un…
Un tel geste n’est pas réductible à quelque(s) procédé(s) que ce soi(en)t car il est justement l’écoute d’une pluralité à l’œuvre dès que langage et relation : « parler avec le poème », c’est à chaque poème ouvrir la parole et la relation à tous leurs gestes emmêlés où l’enfance, l’ici et l’ailleurs, les corps, les animaux, un arbre, un toit, une parole à peine perceptible prise au vol, l’âge, un vêtement, une lecture qui revient, un ami si cher, la compagne, un renard, le poème s’échangent leurs obscurités et leurs lumières dans des mouvements de parole qui font signe de vie, rencontre, écriture, lecture où tout, c’est-à-dire chaque individu s’individuant, bouge : mouvement de la parole dans l’écriture, de cette parole à chaque fois geste en relation au deux sens du terme puisque s’y associe intimement une vie racontée et une relation nouée.
Les écrivains écrivent dans la solitude mais les rencontres sont au fond assez nombreuses où on leur demande de nous en dire plus comme si le poème devait s’accompagner d’explications, d’attestations, de biographèmes – comme proposait Barthes  - qui viendraient confirmer, infirmer le poème… Bref, les écrivains doivent faire leur com. ! Aucun n’y échappe avec nos réseaux sociaux et ce serait depuis toujours. Là encore, cette solitude qui trouve ses échos relationnels peut se continuer ou se perdre, c’est selon ! Aussi quand James Sacré regroupe les entretiens qu’il a réalisés sur une trentaine d’années (1979-2009), il ne les dispose pas les uns après les autres comme dans un plan de com., il les emmêle non pour perdre de vue ses interlocuteurs mais pour mieux les retrouver dans l’aujourd’hui d’une écriture qui n’en finit pas de se perdre dans la relation, ses histoires et ses liens, ses lieux et ses gestes. On aurait pu croire alors que cette recomposition des paroles aurait pu rattraper ce que l’auteur aurait raté lors de chacun des entretiens et ainsi ramasser une théorie ou unifier une pratique… Il n’en est rien ! En remixant ces paroles échangées, James Sacré fait monter un nouveau poème, un livre-poème comme un poème-relation de « l’ancrage » au « fourniment pour écrire », deux parties autour d’une courte anthologie de quelques poèmes. Ce poème ne cesse de reprendre son geste dans une pensée du poème qui ne peut s’arrêter autrement qu’à continuer le geste lancé. Aussi, je ne peux m’empêcher de constater combien ce gros livre ne se répète à aucun moment dans ses traversées des pays, des livres, des expériences et des rencontres par le poème : c’est cette dernière orientation qui emporte tout dans une aventure qui ne peut en finir autrement qu’à recommencer par voix et vies avec cette « pierre verte » qu’évoque James Sacré in fine « avec Jean-Christophe Belleveaux », qui passerait de mains en mains, de bouches en bouches, de pages en pages, de poèmes en poèmes comme une parole donnée.



Juan Gelman (1930-2014) : nous allons nous voir, nous allons voir

Juan Gelman est mort le 15 janvier. Non seulement c'est un poète argentin qui nous a quittés mais c'est un poète qui a bousculé notre poésie de langue française avec les traductions de Jacques Ancet, entre autres, parce qu'il écrit en espagnol le parler porteño et que cela nous oblige à entendre en français tout ce qui défait l'unicité compacte, y compris en poésie, de cette langue-culture qui aime se voir dans des miroirs…mais c'est surtout parce que Gelman est un poète du bouleversement, du balbutiement qu'il nous est indispensable.
On va à ses livres, on le lit sachant qu'il nous sort de nous-mêmes, de notre Europe qui sent "l'humanité double, celle qui assassine, celle qui est assassinée" (Lettre ouverte suivie de Sous la pluie étrangère, Caractères, 2011, p. 109).
Avec Gelman, nous répondons ainsi : "te parler te déparler / ma douleur" (Ibid., p. 21)


Un article de Florence Noiville dans Le Monde : http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2014/01/15/le-poete-argentin-juan-gelman-meurt-a-mexico_4348086_3222.
et sur RFI :
http://www.rfi.fr/ameriques/20140115-argentine-juan-gelman-poete-mort-condor-