dimanche 16 février 2014

Dans les marges de "Flaques" d'Antoine Emaz


Antoine Emaz, Flaques, encres de Jean-Michel Marchetti, Saint-Jean-la-Bussière, Centrifuges, 2013.

Une voix. Bien sûr qu’elle se forme au travers des livres lus, même si on ne voit pas forcément l’apport de tel ou tel. Mais elle se forme au moins autant par la pratique personnelle, longue patiente, usante. Je ne dis pas un exercice en vue d’améliorer tel ou tel aspect, je dis bien pratique pure et simple, feuilles noircies à n’en plus finir. Au cours de ce travail de fond, ce qui doit tomber tombe, ce qui doit rester reste, ce qui doit naître naît.
(Extrait de Antoine Emaz, Cambouis, Seuil, 2009, p. 153)

On sait qu’Antoine Emaz publie depuis quelques années ses carnets dans des dispositifs livresques qui semblent « coller » aux carnets originaux tout en faisant probablement l’objet d’une recomposition ou pour le moins de retraits, ratures voire réécritures et certainement d’une opération de cadrage/montage. Faut-il considérer ces livres comme des compléments à l’œuvre poétique ou comme un prolongement si ce n’est une continuité ? François Bon écrit en présentant l’un de ces livres de notes : « L’œuvre unique que constitue Antoine Emaz est désormais établie sur ces deux registres : la poésie, et ce qui mène à la poésie » – une façon à la fois de dissocier et d’associer les deux « registres » d’Emaz. Lui-même semble ne pas confondre cette écriture au jour le jour avec celles des poèmes, mais on peut légitimement interroger un tel découpage d’autant que l’énergie semble exactement du même ordre éthique et poétique – et on est bien en peine de les dissocier quand dans les livres de poèmes, des passages sont visiblement des extraits à peine recomposés de ces carnets (blocs de prose voire blocs de courtes lignes qui peuvent fort bien provenir, ainsi reponctués, des carnets). Et si les (livres de) poèmes de ces dernières années (par exemple : Soirs, 1999 et Ras, 2001) n’ont pas hésité à se présenter dans des livres de « jours », c’est-à-dire avec des références temporelles rappelant l’écriture du diariste (pour reprendre les exemples cités : le premier du 22.05.96 au 7.12.98 et le second du 30.01.99 au 7.01.01), dans les livres de « notes » (Lichen, lichen, 2003 ; Cambouis, 2009 et Cuisine, 2012), les dates n’apparaissent pas et semblent donc effacées. Bref, il faut nous en tenir non à des classements génériques qui ont peu affaire avec l’écriture d’Emaz, mais avec la force poétique qui porte les notes comme les poèmes, c’est-à-dire augmenter l’attention au poème, à la voix, à la relation.
Flaques mêle par son titre une pluralité appliquée à deux domaines conjoints : le reflet et la boue mais on peut étendre cette polysémie au creux sur la route, au ciel sur la terre… sans compter que ce monosyllabe pète sec… avec de l’eau qui vous gicle au visage ou vous salit le pantalon ! Bref, il s’agit dès le titre de trouver la « force-forme » qu’il explicite avec une belle citation de Paul Klee qui loue « la marche à la forme » plus que « le but final ». Emaz va vers « la vie », « son courant muet » dont il s’agit de retenir quelques « miettes ». Parmi ces dernières, des photographies (on découvre que l’auteur « pas photographe » travaille sur des séries : « Ciels », « Sols », « Objets-temps »…) qui rejoignent parfois « quelque part » son écriture ; des lectures toujours – quel lecteur qui semble aller où les livres le conduisent mais avec toujours ce plaisir de découvrir, de se situer que ce soit avec Jacques Ancet, Charles Pennequin ou Fred Vargas et des moins connus comme Stéphanie Chaillou dont il lit la moitié des 90 pages parce « la limite d’une forme, c’est son efficacité ». Toute expérience ici prise en compte dans des comptes rendus serrés souvent porte une leçon jusqu’à l’aphorisme mais là encore, la note peut se contenter, par exemple après avoir lu « durant une heure » les Carnets de Joseph Joubert d’une courte citation (« Souviens-toi de cuver ton encre ») qui n’est pas sans jouer d’une certaine auto-dérision et qui certainement continue de tenir la note, ce ressassement éthique et poétique de la justesse du « geste d’écrire », lequel « remplace l’ennui par l’attente ». C’est peu mais c’est indispensable, semble crier en silence chaque bout de note de ce « lyrique contrarié » parce qu’il lie, paradoxalement, « du côté du heurt ». 
Les notes ouvrent des discussions – on se sent en relation le lisant – et on pourrait pinailler, relancer, contester, attester, ajouter… bref ces notes s’ouvrent au lecteur parce qu’on se sent proche peu ou prou non pas pour penser avec mais pour sentir l’énergie d’un « vivre-écrire ». Et pourtant, Emaz note que « de plus en plus » son « espace se rétrécit » : « réclusion volontaire dans le travail ». Pour aussitôt rouvrir : « même s’il s’agit d’un retrait pour rejoindre, au bout ». On se sent proche quand il fait la cuisine : on y est ou ce sont les épreuves d’un prochain livre, les poèmes qui n’avancent plus. Et il le sait : attention au « maniérisme » qui brise le « vif » du dire ! On peut parfois l’entendre dans ces notes mais on voit comment il lutte quand il accumule des « pas envie » ou se refuse à « contempler » le jardin qui ne demande qu’un « voir ». Et sous-jacente la « tension » : au cœur du « linéaire, répétitif, quotidien » il y a des « hantises » qui certainement donnent le « timbre », comme écrit Reverdy, la grande référence. Alors, Emaz se relit – c’est à l’occasion de Sauf qui reprend des publications anciennes : elles doivent retenir par une « incision de langue ». Manière de dire « rythme » et mieux encore « rythme-sujet » en se tenant dans le vocabulaire de l’époque. Ailleurs : « travailler la langue », plus loin « le dur de la langue » et, à propos de Antoine Mouton, « un vrai élan de langue », qui toujours essentialise ce dont on n’a qu’une représentation, c’est de parole ou, pour le dire comme Benveniste, de discours dont il est question y compris quand Emaz parle d'intensification, ces réénonciations qui visent « juste », « vrai ».   L’époque donc paraît éclatée. Pareil pour tel poème : le chaos, « ce bazar d’être ». Mais en même temps, il s’applique certainement cette remarque de Walter Benjamin : « un monde intérieur étroitement limité ». Il y a donc des fidélités, des reprises, des affinités (« on écrit ce qu’on peut d’où on est ») : du Bouchet avec Reverdy bien évidemment. 
Un mot qui revient : « endiguer » et ses déclinaisons : « enclosure »… mais il y a les « marges », ces notes « à mi-chemin d’un peu tout et n’importe quoi : description, poème, pensée, journal, bon mot, critique, ébauches… » Est-ce que ces « marges » endiguent ? Emaz répond par un jeu de mots : « ce que je mets en marge doit être une marge de manœuvre » pour « rejoindre, toujours rejoindre » parce qu’il ne faut pas éviter sa vie, ajoute-t-il plus loin. Des notes se reprennent (« Narcissisme, bis ») et reprennent (« le moraliste du XVIIe ») pour conclure : « il y a longtemps que j’ai arrangé ma vie en sorte de ne pas être dérangé ». Tout ça au fond pour garder cette liberté d’allure, cette errance des notes qui répondent à la « vie à vif plutôt que vie rangée, littérairement ordonnée » : « cette forme n’est pas fermée ». 
Entre posture populaire et critique radicale de toute posture, le mot « boulot » va du « boulot d’humain » au « boulot » d’écrivain : il rassemble « écrire un poème » et « faire cuire un chou-fleur »… Il y a de la solitude « sourde », comme la « douleur dans le dos », et du testament (ou la pensée d’un « racinement, le passé tassé dans le temps limité d’une vie ») qui ne regrette rien de son « geste » mais, de manière symptomatique, à ce moment-là – note suivante – une « drôle de pluie fine » ! Les lectures reviennent : Nerval, Chappuis sur Ronsard, d’autres. Les notations vont vite – on voit que l’essai taraude mais Emaz ne veut surtout pas alourdir : exemple, la notion de texte qu’il peut « défendre » parce que « valide » mais pas « nul ». Aussi, je me disais bien, « ce carnet ressemble de plus en plus à un journal » mais les notes doivent garder de la « tenue ». Aussi on comprend que ce que cherche Emaz, c’est rien d’autre dans l’écriture que « la résonance poétique de vivre » et non l’accord ou le désaccord avec l’époque. Il ajoute toutefois qu’il s’agit de « produire de l’inouï, pas de l’inaudible ». On retrouve ce ton cher à Georges Perros : « si un poème ne m’aide pas à vivre, à respirer mieux, alors il vaut moins pour moi qu’une clope ou un verre de rouge ». La comparaison éclaire-t-elle ? Pas plus, peut-être que celle entre les poèmes et les notes. Emaz veut pas trop savoir. Mais il sait quand il relit La Digue de Ludovic Degroote : « Texte payé et travaillé : ce que doit être un texte ». Il a écrit texte, pas poème ni note ! Mais il tient ce mouvement critique de Balzac, son Béatrix qu’Emaz relit souvent : « Nous avons des produits, nous n’avons plus d’œuvres » et, avec l'ami Degroote,  il sait que l’œuvre est à l’œuvre. Ceci dit, il écrit la plus courte de ses notes : « On ne sait jamais ». Et le revoilà rongé de doutes à chercher une sortie : un livre qui serait « la matière d’un poème » et son titre « Vieux ? » Et le revoilà à hésiter avec un lanceur à la Perec : « De Mémoire » ! Mais ça le tarabuste, « la règle des deux unités pour un poème : unité de son, unité de force ». Je ne vois pas bien pourquoi ça fait deux unités ou alors c’est retomber dans le classicisme dualiste d’un Valéry. Mais deux, c’est la tension : poèmes et notes. Et puis les meilleures œuvres ne se classent pas : la nouveauté ne doit pas s’exténuer. Une note courte encore qui vient prolonger loin la réflexion : « Il n’est que temps. Un titre ? »

Un souvenir fait rire en préparant une pintade aux raisins trempés dans l’eau-de-vie alors que le « gris, comme celui d’avant la neige » pointe ; et pourtant « cette magie ne viendra pas. On le sait, on se tait ». Il y a un creusement silencieux dans ces notes : pas seulement dans leur entre-deux mais au milieu d’elles, note écrite dans le « souffle court de fumeur », celui de Baudelaire « en vers ou en prose ». Et il faut se reconnaître différent de Noiret, de Titus-Carmel parce qu’il n’y a qu’une chose qui compte pour « essorer le style » : « j’aime mieux être libre et dedans, et dehors, partout ». Aussi le livre s’achève – mais on voit bien la coupe qui demande de se lancer ailleurs, dans le suivant, dans les précédents, dans une réénonciation, chacune la nôtre, parce qu’il nous a mis en bouche nos éclats de vie. Il s'achève sur la notion de « dépassement », certainement pas empruntée à un hegelianisme de bon aloi, parce qu’il s’est agi avec Emaz d’un « manque d’air ». Ecrire-vivre tient au poème qui continue : et pourquoi pas à ces notes travaillées par le poème, cette « énergie », qui certainement les porte. 
Les flaques sont-elles portées par le ciel ou est-ce l'inverse ? Et si c'était la boue des flaques qui porte le ciel de la surface sombre ? 
On n'en finit pas avec la quête d'air de Flaques… on relit pour tenir même le souffle court.
Encre originale de Jean-Michel Marchetti pour l'exemplaire 20/21


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