mardi 29 décembre 2015

2016 : en voix avec "crimes sans initiale" de Ghérasim Luca


Tous mes voeux pour 2016 avec cet enregistrement d'un récital de Ghérasim Luca : "Crimes sans initiale" (La Proie s'ombre, Corti, 1991, p. 93-107) est un texte qui engage puissamment une poétique et une politique pour aujourd'hui. De quoi patienter avant de lire le prochain livre de Luca chez Corti et le numéro de la revue Europe qui lui sera consacré en mai prochain.
Après le roman de rimes, Tu pars, je vacille, publié chez Tarabuste en mars dernier, qui résonne fortement avec l'oeuvre de Luca, le débordement de rimes de ce récital emporte contre tout ce qui empêche les voix de v'ivre.



samedi 26 décembre 2015

tout ton rose envolé


elle est blanche parce qu’il la coiffe
de son noir enturbanné chevelure
et chevauchement la bouche rouge
attend effrontément relevée
par le corsage rose qui la tient
il signe dans l’air des seins
mais j’aime par dessus tout
l’oreille qui rosit dans la volupté
des cheveux juste apprêtés pour
tomber elle tient tête comme

toi

            Manet, Portrait d’Irma Brunner, 1880


la main gauche flasque sur le marbre
tient son mégot quand les yeux
attendent quoi la tête tenue
par le bras droit son nez
débusque tous les cadres
pour vivre en rêve sous le chapeau
noir c’est l’ombre qui creuse
les yeux et la dentelle frissonne

j’apprends ce qui rêve au loin
dans ta tête songeuse comme
le vague de tes lèvres trempées
au baiser de ma prune je rougis
tout ton rose envolé ma retenue


            Manet, La Prune, 1878

Notes prises à Orsay fin octobre 2015

dimanche 20 décembre 2015

je n'attends pas si tes yeux

En passant dans l'exposition Balthus aux écuries du Quirinal (Rome) le 5 décembre 2015

© Harumi Klossowski de Rola



courbée sous la lumière
faut-il t’attendre la jambe 
tendue pour que ma hanche
écarte le drapé et montre
quel amoncellement ou 
disparate c’est ta tête
ombrée et ta main tient 
la carte comme ton rêve 
allume la bougie contre
la flamme ce gilet rouge
plein d’ombres dans ton
visage tes cheveux tombent
de noirceurs ta vie m’illumine

les pattes de la table jouent avec celles du fauteuil
et du tabouret : ce jeu de jambes comme reprise
du jeu de cartes : nous jouons la vie arrêtée

La patience, 1943

se pencher sur le gouter comme si
la nature morte animait le désir
les pommes poussent et le conte
tranche le regard perce jusqu’à
boire ce vin lourd sur les vagues
de la nappe blanchie bientôt maculée 
tu vois que je mange beaucoup
quand tu me 
prends vite

Nature morte avec un personnage, 1940


elle lit et voit
les deux chaussettes rouges
jusqu’au cœur des triangles
tes obliques dessinent
quel rouge 
c’est mon délire

La chambre, 1947-1948 (Washington)


faire voir mais le chat
se tourne vers mon démon
et tu rougis de tous tes débordements
d’extasiée je te caresse sans râler

La chambre, 1952-1954

bien te voir en face et trouver la texture
d’un chandail bleu-vert comme pour effacer
le visage et étaler ton sourire
puis venir dans tes deux mains
jointes posées sur le jaune

dormir dans le dessin comme
s’enfoncer dans ton rêve d’épaisseur
où les plis crient dans l’ouate
de nos jouissances non pas voir
mais t’écouter encore longtemps
avec la lumière autour le papier 
pour te voir comme endormie

tu es ma petite fille si je suis
ton genou et je lève la jambe
pour toucher tes yeux autant
de fois que nous aimons le faire
je n’attends pas si tes yeux 

Colette de profil, 1954
© Harumi Klossowski de Rola





vendredi 20 novembre 2015

à quelques pas de nos rires... vers Soni Labou Tansi


il y a un saule qui pleure dans La Troisième France
il est au bord de la Seine et Soni ne regarde que lui

voilà un livre gros de poèmes et il en manque beaucoup
mais je les entends tous qui disent très fort maintenant

tous ces poèmes raturés biffés comme recommencés
courent vite vite et nous rattrapent et voilà qu’on devient

oui on devient clair-de-verbe comme un clair-de-lune
et si j’ai chanté Mao avec Soni je vais passer ma mort

à renverser la vie dans des racontages au bord du fleuve
pour hurler oh que l’espoir est inhabitable c’est le poème

qui nous habite subversivement pour tout déménager
le Congo et la Seine l’enfer et le paradis et pour construire

des villages de visages dans un corps qui bouge sa langue
de répétitions en répétitions c’est la vie cyclone la rage

de tempête

et tu creuses l’énigme Soni voulez-vous que je
vous dise ? tout est dans tes ici et tu nous donnes voix

dans la viande mais ta boucherie invente des gestes rythmes
nouveaux où jamais tu habites ici et toujours avec nos sœurs

goûtant la nuit vers des recommencements dans l’émeute
de naître par-dessus toutes les culpabilités incorporées

et contre les nihilismes tu écoutes en intensifiant le silence
nous encercle mais c’est terrible cet écrasant vertige d’écraser

alors avec des gestes d’assassin tu écris tout contre la matière
en courant parce qu’avec toi je suis traversé par le plus vivant

la longue marche au fond de la chose humaine t’épuise
sans que jamais tu ne cesses de creuser dans la sève noire

tu répètes l’écrasement qui nous monte à la gorge pour
le combat des intérieurs dans des démangeaisons mais crier

était trop simple et voilà que tu demeures dans des poèmes
ici et ici et ici jusqu’à sa majesté VERTIGE sans savoir à qui

est le poème et le temps de
dire que ce grain de sable est

une carte du monde pour tout refaire dans tes naissances
Soni recommence mon poème essoufflé dans ton entêtement



il était
une fois
un boxeur
contre
les idées
pas que
les toutes
faites
les idées
qui passent
pas par
la viande
qui titre
l’homme
et pas qu’une
fois
il ose
chaque fois
que sa fougue
quittait
les ondes moyennes
pour qu’un volcan
éructe
sa vie
hors frontières
pour couper
court à tout cet
Occident
où se défait
l’humain
c’est Soni
c’est la rage
d’aimer
et ses camarades
c’est nous
lisons
tout son branle
bas de vivre
pour enfin
respirer
tout essoufflés
à toute voix
même dans
la boue
du poème
toute la
solitude
et pour
nous retrouver
avec la fête
de dire
toutes les fois
qu’il revit
je suis moi
volontaire
à la condition
d’homme
et c’est fort
avec Soni
chacun peut
faire le poème
de sa vie
il tient
tête
à ceux qui renoncent
il vrombit
sans hésiter
de toutes les rimes
et refus
il relie jusqu’au
vertige oui
Soni jusqu’au
silence de crier
comme des nègres
nous buvons
l’insaisissable
dans tous les rêves
de t’écrire




bonsoir Soni
dans quelle étoile
tu as sommeil
fonce dans la terre

dire le premier oui du monde dans tous les refus et les recommencements
voilà comment tes poèmes inventent un je contre la tragédie des logiques

et ton lecteur perdu dans des mondes sans espoir écoute ta voix qui très passe

dans ta fière turbulence pour nous emporter chacun et chacune danser dans
notre sang comme c’est toi qui déborde là-bas et dis très fort dormez les choses




samedi 14 novembre 2015

v'ivre un 13 novembre 2015

comment dire qu'on n'arrête pas la vie
hier j'étais au milieu des oeuvres de Gherasim Luca avec Micheline Catti juste avant de rejoindre la gare Saint-Lazare au moment même où des innocents mouraient
alors v'ivre

je reprends ci-dessous deux poèmes écrits en visitant l'exposition Van Gogh+Munch à Amsterdam parce que d'une ville à l'autre, on continue à voir, à penser, à vivre

voir le ciel dans l’amandier en fleurs
l’envol de ta beauté ou les pousses
de ton énergie tu traverses mon ciel
et portes toute ma joie c’est loin
tellement qu’on part mais le noir
c’est aussi le blanc l’éblouissement




















Vincent Van Gogh, « Amandier en fleurs », 1890.


le corps tient-il dans ton regard
ou mes mains croisées car c’est
toute ta robe d’un noir Manet
et toutes ces bouches taches
ouvrent le tissus pour voir l’ombre
la mienne et venir embrasser
nos folies que de tenir un corps
nos noirceurs sous le camée
qui serre ta gorge et la raie
tient toute ta chevelure comme
les deux mains j’agrippe un vertige
l’eau du mur attend notre étreinte





















Edvard Munch, « Inger in Black and Violet », 1892.

lundi 9 novembre 2015

Gertrude Käsebier : une femme voit ce que j'entends

(notes prises lors de l'exposition "qui a peur des femmes photographes ? 1839 à 1919")

Ce n’est pas seulement que je suis soucieuse de faire des photographies pour les autres, j’en ai avant tout besoin pour moi-même. Je veux revivre la vie par ce biais. Je veux voir ce que la vie fait aux autres. (…) C’est ma façon de vivre au maximum, que de voir les autres, et montrer par mes photographies que j’ai vu cela. Je ne considère pas mon travail en termes de photographies mais en termes d’opportunité.
                       Gertrude Käsebier, 1907



c’est Rodin en présence d’une femme
il lui donne contre l’épreuve
une sculpture il correspond
dans ce devenir modèle de Rodin
mué en corps nu et modelé
il pose sa main massive sur un bloc
sans regarder l’objectif il est vu
et la voit en la touchant
d’artiste à artiste elle l’a pris
il la touche en laissant faire
son œil jusque dans sa main
pas d’autre modèle qu’épris

(« Auguste Rodin dans son atelier », 1905)

le nu du fond vient voler
quelle vue prise dans les bras
comme des ailes au bord du rocher
obscur toute la nuit vive
la sculpture fait corps
tenue par le pubis noir
la photographie fait voir
un rêve une ombre blanche
                                               
(« La chauve-souris », 1902)

regarder en face
et préserver l’intégrité
les yeux font relation
dans la nudité
le visage montre
tout le corps
à sauver du savoir
elle le connaît
sans dévoiler
je rougis ma pâleur
de te voir
comme tu es visage

(« The red man », vers 1900)

elle se tourne
pas pour jouer
affronter à deux
celle qui voit
la force et celle
qui voit le regard
tout contre le danger
accorder le violon
dans la blancheur
d’une robe prêtée
à deux le corps
peut vivre
dans nos déguisements
et ta chevelure cerner
mes yeux perdus
pour fendre la glace
des refus tu affrontes

(« Zitkala Sa, Sioux Indian and Activist », vers 1898)

la joie d’étendre
dans une danse
tout le linge
bas noirs qui zèbrent
et draps blancs qui fantôment
les gestes vifs d’un sourire
contre toute la souffrance
le linge rend propre
tu lui souris elle
te libère dans tes beautés
pour défaire les
séparés


(« En noir et blanc », vers 1900)